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DE LA DIFFICULTÉ D’ÊTRE SO

1) Publication et construction de l’œuvre

Alors que jusqu’à sa mise en disponibilité du Quai d’Orsay l’écriture dépendait surtout du temps libre dont Romain Gary disposait (ce qui occasionnait un rythme de publication assez irrégulier); à partir de 1960-1961, il eut la possibilité de se consacrer entièrement à son œuvre. Un des aspects de cette construction est le passage d’une œuvre jusque-là uniquement franco- française (voir franco-européenne) à une œuvre franco-européo-américaine. Lorsqu’en 1960, Romain Gary quitte son poste de Consul général de France à Los Angeles et qu’il effectue un demi-retour en France201, il passe alors pour un bon connaisseur des États-Unis. C’est également à ce moment-là qu’il commence à écrire en américain (The talent scout date de 1961) et à accompagner la parution de ses livres en Amérique par la publication systématique d’extraits dans la presse. Le début des années soixante marque donc un tournant dans sa carrière d’écrivain. Il n’y a pas a proprement parlé de rupture puisqu’il continue à écrire, mais son

201 Nous parlons volontairement d’un ”demi-retour” étant donné que Romain Gary, loin de se fixer définitivement à Paris rue du Bac, effectua jusqu’à sa séparation d’avec Jean Seberg de très nombreux voyages et séjours en Amérique pour la suivre dans ses déplacements professionnels.

écriture prend une nouvelle dimension par la multiplication de ses activités des deux côtés de l’Atlantique. Sa présence dans le domaine de la culture est renforcée par ses activités journalistiques qui connaissent à ce moment un fort développement outre atlantique202. L’auteur français Romain Gary se double désormais d’un écrivain américain qui a choisi d’écrire une partie de son œuvre dans la langue du pays dans lequel il vit partiellement203. Le

bilinguisme de l’écriture ne fait que traduire sa situation personnelle, puisqu’il est devenu un homme à cheval sur deux continents; tout comme sa femme Jean Seberg est devenue une actrice ainsi bien française qu’américaine.

Nous allons voir dans les chapitres suivants que les thèmes présents dans ses livres reflètent le plus souvent ses préoccupations du moment, tout comme ils expriment une idée forte à laquelle il voulait donner forme. Conséquence de sa volonté d’expression à tout prix et de la multitude de projets qu’il avait parfois en cours, le phénomène du décalage temporel est très fort dans l’œuvre de Romain Gary. Une inspiration subite et la description d’une situation donnée déboucheront sur un premier jet qui ne trouvera peut-être sa réalisation définitive que quelques années plus tard dans un seul et même livre. Le roman que le lecteur aura entre les mains peut ainsi être composé de thèmes ou d’histoires au passé et aux origines différents. Pour pallier cet obstacle, Romain Gary disposait de deux moyens qui lui permettaient de constituer une véritable œuvre et ne pas laisser à la postérité une succession d’ouvrages isolés. D’un côté, il y avait le choix de thèmes et de personnages que le lecteur retrouvait d’un livre à l’autre204, ou celui de sujets qui se complètent par la forme comme par le fond205. De l’autre côté, il y a la pratique d’une politique éditoriale visant à gérer de manière rationnelle les manuscrits en cours ou terminés, afin de les publier à un moment jugé opportun. Pour ce qui est par exemple de l’ordre de publication dans les cycles on remarque qu’Adieu Gary Cooper (1969) est publié

202 Voir le détail de ces activités p. xxx et suivantes dans le chapitre consacré à Romain Gary, la presse et les revues.

203 Il s’agit des ouvrages qui traitent de la société américaine, ainsi que de l’histoire métaphorique en deux tomes du cycle de Frère Océan.

204 Le fil rouge apparent que constitue un personnage qui passe d’une œuvre à une autre ne doit pas faire oublier le caractère parfois artificiel de cette construction. Le cycle de Frère océan comprend de fait (outre Pour

Sganarelle qui en constitue l’introduction trois volumes) : La danse de Gengis Cohn, La tête coupable, Charge d’âme. Cohn, le héros du premier volume apparaît dans La tête coupable en la personne du savant Marc Mathieu

que l’on retrouve lui-même un livre plus tard dans Charge d’âme. Le caractère artificiel de ces analogies de personnages devient très clair lorsque l’on constate que Marc Mathieu n’a en fait rien à voir avec Gengis Cohn, si ce n’est de porter ce surnom dans La tête coupable. Le procédé s’explique par la fusion de plusieurs histoires - ou débuts d’histoires- différentes à laquelle procéda Gary pour obtenir un livre cohérent et prêt à être publié. 205 Europa (1972) et Les enchanteurs (1973) sont par exemple deux romans qui utilisent la même veine

stylistique -on bascule très rapidement de la réalité à l’imaginaire- et le même arrière-plan historique: l’Europe du XVIIIe siècle et son souvenir.

juste avant Chien Blanc (1970) alors que la parution en français de The ski bum (version originale d’Adieu Gary Cooper, publiée en 1965 aux États-Unis) aurait pu attendre encore un peu. Ceci, uniquement afin de former un cycle qui respecterait une certaine progression thématique et chronologique Un autre but très important de la stratégie éditoriale de Romain Gary consistait en la fourniture de livres ”alibis” ou ”couverture” dans le cadre de son jeu avec les pseudonymes, ainsi que nous avons pu le démontrer grâce à l’analyse chronologique qui suit.