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DE LA DIFFICULTÉ D’ÊTRE SO

1) Un cas complexe

”Ulysse mentait comme on respire, ce qui me fait d’ailleurs croire qu’il a vraiment existé” écrit Romain Gary dans un avant-propos au livre de James Jones, Mourir ou crever39. Est-ce à dire que le mensonge pour Gary est une preuve d’existence, un signe tangible de réalité ? Pour peu que l’on applique la formule à sa personne il semble bien qu’il en soit ainsi, car Gary est vraiment un cas complexe et parfois déroutant. Dans la biographie de cet homme soumis pendant trente-cinq ans aux feux de la vie publique, il existe de vastes zones d’ombre, des pans entiers de son histoire qui ressemblent trop souvent à une histoire, telle qu’aimerait à la raconter le romancier Gary; celle de sa propre vie. Venu à la notoriété par l’écriture, c’est également dans ses livres dont le plus célèbre est certainement La promesse de l’aube, que Gary a livré au public une certaine version de son passé. Mais ceci concerne uniquement les aspects qu’il a bien voulu révéler, ces bribes d’informations biographiques, enjolivées par les artifices littéraires d’un écrivain que sa conception du roman amenait à prendre quelques libertés avec la réalité.

La biographie de Romain Gary est jonchée de mystères, points d’interrogation et incertitudes, savamment entretenues -ou rarement démenties- par l’intéressé lui-même. Ce flou est basé tout d’abord sur un passé tumultueux, fait de déménagements continuels, de migrations géographiques et culturelles, de changements de nom, de vies parallèles, et de tout ce qu’il faut de goût du secret, de mystification et de pluralité identitaire pour façonner les grandes légendes. Dans cette histoire, c’est Gary, véritable démiurge, qui tient presque toutes les ficelles, profitant de la série de ruptures dans son passé (origines familiales, ”naissance” à Moscou, étapes à Wilno et à Varsovie) et de la rareté des témoins pour forger le mythe de sa raison d’être qu’il développe dans La promesse de l’aube. A partir de ce moment-là, l’image qu’il a donnée de sa relation avec sa mère se superposera à jamais dans l’esprit du public et de la critique à la réalité de la

38 Les éléments biographiques figurant ci-dessous sont destinés à donner une vue d’ensemble de la vie de Romain Gary. Certains points particulièrement intéressants pour notre problématique ou posant des questions essentielles, seront développés ultérieurement d’une manière plus détaillée; soit dans la présente partie au chapitre traitant des origines, de la nationalité et de la judaïté de Gary, soit au chapitre B de la troisième partie où il sera question de ses engagements. Les principales dates et informations concernant, la vie, les activités et les déplacements de Gary figurent dans la chronologie comparée que l’on trouvera en annexe V.

personne qu’était Romain Gary. Au cours de ce travail, nous allons voir que le problème de l’image a joué un rôle important dans sa vie et qu’il est intimement lié à d’autres phénomènes comme celui du pseudonyme : image en tant que reflet déformant, image d’un homme qui a construit sa carrière dans un pays qui n’était pas celui de sa naissance, qui a connu la dure vie des apatrides et qui a dû justifier d’un passé une fois parvenu à la célébrité : éditeurs, journaux et lecteurs exigeaient en effet de tout savoir sur le romancier qui venait d’être révélé. Ce sont ces informations, cette -re-présentation de sa propre vie que Romain Gary dut donner au fil des interviews et entretiens, éprouvant à chaque fois le besoin de faire connaître cet extraordinaire destin qui fut le sien depuis sa naissance.

Gary s’est donc livré, au moins en partie. Mais pour qui examine d’un œil critique les confidences faites dans ses deux livres ”autobiographiques”40, certaines approximations, voire

les contradictions qui jalonnent son récit deviennent rapidement évidentes. Au cours de nos recherches, bien d’autres côtés surprenants apparaîtront : passages sous silence, aspects inconnus, qui viendront jeter une lumière différente sur l’auteur de ces deux livres. Est il alors impossible de croire un traître mot des belles histoires qu’il raconte sur lui ? Non, et c’est bien là que les choses deviennent complexes. Le Docteur René Agid, ami de jeunesse de Romain Gary dit que, du moins jusqu’en 1940, période pendant laquelle il était en contact étroit avec lui, on peut se fier à ce qu’il a écrit dans La promesse de l’aube. Mais dans quelle mesure exactement ? Cela dépend en fait de l’angle sous lequel on se place. L’historien qui a besoin de faits avérés ne verra pas les choses de la même façon que la personne qui tiendra compte du discours plutôt que de leur rapport avec la réalité. Or le vrai Gary, ainsi que nous allons le montrer, se cache justement le plus souvent dans cette réécriture de la réalité. Nous nous retrouvons donc en face du problème suivant : sans rigueur et vérification systématique, point d’approche historique possible, mais sans prise en considération de cette distanciation existante par rapport à la vérité historique théorique, point de compréhension intime possible du personnage et de ses ressorts psychologiques.

C’est pourquoi nous nous efforcerons à chaque fois dans ce travail d’analyser les raisons de la présentation plus ou moins faussée des faits opérée par Gary, en cherchant à la rapprocher des faits réels ou mythologiques auxquels elle se rapporte. Il faudra donc continuellement faire la part des choses; Romain Gary posant à l’historien la même sorte de problèmes que son illustre

condisciple André Malraux. On sait pertinemment que Malraux n’a jamais participé à la création du Kuomitang; et que pour ce qui est de son rôle exact pendant la guerre d’Espagne ou à la tête de la brigade Alsace-Lorraine, celui-ci demeure encore peu clair. Ainsi, La promesse de l’aube ne doit pas plus être considérée comme le récit exact de la vie de Gary, que Les chênes qu’on abat ne doivent être pris comme compte rendu fidèle des tête-à-tête entre Malraux et De Gaulle, ces ouvrages ayant tous les deux la particularité d’établir une certaine distance entre les faits présentés et la façon dont ils se sont véritablement déroulés. Ainsi comme l’avouait André Malraux :

”Les biographies qui vont de l’âge de cinq ans à l’âge de cinquante ans sont des fausses confessions. Ce sont les expériences qui situent l’homme. Je crois que l’on peut retrouver une vie à travers ses expériences, et non pas énoncer l’expérience comme le couronnement du récit...”41

Nous nous efforcerons donc de retrouver Gary à travers ces expériences, plus que dans le récit de ses ”fausses” confessions, tout en tenant compte de ses dernières afin de bien comprendre ses motivations.