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DE LA DIFFICULTÉ D’ÊTRE SO

C) Étrangers à soi-même

1) Portrait de Gary en étranger

C’est à Julia Kristeva que nous empruntons le titre de ce passage et l’analyse des composantes de l’étrangeté qu’elle donne dans son livre Étrangers à nous-mêmes239. Les

caractéristiques de l’étranger qu’elle dégage nous servirons de grille de lecture pour isoler ces éléments d’étrangeté chez Romain Gary. Malgré le caractère parfois réducteur ou trop général de son analyse, celle-ci a le mérite de permettre de conjuguer les perspectives psychanalytique, ethnologique et historique, rapprochement qui s’avère particulièrement indiqué pour bien cerner la notion d’étrangeté et les problèmes qui en découlent. Étant donné que les caractéristiques dégagées par Julia Kristeva dans son chapitre I, Toccata et fugue pour l’étranger, s’adaptent en grande partie au cas de Romain Gary, il va être possible à l’aide de ces notions, de dresser un rapide portrait de Gary ”en étranger”, qui servira de base à l’interprétation des différents problèmes identitaires évoqués ci-dessous.

237 Lire à ce sujet le chapitre que Hannah Arendt consacre aux Juifs et l’État Nation dans son ouvrage Sur

l’antisémitisme. op. cit.

238 Pierre Goubert, préface à La mosaïque France. op. cit.

239 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes. op. cit.. La liste des caractéristiques de l’étrangeté est tirée du chapitre I, p. 9 à 59.

L’étranger se remarque souvent à son visage. Le critère d’étrangeté est alors attribué à partir de signes extérieurs qui révèlent la différence. Le regard saisit d’abord la singularité de l’autre240. Romain Gary portera toute sa vie ces quelques marques de différence. Son teint est

cuivré, sa peau toujours bronzée, les pommettes sont hautes et saillantes, les yeux fendus en amande et les lèvres épaisses, tout trahit chez lui les origines lointaines. Ces traits ont incontestablement quelque chose d’asiatique241. A l’origine de l’étranger, il y a un arrachement puis l’errance. L’étranger, est souvent perçu comme un nomade par rapport au sédentaire, car il est -volontairement ou involontairement- un déraciné qui a quitté sa communauté d’origine. Errance veut également dire quête, recherche d’un lieu où se fixer. Dans le cas de Gary ce sentiment d’errance fut très fort. Même après avoir trouvé une patrie d’adoption à l’âge de treize ans, ces changements de pays et de résidences ne cesseront pas. La guerre puis ses activités de diplomate entretiendront cette errance, ce sentiment de n’être nulle part vraiment chez-soi tout en pouvant en même temps vivre partout. A côté de l’instabilité géographique qui poussait Gary à toujours chercher ”l’ailleurs”, on relève également une errance affective et sentimentale qui puisait certainement ses racines dans un autre arrachement, cette fois avec Nina, sa mère.

L’étrangeté est enfin caractérisée par la souffrance, par l’exaltation et par le masque. Pour échapper à la souffrance de la rupture et du regard du non-étranger, l’étranger va souvent essayer de s’intégrer, en faisant de sa motivation un instrument qui lui permette d’accéder à sa nouvelle communauté242. La poursuite de ce but peut aussi constituer une recherche

de ”l’ailleurs”. Romain Gary choisira l’impôt du sang versé et la fraternité des combats pour s’intégrer, mais aussi et surtout, il cherchera à s’intégrer par le biais de l’écriture qui confère un brevet d’appartenance culturelle243. En même temps il va devoir adopter une distance, un

240 Alain Finkielkraut remarque lui aussi que ”avant d’être regard, autrui est visage”. Alain Finkielkraut, La

sagesse de l’amour. Paris: Folio essais, 1988. p. 29. Cette différence apparente n’est pas forcément perçue de

manière négative. Autrui par sa différence, brise l’enchaînement du moi à soi-même. D’où la fascination que le visage de l’étranger peut provoquer. Le message communiqué par le visage qui peut donc être un enjeu, un signe arboré par l’étranger dans ses relations sociales, tout comme le choix des vêtements peut révéler une singularité. 241 Gary jouera d’ailleurs sur ces caractéristiques, notamment pour revendiquer des origines mongoles ou tatares qui expliqueraient l’origine de ces traits. Son nez, en ce qui le concerne, avait été refait pendant la guerre suite à ses multiples accidents d’avion. A son côté juif, il souhaitait ajouter, un aspect cosaque, d’enfant de la steppe. Il accentuait volontiers cette différence en se passant les sourcils au noir, et en veillant attentivement à son bronzage, comme pour mieux souligner sa différence. Source: témoignages de l’entourage de Romain Gary. 242 Julia Kristeva écrit que le but (professionnel, intellectuel, affectif) que certains se donnent dans cette fugue débridée est déjà une trahison de l’étrangeté, car ”en se choisissant un programme, l’étranger se propose une trêve ou un domicile”. Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes., op. cit., p.15. C’est là tout le problème de Gary, tiraillé qu’il fut entre un besoin d’appartenance et son désir d’affirmer une identité qu’il recherchait. Trop complexe, celle-ci ne se manifeste que dans une étrangeté vague, difficilement cernable.

243 Julia Kristeva fait remarquer que ”La parole de l’étranger ne peut compter que sur sa force rhétorique nue, sur l’immanence des désirs qu’il y a investis”. Étrangers à nous-mêmes, op. cit., p.34. Cela souligne l’importance que revêt la maîtrise parfaite de la langue d’adoption, mais explique aussi l’incompréhension de la

masque entre lui et les autres qui lui permettra de protéger quelque peu son individualité. L’indifférence est la carapace de l’étranger. Par la distance et l’insensibilité, en maintenant un écart entre le monde des autres et lui, il se met hors d’atteinte. Or, la difficulté pour Gary, ce fut de ne pouvoir rester indifférent, selon le vieux principe que ”rien de ce qui est humain ne lui est étranger”. En se plaçant au niveau de l’universel et de la condition humaine, Gary essayait de dépasser son étrangeté, ce qui le rendait en même temps plus vulnérable. Une autre façon de se protéger est l’assurance, au besoin en la simulant. Cela entraîne un jeu de masque et d’apparence qui devient une seconde nature et rend parfois difficile l’analyse de la personnalité exacte de l’individu en question. ”Il n’est jamais tout à fait vrai, ni tout à fait faux” fait remarquer Julia Kristeva au sujet de cette sorte d’étrangeté, sa volonté le fait appartenir à ”la race des durs qui savent être faibles”244.

”Dès que les étrangers ont une action ou une passion, ils s’enracinent. Provisoirement certes, mais intensément” 245. Son appartenance à la France Libre va enraciner Gary dans la communauté française. Sa foi en l’Homme, son amour de l’écriture et l’aspect messianique de sa personnalité le font appartenir à cette catégorie d’étranger que Julia Kristeva appelle ”les croyants”. Gary est de la race de ceux qui transcendent et tendent vers l’au-delà, vers une autre terre, toujours promise246. L’étranger croyant est un incorrigible curieux avide de rencontres :

il s’en nourrit et les traverse, éternel insatisfait, éternel noceur aussi. ”Toujours vers d’autres, toujours plus loin” 247. Ce caractère insatiable correspond à une soif d’absolu. Cet absolu, il va

le rechercher dans un culte de la liberté, liberté qui ne va pas sans son corollaire, la solitude. Ce qui fait la désolation de la solitude, c’est l’absence d’âme sœur, de fraternité et de communion totale. Pour Gary cela aura notamment comme conséquence l’incommunicabilité de ses angoisses248.

critique lorsque Gary essayera de faire passer des tournures slaves dans ses romans en langue française afin de mieux exprimer certains de ses sentiments.

244 Étrangers à nous-mêmes, op. cit., p.18 et 19. Ce phénomène est flagrant chez Gary qui s’est toujours

efforcé de se donner une image de ”dur” de ”tatoué” (mots qu’il emploie dans La promesse de l’aube), se sentant protégé par la carapace en cuir de son blouson d’aviateur et son air ”vache”, tout en manifestant dans son œuvre un vrai culte de la faiblesse qui passait par une apologie de la féminité. Masque et assurance seront à l’origine de cette distorsion d’image dont il eut beaucoup à souffrir.

245 Étrangers à nous-mêmes, op. cit, p. 19. 246 Ibidem., p. 21.

247 Ibid., p. 22.

248 ”Nul part on somatise le mieux dans que les milieux d’étrangers, tant l’expression linguistique et passionnelle peut s’y trouver inhibée”. Étrangers à nous-mêmes, op. cit., p. 48. Cela correspond là encore tout à fait au cas de Gary.

Si l’on considère ces points comme caractéristiques de l’étrangeté, il apparaît que Gary constitue un cas typique d’étranger, voire même d’étranger extrême, à cause du nombre et de l’importance des manifestations relevées. Gary est donc tout à la fois étranger par rapport aux autres, et étranger par rapport à lui-même. D’où l’importance de cette recherche d’identité qui prendra plusieurs formes. Dans son œuvre comme dans sa vie, on décerne aisément une tentative angoissante et toujours recommencée de trouver une réponse à ce problème. Du fait de la multitude et de la diversité de ses racines, Gary fut tenté sur le plan culturel de s’en tenir au dénominateur commun de ce qui le définissait. Son œuvre et son engagement correspondaient ainsi à la recherche d’une synthèse, la synthèse de sa composante principale qui est la culture européenne. C’est cette spécificité de l’étrangeté qui lui permit de remettre en cause l’étroitesse des cultures nationales et de développer une sensibilité plus large, à la mesure de l’Europe, sa vraie communauté d’origine. Sur le plan personnel en revanche, cette synthèse sera pratiquement impossible à réaliser, car son pluralisme intérieur constituera toujours une tendance centrifuge, certes favorable à la création, mais empêchant quasiment toute stabilité psychologique.