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Le climat des groupes

Dans le document Dissensions et consensus. (Page 169-192)

I

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Sur la manière de devenir original, si on ne l'est pas, Maupassant a quelques remarques excellentes. La recette est de se tenir assis en face d'un feu flamboyant, d'une fleur dans un jardin, ou de tout objet qui se trouve sur notre chemin, et de demeurer dans cette position jusqu'à ce que le feu, la fleur ou l'objet se mette à vivre et apparaisse différent de tous les autres exemplaires de son espèce. Cette indication sur la méthode à suivre pour devenir original en tant qu'écrivain est certes sujette à caution. Mais elle nous paraît suggestive, et nous sommes restés jusqu'ici assez longtemps en face de notre objet, la décision menant au consensus, pour le voir de manière différente et mettre en valeur ses aspects neufs. En tout cas, nous sommes préparés à répondre à la question principale : pourquoi les groupes forment-ils un consensus tantôt en devenant plus extrêmes et tantôt en devenant plus modérés ? Ou encore : dans quelles conditions s'éloignent-ils ou se rapprochent-ils d'un compromis ?

Jusqu'ici, nous avons établi en préliminaire que le degré auquel les membres d'un groupe sont impliqués collectivement par les échanges d'arguments et de débats publics détermine le degré auquel ils polarisent. [178] Il est sans doute malaisé de vérifier une telle relation de manière directe, mais le résultat de nom-breuses études fournit une indication approximative. Par ailleurs, nous avons conjecturé et vérifié que la direction dans laquelle se fait le consensus le rappro-che d'un des pôles dominants de l'érappro-chelle des valeurs. Comme si, stimulés les uns par les autres, les membres du groupe cherchaient à se retrouver sur la position qui les exprime le plus fortement. Chacun se sent alors plus certain et plus confiant, du fait d'avoir changé, au point de considérer sien et personnel le choix, l'attitude, la préférence, etc., commun.

Mais, pour compléter la théorie de ces phénomènes, il faut aller au-delà de ces conclusions préliminaires et prendre en compte les propriétés des groupes. Ils comportent un va-et-vient de communications et d'influences qui concourent à régler les conflits. Or ces dernières obéissent à des règles, sont soumises à une hiérarchie et à des rapports de pouvoir. C'est évidemment une tautologie. Elle vaut néanmoins la peine d'être reprise, dans la mesure où l'on se rapproche ainsi d'une vue concrète de la réalité des décisions dans un milieu social. Ajoutons, car la chose va de soi, qu'une exploration de ce domaine est d'autant plus nécessaire qu'on l'a curieusement négligé. Au terme d'une pénétrante analyse des recherches sur le phénomène qui nous intéresse, des collègues américains écrivent : « Cepen-dant, il est intéressant de noter que seul un petit nombre des caractères réels du groupe prenant la décision qui existent dans les organisations ont leur parallèle dans ceux que l'on étudie au laboratoire. Par exemple, les vrais groupes contien-nent, chose typique, des différenciations de statut. Peu d'expériences de laboratoi-re sur la prise de risque en groupe introduisent expérimentalement des diffélaboratoi-rences de statut entre les membres des groupes » (Dion et al., 1970, p. 371).

Et si ce n'était que cela ! Bien rares sont ceux qui cherchent à mettre en paral-lèle les rapports de pouvoir et les formes de communication, dont on sait pourtant le rôle capital. Cette lacune proviendrait d'un désintérêt pour tout ce qui va au-delà des capacités et des motivations des individus, comme si celles des groupes étaient secondaires et sans effet. En particulier dans les phénomènes de décision, selon le psychologue social anglais Turner, on traite « les discussions en groupe comme un [179] environnement intellectuel entraînant tout au plus du "bruit" ou

quelque effet aléatoire. On estime que la fonction des variables jouant un rôle causal décisif est ailleurs, soit dans les stratégies de traitement de l'information employées par les individus, soit dans leur désir de mettre en relief et de préserver leur amour-propre » (1987, p. 151).

Quel que soit le jugement porté sur cette question, il faut bien remarquer que la nature du consensus dépend de la façon dont les groupes sont organisés et dont leurs membres communiquent entre eux. Ceci façonne la manière dont ils pren-nent part à la défense et à la promotion des intérêts et des convictions qu'ils parta-gent. Nous avons là les conditions dans lesquelles les individus ont une chance de participer à la solution des conflits et aux décisions qui les affectent, eux et leur collectivité. C'est, de toute évidence, ce qui permet à une communauté de prendre conscience d'elle-même et de surmonter les obstacles qui jettent la confusion sur ses buts, voire sur son importance aux yeux de ses membres. Et, partant, de maî-triser sa propre évolution. Ainsi que l'écrivait le penseur brésilien Caldeira à l'is-sue d'une longue expérience 21 : « Participer est une méthode de construction collective d'un nouveau commencement » (1988, p. 45).

Il y a là un fait, dont les avantages et les inconvénients ont été tant de fois sou-lignés que l'on hésite à les répéter, fût-ce par allusions. Mais c'est un fait : il est déterminé par les règles de communication comme par les rapports de hiérarchie autant que par les forces mentales et affectives mises en oeuvre. Et les membres d'un groupe ne sont pas des copies identiques l'un de l'autre, « ils ne sont pas non plus comme des suiveurs enrégimentés, leur investissement dans l'organisation et ses chefs n'est pas exclusivement enraciné dans l'obéissance... mais est plutôt fon-dé sur la participation » (Bailey, 1988, p. 25). Ajoutez à cela que, dans n'importe quel domaine, religieux, politique, il y a toujours [180] quelque institution ou rite pour le moduler, et vous saisirez que l'organisation est d'un grand enjeu. On y trouve un mélange de contrainte et d'implication, une fusion de mouvements vo-lontaires et invovo-lontaires si logique, et pourtant si difficile à réaliser. Ayant pour dessein de satisfaire le besoin de choisir, l'opération qui consiste à réunir et mobi-liser les individus obéit à un impératif : maximiser la possibilité de faire partager à

21 Les chercheurs d'Amérique latine qui se consacrent à l'alphabétisme, à la psychologie com-munautaire, à l'éducation populaire et aux mouvements sociaux ont engrangé une riche expé-rience concernant les phénomènes de participation. Ils ont également publié des travaux fort importants qui méritent d'être synthétisés comme il se doit, au lieu de faire, à l'occasion, l'ob-jet d'une allusion furtive.

tous l'accès aux débats et aux choix publics. Sa nécessité est aussi impérieuse que celle de maximiser toutes les aides utiles et toutes les informations disponibles, car elle leur sert de substrat et il faut la postuler au même titre.

Donc, selon la troisième hypothèse, « l'impulsion à participer » 22 étend la possibilité de participer des membres du groupe et détermine le caractère extrême ou modéré du consensus qui est atteint. En termes clairs, selon que les règles per-mettent aux individus de participer avec plus ou moins d'intensité, d'être plus ou moins directement présents à la décision du groupe, ce consensus se rapprochera de l'extrémisme ou du compromis. Ne perdons pas de vue qu'il s'agit non pas tant d'une différence de quantité que de formes de participation différentes, l'une consensuelle et l'autre normalisée, en fonction des rapports de pouvoir et des rè-gles de communication du groupe. Nous avons déjà anticipé sur les prévisions de cette hypothèse - en vérité synthèse des précédentes - et y reviendrons tout au long de ce chapitre. On reconnaît par là aux caractères propres du groupe la fonc-tion spécifique de fixer le genre de consensus que les membres du groupe sont incités à adopter. En d'autres mots, ce sont eux qui déterminent le « genre de so-ciabilité » permis.

II

Point n'est besoin de longues recherches pour savoir dans quelles circonstan-ces les chancirconstan-ces de participer sont les plus grandes. La bonne vole consiste à dis-tinguer avec une extrême clarté les observations [181] faites en étudiant la résolu-tion des problèmes, la communicarésolu-tion verbale ou non verbale, les réseaux d'échange dans un milieu social. Et l'on y trouve une relation d'ensemble cohéren-te plutôt qu'une collection de faits rares, décricohéren-te en cohéren-termes exacts par le psycholo-gue social américain Burnstein dont les travaux font date : « Un déplacement a plus de chances de se faire lorsque les différences initiales dans le choix aboutis-sent à une discussion libre et que l'on doit les réconcilier ; de tels déplacements ont peu de chances de se produire quand les membres ne sont pas fibres dans leurs

22 L'étude des mouvements politiques et des controverses publiques sur l'énergie nucléaire, la greffe d'organes, etc., a mis en évidence le rôle décisif de ce que les sociologues anglais nomment participating impulse (Nelkin, 1979).

interactions, c'est-à-dire soit que chacun d'entre eux a une influence égale, la confiance n'étant pas mise en évidence par le comportement, soit que l'unanimité n'est pas requise et que les choix déviants sont parfaitement admis » (1969, p.

383).

Il constate un lien entre le caractère direct de la communication et le déplace-ment vers l'extrême, même si le second n'apparaît pas comme la conséquence logique du premier. Sans doute ce lien présente-t-il des exceptions, mais pas de celles qui, jusqu'ici, empêchent d'y voir clair. Et de se demander si ce n'est pas en détournant la communication que l'on dit immédiate que réside la possibilité d'aboutir à un compromis. La détourner signifie en réalité forcer les individus à participer de manière restreinte, sans en avoir conscience et sans en percevoir les limites.

Imaginons une situation de participation consensuelle d'individus libres de toute contrainte : personne n'est exclu de la discussion sur les diverses solutions d'un problème et chacun est impliqué dans la décision sur laquelle tous se mettent d'accord. C'est une situation d'origine qui peut durer assez longtemps jusqu'à ce que l'on instaure des règles de procédure et une hiérarchie. Dans un comité par exemple : il commence par élire un président et un secrétaire, fixe un ordre du jour et choisit un style de travail. On croit se donner un cadre et rendre le comité plus efficace. Mais insensiblement, à l'insu de tous, il change et glisse vers une participation normalisée. Elle canalise les échanges d'arguments, ordonne les rela-tions entre les membres du groupe, accentue la distance qui les sépare et précise ce que l'on attend de chacun pour atteindre le but commun. On peut conserver l'impression de spontanéité, de contact direct et fréquent, au moment même [182]

où la réalité s'en détourne et pour ainsi dire décolle de l'idée que l'on s'en fait.

Il est vrai, en un sens, ainsi que nous l'avons soutenu, que la discussion en groupe façonne un consensus extrême. « En 1969, lit-on dans un livre qui se pro-pose de réhabiliter le groupe en psychologie sociale, Moscovici et Zavalloni ont démontré que les déplacements vers des positions plus extrêmes, induits par le groupe, se produisaient également pour des attitudes plus générales. Le terme

« polarisation de groupe » devint de plus en plus accepté tandis qu'il devenait ap-parent que la discussion de groupe rehaussait les tendances d'un large éventail de situations, et qu'elle n'était pas réduite aux dilemmes relatifs aux choix et au dé-placement du risque (Turner, 1987, p. 143). Mais, dans un autre sens, ce n'est

pas vrai. Tout dépend, non seulement de ce que l'on discute, mais aussi de la ma-nière dont on discute, dont les gens participent à la discussion. Nous avons essayé de mettre cette conjecture en lumière à l'aide de plusieurs expériences.

Où trouver un meilleur lieu d'observation que dans les discrètes modifications de l'espace dans lequel on se réunit pour débattre ? Et dont on peut penser qu'il infléchit les attitudes entre les participants et préfigure l'issue vers laquelle on les attire. Dans un espace fermé, les tables et les chaises sont des éléments plastiques que l'on peut employer à signifier toutes sortes de choses, les styles de discussion entre autres. Des règles sévères et fixes précisent la façon dont nous sommes assis dans une salle de réunion, un amphithéâtre, un cabinet de consultation ou un tri-bunal. Elles indiquent sur le plan matériel suivant quelle ligne se conduire et par-ler. Les différentes positions que chacun occupe, au bout d'une table ou sur un de ses côtés, déterminent le rayon de l'action qu'il peut exercer sur les autres, le poids que les opinions peuvent prendre dans leur esprit. Il n'y a donc rien d'étonnant à observer combien on se dispute sur la manière d'agencer l'espace lorsqu'on prépa-re une assemblée, une conféprépa-rence internationale ou même un prépa-repas de cérémonie.

Installer les gens autour d'une table ronde, carrée ou rectangulaire n'est pas anodin. Les deux premières suppriment la hiérarchie, l'expression de « table ron-de » désignant précisément l'intention ron-de réunir [183] ron-des partenaires divers sans qu'aucun en principe ne domine les autres. La table rectangulaire suggère un ordre de préséance et institue des distances. Qu'en outre la taille des pièces, la décora-tion, l'aspect solennel ou non des lieux créent une atmosphère, c'est l'évidence.

Ainsi, dans les tribunaux, l'accusé est séparé du jury par un espace plus ou moins grand. Interviennent aussi les procédures judiciaires, impersonnelles en France et relativement personnelles aux Etats-Unis. Il y a donc un rapport à découvrir entre l'espace choisi par un groupe et les relations d'échange et de communication qui y prennent corps. On emploie couramment les mots de chaud et froid à propos d'ambiances ou de matériaux. On dit du bois qu'il est chaud, on qualifie de froid le verre ou le plastique. Ces mots servent aussi pour les espaces, selon le climat so-cial qu'ils créent, sans rapport avec la température. Il exerce son effet sur les per-sonnes réunies, donnant soit une impression d'intimité et de proximité, soit de formalité et d'éloignement. Mais il agit aussi entre celles-ci et le problème qui les rassemble, influant sur le degré de détachement, d'objectivité par rapport à ce pro-blème. Précisons encore qu'on n'emploie pas le même langage dans les deux cas,

plus simple et concret dans l'un, plus élaboré et abstrait dans l'autre (Moscovici, 1967). Dans un espace chaud, on observe des échanges fréquents, des discussions plus directes et plus actives. Dans un espace froid, les échanges sont moins fré-quents, les discussions moins directes et moins animées, comme s'il s'agissait d'un objet plus abstrait et plus lointain 23.

D'une façon très simple, Moscovici et Lécuyer (1972) créent un espace chaud et un espace froid en invitant les participants à s'asseoir [184] face à face ou côte à côte pour discuter afin de parvenir à un consensus. Dans une salle de classe, le groupe découvre deux tables banales. Mais dans la condition « alignement », les deux tables sont placées bout à bout, et tous les sujets assis du même côté font face à la place où se tient habituellement le professeur. Dans la condition « car-ré », les participants sont assis deux par deux de chaque côté des tables. Chacun choisit librement sa place, seule la disposition d'ensemble a été fixée d'avance.

Les deux conditions diffèrent donc eu égard à la distance qui sépare les partici-pants, à l'angle sous lequel ils s'aperçoivent, à l'espace qu'ils ont en face d'eux, plus vaste dans la condition « alignement ». La différence est aussi symbolique en ce sens que la première se rapproche des rapports réguliers et disciplinés qui rè-gnent dans un lycée en France, alors que la seconde, plus libre, évoque davantage un séminaire ou une classe nouvelle.

Pour pouvoir comparer les résultats de l'expérience à d'autres, les auteurs ont employé la version modifiée de Fraser (1971) du questionnaire sur les dilemmes de choix entraînant un risque. Rappelons que, dans ce type d'études, la procédure comprend trois phases. Les sujets donnent une première réponse individuelle (pré-test), exprimant leur avis personnel sur le problème ; dans la seconde phase, on enregistre le consensus auquel parvient le groupe après discussion ; dans la troi-sième, le post-test ou post-consensus, les sujets donnent de nouveau leur jugement isolément. Dans les trois cas, on emploie la même échelle de réponses, c'est-à-dire

23 On pourrait aussi penser que, dans l'espace chaud, les décisions prennent un caractère plus public et engagent davantage que dans l'espace froid. Et plusieurs études remarquables sur les jurys simulés montrent plus de changements d'opinion dans les délibérations publiques que dans les délibérations privées. En outre, les participants sont plus confiants et certains. Cette réaction subjective est peut-être due à un plus grand « investissement dans l'interaction de l'individu » (Davis et al., 1976) en situation publique et à un changement de préférences (Stasser et Davis, 1977). Ou encore au fait qu'on inspire aux membres plus de confiance dans la décision collective en les amenant à s'y engager (Castore, 1978). Toutes ces interprétations sont très proches et soulignent des points particuliers d'un processus d'ensemble.

une échelle en sept points allant de 7, « accord total », à 1, « désaccord total ». On estime qu'il y a polarisation si l'on note une différence significative entre la moyenne des réponses au prétest et la moyenne des réponses au post-test pour un consensus de groupe dans la direction du pôle le plus proche, celui du risque, de l'échelle. Les participants à l'expérience sont des élèves ou des professeurs, des deux sexes, en proportion égale. Sur la base de nos remarques précédentes à pro-pos du modèle de communication, nous avons fait l'hypothèse que l'interaction sera plus active et l'implication plus forte dans la condition « carré » que dans la condition « alignement ». Le consensus sera donc plus extrême, dans la direction du risque plus grand, dans cette première condition que dans la seconde. [185]

Dans l'ensemble (fig. 1), la polarisation est effectivement plus forte quand les sujets sont disposés en carré, donc face à face, que quand ils sont alignés côte à côte. Nous avons supposé précédemment qu'une plus grande divergence, en pro-voquant plus d'interaction et davantage d'efforts pour atteindre le consensus, cau-serait un mouvement plus prononcé vers le pôle dominant.

Figure 1 - Rapport entre polarisation, champ d'interaction et divergences initiales entre membres du groupe

Que nous enseigne cette expérience ? Simplement que la polarisation varie di-rectement avec la diversité des positions dans la disposition en « carré » où la discussion est plus chaude, directe, et l'objet discuté plus concret. Au contraire,

dans la disposition en « alignement », les membres du groupe prennent moins activement part à des débats moins spontanés sur un problème qui leur paraît plus abstrait. Si, pour tous les groupes, la participation est spontanée dans le premier cas, elle semble plus ou moins normalisée dans le second : donc les uns polari-sent, les autres font davantage de compromis, comme s'ils appliquaient avec plus ou moins de rigueur des règles implicites.

On peut supposer que, dans un entourage « chaud », favorisant les [186]

échanges, où les individus participent plus intensément, la pression du groupe

échanges, où les individus participent plus intensément, la pression du groupe

Dans le document Dissensions et consensus. (Page 169-192)