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Chapitre 3 : Les récits motivationnels des étudiants

3.4. Des étudiants en quête d’épanouissement personnel à travers le voyage

3.4.3 Une quête d’expérience

Dans les sociétés contemporaines, les expériences de mobilité sont extrêmement valorisées socialement, et sont à ce titre un capital symbolique (Bourdieu 1994) ayant remplacéles biens matériels. Elles représentent un capital permettant la valorisation de soi dans l’espace social, mais elles sont aussi commercialisables sur le marché de l’emploi. On se met en avant selon ses expériences de vie, davantage que par ses compétences techniques et ses diplômes. L’accumulation d’expériences de voyage est un capital symbolique particulièrement valorisé chez les jeunes occidentaux et constamment mis en scène sur les réseaux sociaux. On constate un phénomène croissant de « partage » de ces expériences de mobilité, dont des pratiques comme le backpacking, mais aussi des expériences étudiantes à l’étranger.

Mathilde Anquetil note l’importance dans les récits étudiants de la « valeur existentielle de la période Erasmus, comme expérience de vie » (2006, p.45, cf. Dervin, p.226). De la même manière, les récits motivationnels des jeunes Français inscrits à McGill

et HEC Montréal sont marqués par le désir d’une expérience et plus particulièrement l’expérience de l’expatriation. De plus, ces expériences permettent d’enrichir les récits identitaires des étudiants en déplacement.

I : Qu’est-ce que tu recherchais principalement dans le fait de faire des études ici ? L’expérience d’expatrié, je pense. Ouais. Ba c’est un peu l’envie d’avoir un accomplissement comme ça, et de pouvoir dire qu’on a pu partir vivre à l’étranger pendant longtemps (...) Maintenant que j’ai eu cette expérience-là, je me sens plus de revenir en France. Romain.

Romain dit notamment avoir choisi Montréal, car : « la Belgique ou la Suisse vendent un peu moins du rêve que Montréal ». Cet aspect motivationnel s’est trouvé être important chez les participants. De nombreux étudiants disent être attiré par l’expérience de l’Amérique du Nord, car c’est un lieu qui est culturellement et socialement valorisé en France, et donc par les pairs.

Bref, j’étais quand même poussé à aller au Canada, c’est quelque chose qui me faisait envie tu vois, c’était loin et tout. C’était un peu le rêve américain, voilà quoi...; loin de chez moi « le mec il est stylé, il va à Montréal machin », inconsciemment je me disais ça hein. Jonathan.

Si la volonté des étudiants de vivre une expérience peut être étudiée comme une manière d’accumuler du capital culturel, social et symbolique, l’expérience a une valeur intrinsèque. Ainsi le gain de capitaux n’est pas une fin en soi, mais bien une conséquence assurée par le statut privilégié des jeunes occidentaux en mobilité. La théorisation proposée par Tran (2016) de concevoir la mobilité comme un moyen de « devenir » (‘as becoming’) permet ici de souligner que l’expérience de la mobilité est saisie par les étudiants comme un moyen de « devenir » la personne aspirée à être, sur un plan tant identitaire, personnel que professionnel. Si l’étude de Tran (2016) se concentre davantage sur un « devenir » professionnel, les étudiants français de HEC Montréal et McGill, relativement jeunes, affichent d’abord une volonté de se construire en tant qu’individu à travers le fait de vivre une expérience de vie significative.

J’ai comme...un peu catégorisé mes parents, qui sont le pur produit d’un ascenseur social, peut-être fonctionnel à leur époque...et ils sont dans un mindset où ils... ils savent qu’ils vont travailler toute leur vie pis que...c’est l’effort qui te ramène le

prestige social puis le prestige économique (...) moi, j’étais vraiment pas dans cet état d’esprit puisque me semblait que je valorisais pas les mêmes choses qu’eux. Je cherchais plus à me connaître comme personne puis... savoir qu’est-ce qui allait m’épanouir puis travailler là-dessus... plutôt que faire comme tout le monde, parce que apparemment ça rend heureux puis non c’est pas vrai... mes parents ils m’ont pas dit qu’ils étaient heureux dans la vie... Léa

La recherche d’expérience à l’étranger fait partie d’un plus large projet de recherche de « sens » chez les jeunes générations privilégiées occidentales.

On a conscience qu’il faut aller voir ce qu’il y a ailleurs. Y’a la conscience, mais aussi la génération, les milléniaux, on a beaucoup plus cette importance du voyage et nos potes que l’entreprise, le statut social. Comme, notre bonheur à nous, c’est pas « d’avoir »... Nos années à nous on met beaucoup plus d’importance dans le fait de voyager et consacrer du temps à nos amis, aux gens qu’on aime... plutôt que de travailler pour un gros entrepreneur qui gagne des milliers, genre notre génération à nous c’est pas ça, notre richesse à nous c’est notre richesse sociale en fait, le voyage, la culture. Alors qu’avant la richesse c’était vraiment basé sur les sous quoi. On a tellement eu ce rapport intense avec la consommation, on en veut plus quoi ! (...) Je pense qu’on a envie de se détacher !! Puis même, on a la génération la plus rebelle, que les choses vont changer. Ce qui est important maintenant ce n’est pas d’avoir de l’argent, mais être heureux, et faire pleinement ce que t’as envie de faire. Donc pas la richesse financière, mais la richesse sociale dont on a envie. Romain.

Dans le discours ci-dessus, comme dans celui de Léa et Jenna, les étudiants montrent une volonté de distinction face à la génération de leurs parents, perçue comme étant excessivement tournée vers l’acquisition de biens matériels ainsi que la réussite financière. Ces expériences appliquent donc une distinction par rapport aux non-mobiles, mais aussi face aux générations précédentes.

L’ouvrage The experience economy (1998) de Joseph Pine II et James H. Gilmore – actualisé en 2011 introduisait à la fin des années 1990 l’idée et le terme d’une « économie d’expérience ». Témoignant d’une transformation culturelle inédite à l’œuvre dans tous les secteurs de l’économie, les pratiques de consommation se sont orientées vers la recherche d’expériences uniques, individualisées et significatives à la base de la construction d’une identité distinctive. De nombreux blogs et sites d’informations relatent ce phénomène « générationnel » avec par exemple l’avènement de la « wanderlust generation », qui donne plus de valeur aux expériences qu’aux investissements sur le long terme tel que l’achat

d’un appartement (Mya, 2017), et qui sont représentés comme étant plus « meaningful que des biens matériels » (Leonhardt, 2019).

Sur l’« économie d’expérience », l’entreprise Eventbrite ; plateforme de promotion, de création, de recherche et d’achat de billets pour des événements locaux dont la réussite est illustrative des récents changements socioculturels dans les pratiques de consommation ; a publié le rapport Millennials: Fueling the experience economy (2014) dans lequel on peut lire : « For this group, happiness isn’t as focused on possessions or career status. Living a meaningful, happy life is about creating, sharing and capturing memories earned through experiences that span the spectrum of life’s opportunities » (Eventbrite, 2014). L’échantillon étudié dans ce mémoire est similaire à celui utilisé dans son étude par Eventbrite, lorsqu'elle présente dans son rapport les nouveaux besoins d’une génération privilégiée définissant son bonheur en termes d’expériences sociales et culturelles significatives.

Bien sûr, par l’expérience de la mobilité étudiante, les étudiants reproduisent leur statut social, culturel et économique, puisqu’ils accumulent « accidentellement » des capitaux (Waters, Brooks, 2010) dans des universités étrangères prestigieuses et participent à des stratégies de distinction identitaire par rapport aux étudiants non mobiles, mais aussi aux étudiants ayant des expériences de mobilité à court terme.

Conclusion

Les différentes motivations traversées au cours de ce chapitre permettent de conclure que les récits motivationnels des étudiants évoquent pour la majorité un compromis entre des facteurs « pragmatiques » ; soit la valorisation des avantages institutionnels ainsi que la valeur symbolique d’un diplôme d’une institution comme McGill ou HEC Montréal ; et des motivations « hédonistes » telles que le désir de voyage, la découverte de soi, ou encore la volonté de profiter de la jeunesse loin du lieu de vie d’origine. La mobilité étudiante prend le sens d’un rite de passage permettant l’acquisition de l’autonomie et la formation d’une identité distinctive. Enfin, il a été remarqué que les

motivations de type « hédoniste » sont mises en avant de façon plus importante chez les étudiants disposant d’un fort capital économique et de mobilité.

Après avoir analysé les différentes motivations mises en récits par les étudiants, le prochain chapitre visera à appréhender les expériences sociales, culturelles et économiques des étudiants dans l’espace universitaire et urbain montréalais.

Chapitre 4 : L’expérience sociale, culturelle et universitaire racontée par les