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[…] passer du local au lointain, cela est l’affaire du maître dont le souci doit être le

va-et-vient permanent entre le proche et l’ailleurs : donner aux enfants le sentiment que leur quartier, leur ville, leur village n’est qu’un élément d’un vaste puzzle, baptisé parfois village planétaire. (Considère et al., 1996, p.7).

L’intention de cette section est d’éclaircir les questions épistémologiques sur le local en affirmant dès à présent que le lieu n’est pas que local, même si de prime abord, le local évoque un lieu déterminé, limité dans l'espace et familier. Le lieu n’est pourtant pas enfermé dans un espace proche. Il donne accès au monde par des médiations tout à fait diverses.

5.1 La sortie et la question du proche et du lointain

5.1.1 La question du proche et du lointain dans l’enseignement de la géographie

Les prescriptions ministérielles pour un enseignement de la géographie à une échelle locale sont anciennes (Chevalier, 2003a). Le mouvement préconisé va systématiquement de l’espace proche à l’espace plus éloigné en référence aux travaux de la psychologie, en particulier en tenant compte de la définition que donne Piaget79 de la construction de la notion d’espace chez l’enfant à laquelle s’ajoute celle d’Abraham Moles et Élisabeth Rohmer et leur idée de « coquilles de l’homme » (Moles & Rohmer, 1972). Selon ces derniers, l’enfant se construit par sphères spatiales successives. Sur cette question des rapports de l’enfant à l’espace, les géographes ont été sous l’influence, voire la dépendance des travaux de la psychologie (et plus précisément de la psychologie du développement), de la sociologie (Chombart de Lauwe, Bonnin et al, 1976 ; Chombart de Lauwe M.-J. (dir.), 1977 ; Danic, David80, Depeau81 (dir.), 2010 ; Danic, 2005), voire de l’ethnologie (Legué, 2005).

Les programmes actuels du cycle trois fonctionnent ainsi, sur un emboîtement partant de la sphère intime de l’enfant (l’espace où il agit directement avec son corps) vers un espace lointain. Et encore, les programmes pour le premier degré de 2007/200882 traduisent un repli sur le territoire national, abandonnant quasiment les échelles d’analyse européennes et

79 1896-1980. (Piaget et Inhelder, 1977).

80 Olivier David est géographe. On peut alors parler de collaboration scientifique récente dans ce domaine. 81 Sandrine Depeau est psychologue de l’environnement (Depeau, 2003).

82 Bulletin officiel hors-série n° 5 du 12/04/2007 [http://www.education.gouv.fr/bo/2007/hs5/default.htm] et

Bulletin officiel hors-série n° 3 du 19/06/2008

68 mondiales. Cette ouverture au monde, remise en cause récemment dans les prescriptions scolaires officielles, est pourtant ancienne. Au début du XXe siècle, déjà, Élisée Reclus, dans une lettre à Franz Schrader affirmait que l’étude du milieu local devait conduire à une échelle supranationale :

Je me garde bien, dit Elisée Reclus, de repousser l'élude de l'étroit milieu dans lequel se trouve l'enfant. Il est bon qu'il se rende compte de tout, mais chaque chose de cet étroit milieu le transporte dans le monde infini. Il a son ardoise devant lui : il est bon qu'il en connaisse la place et les dimensions, mais il est bien plus important qu'il sache ce que c'est, et voilà que l'instituteur parle des carrières et des montagnes stratifiées, et des eaux qui ont déposé les molécules terreuses, et des roches dont le poids les a durcies. Il est assis sur un banc ; le banc a trois mètres de long, je le veux bien, mais ce banc est en chêne, - et nous parcourons en imagination les grandes forêts de la France, - ou en sapin, et nous voici gravissant les montagnes de la Norvège. Et que de voyages, que d'excursions dans l'espace, que de conversations amusantes sur les pierres et les clous des maisons, sur les fleurs du jardin et le ruisseau du village. La géographie vient en même temps, mais sous forme vivante.

(Schrader, dans Buisson, 1911, p.720).83

Ce discours d’ouverture au monde a été repris par des pédagogues contemporains s’intéressant à l’enseignement de la géographie à l’école et aux questions pédagogiques sur l’espace. Pierre Giolitto, en particulier, préconise un enseignement progressif de la géographie de l’expérience des lieux vécus à la totalité terrestre :

La pédagogie de l’espace vise en somme […] à faire passer l’enfant de l’espace de son corps propre, à celui du vaste monde […], en passant par l’espace de son geste immédiat (où tout est à portée de sa main) ; par celui de la pièce de son appartement (qui représente sa sphère visuelle et qu’il tient sous l’empire du regard) ; par celui de sa maison (qui est son refuge et sa tanière) ; de son quartier (ce territoire du face à face et du contrôle social) ; de sa ville centrée (qui constitue son territoire de chasse, où l’on peut voir sans être vu, et où il va pour faire quelque chose : des achats, ou voir un film) ; et enfin par celui de sa région (où il faut une journée pour se rendre, et qui s’arrête aux limites de l’exceptionnel, de l’aventure). (Giolitto, 1992, p.111-112).

À ce titre, les programmes en vigueur84 ne se contentent pas de circonscrire les élèves sur le territoire national, ils fournissent une lecture spatiale où le local est clos sur lui-même et enfermé dans un espace proche alors que ce dernier peut donner accès au monde. Les

83 Cité par Chevalier (Chevalier, 2009b, p.242).

69 programmes actuels sont « consternants » par la lecture aberrante qu’ils font de l’espace des enfants et la quasi impossibilité de faire réfléchir à l’existence d’une imbrication des territoires entre eux. Cette critique a déjà été formulée par des géographes s'intéressant à ces questions (Roumégous & Clerc, 2008 ; Leroux, 2012). Les approches du rapport à l'espace des personnes (y compris des enfants) sont obsolètes dans ces programmes alors qu’en géographie ces rapports à l’espace s'appréhendent aujourd'hui avec des grilles de lecture qui mettent en avant par exemple le quotidien et le hors quotidien85. Les compléments des programmes de géographie de 2012 préconisent d’ailleurs aux enseignants et à leurs élèves d’aborder l’étude des phénomènes spatiaux par année (CE2, CM1 ou CM2) selon des niveaux d’échelles isolées et réservent l’échelle locale au seul niveau CE2. Parmi les nombreuses critiques adressées à ces programmes, on relève la dénonciation d’un cloisonnement des échelles, « une approche listant les échelles d’analyse selon une logique supposée évidente

allant du local au mondial, […] (une) centration quasi exclusive sur la France […] la juxtaposition des échelles sur les trois années du cycle » (Leroux, 2012). Bref, on constate

que les programmes ne s’adossent pas à une connaissance des changements chez les enfants. Ils ont d’ailleurs des objectifs politiques et des grilles de lecture elles-mêmes politiques ou idéologiques. Il existe donc une discordance entre les programmes scolaires et les enjeux politiques contemporains.

5.1.2 Le proche et la familiarité : si proche, si loin !

« L’universel, c’est le local moins les murs86 » (Torga, 1990).

À la différence de l’enfant du début du XXe siècle qui vivait dans un monde sédentaire à proximité du lieu d’habitation et qui ne pouvait parcourir la France ou le monde qu’à travers l’imagination ou la lecture des récits de voyage87, l’enfant d’aujourd’hui vit dans une société du déplacement88 : trajets scolaires entre la maison et l’école, déplacements pour se rendre chaque semaine sur son lieu d’activité sportive, à l’hypermarché situé en périphérie, mobilité accrue pour les départs en week-end ou les vacances… Le renforcement des supports physiques de circulation individuelle et collective (voitures, bus, tramway, métro, avion…)

85 J'y reviendrai dans le chapitre suivant.

86 Traduit du portugais : « O universal é o local sem muros ».

87 Je fais référence ici au grand succès rencontré par « Le Tour de la France par deux enfants », livre de lecture

patriotique pour le cours moyen, publié en 1877, qui sera utilisé jusque dans les années 1950.

88 « La moyenne des distances parcourues a été multipliée par neuf en moins d’un demi-siècle » (Viard, 2011,

70 facilite les mobilités physiques quotidiennes entre travail et loisirs. Cette mobilité89 géographique change le rapport aux lieux des enfants. Lieux familiers et étrangers ne sont plus dépendants du seul critère de l’éloignement ou pour le dire autrement, « ce ne sont pas

nécessairement les lieux proches qui sont les plus familiers » (Stock, 2005). Au contraire, des

lieux lointains peuvent être des lieux familiers. La distance kilométrique n’est donc plus la seule donnée pour déterminer le degré de familiarité/étrangeté d’un lieu. Bref, face à cette mobilité accrue, le modèle d’Abraham Moles, bien que encore valable au niveau du développement psychologique de l’enfant, n’est plus aussi opérationnel qu’il pouvait l’être dans les années 1970 pour analyser le rapport à l’espace des élèves, un espace désormais « individuel, éphémère, régulièrement reconfiguré, qui n’a plus rien à voir avec l’espace

compact que nos parents parcouraient et reparcouraient inlassablement au fil des années »

(Viard, 2011, p.120). Dès lors, on peut affirmer que la théorie des coquilles ne fonctionne pas sur un plan didactique (Genevois, 2011) et ce, pour au moins deux raisons qui relèvent de confusions : la première est qu’on assimile souvent l’échelle d’observation et le niveau d’analyse géographique (or les échelles européennes et mondiales sont présentes dans le local), la deuxième est que l’on confond le territoire local (le quartier, la commune, la région…) et le territoire proche au sens de familier, c’est-à-dire comme espace rendu familier par une pratique régulière. Or le local n’est pas forcément familier.

D’ici à là-bas, du familier à l’étrange(r), c’était le modèle des « coquilles de l’homme » d’Abraham Moles - avec des espaces emboîtés, objets de représentations différentes. La vie actuelle a dilué cet ordonnancement tranquille au sein d’une dimension réticulaire qui bouscule les hiérarchies entre le proche et le lointain de la métrique topographique. (Clerc, 2013).

[…] le monde de l’habitant ne peut pas être compris dans sa représentation

monolithique d’environnement proche ou dans sa configuration en cercles concentriques de moins en moins connus à partir d’un point origine où se trouverait l’habitant. Il doit au contraire relever de la multidimensionnalité […]la connaissance que l’habitant possède de son monde [ne] s’échelonne [pas] selon des poupées russes, des sphères emboîtées les unes dans les autres, de l’ici à l’ailleurs absolu ou - de

89 Je réduis ici le sens du terme à de simples déplacements physiques pour des personnes et je ne prends en

compte que la mobilité résidentielle, la mobilité des voyages (en référence au tourisme) et la mobilité quotidienne (en référence aux déplacements de la vie quotidienne) (Kaufmann & Jemelin, 2004). L’élément essentiel de la mobilité correspond alors à la marche ou à l’automobile.

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façon plus complexe selon les «coquilles de l’homme» - des «limites du corps» au «vaste monde» en passant par celles du «geste immédiat», de la «pièce», de «l’appartement», du «quartier», de la «ville», et de la «région» (Moles et Rohmer, [1972] 1978, 102). Ainsi, des éléments du vaste monde peuvent être mis à proximité, avoir lieu pour l’habitant (un endroit important à l’autre bout de la Terre) et inversement des éléments du geste immédiat être mis à distance au sens de la préoccupation de l’être […]. Certes, dans la simple prise en compte du corps au sens physique, la «quantité d’efforts» à fournir par l’habitant pour aller dans cet endroit du vaste monde est «très grande», mais au sens phénoménologique, l’effort n’est plus en cause, mais bien plutôt la relation corporéique, en chair et en pensées avec ce lieu.

(Hoyaux, 2003, p.7).

La révolution des distances dont il est question plus haut a sans aucun doute des conséquences sur la façon d’envisager la sortie de proximité qui conserverait encore plus un intérêt comme lieu d’exploration. L’idée serait alors de prendre en compte la mobilité qui concerne une (grande) partie des élèves d'aujourd'hui en reconsidérant la notion de sortie en se plaçant dans un contexte actuel de société plus mobile. Dès lors, quelles sont les nouvelles conditions, les nouveaux enjeux pour que l'on puisse parler de sortie ? Cela pourrait vouloir dire qu'à force d'être mobile selon des axes routiers, la sortie pourrait se faire d'autant plus à pied, par des chemins détournés, par des itinérances non habituelles. La mobilité change peut-être les conditions même de la sortie, peut-être même la définition qu'on pourrait donner de la sortie à partir des écoles.

La nature du contact existant entre l’enfant et l’espace proche est aussi à interroger. Dans quelle mesure peut-on parler de proximité à propos d'espaces qu'on peut supposer proches alors qu'ils n'ont jamais été perçus avec une grande attention par les enfants ?

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5.1.3 Passer de l’« ici » à l’« ailleurs » : de l’espace local au vaste monde

« À propos de toute étude de géographie locale, se pose donc le problème du passage à

l’ailleurs » (Giollito, 1992, p.111)

La géographie met l’accent sur les niveaux d’échelle des phénomènes, leur ordre de grandeur mais aussi et surtout sur les articulations et la circulation entre les échelles. La sortie, même lorsqu’elle se déroule à proximité de l’école, doit faire face au « problème du passage à l’ailleurs » et placer les enfants dans une situation de questionnement et de réflexion par rapport à ce jeu d’échelles (ces interactions entre espaces) de façon à saisir la dépendance de chaque lieu aux actions et aux influences qui s’exercent à des niveaux d’échelle très variés. C’est le raisonnement multi-scalaire, classique en géographie, qui doit et peut s’appliquer aussi en sortie de proximité pour faire apparaître l’emboitement des échelles les unes dans les autres, c’est-à-dire effectuer des changements d’échelle du local au supranational ou inversement90. On peut citer l’exemple (Voir p.386) d’une exploitation agricole sur laquelle s’exercent des processus économiques et réglementaires qui relèvent d’échelles spatiales différentes.

Ce passage d’une échelle à l’autre peut s’envisager en sortie grâce à l’utilisation des nouvelles technologies, outils permettant l’accès aux informations sur place. L’emploi des nouvelles technologies pourrait aider à l’obtention de données qui contribueraient à produire du sens sur ce que l'on voit, sent, entend ou observe. On est bien sur l'échelle locale mais on peut emboîter ou articuler les échelles d'information et d'observation. L’apport des nouvelles technologies est une réponse possible au problème de la distance qui est la nature même de l’espace d’être distance. L’enjeu de l’utilisation de nouvelles technologies sur un « terrain » proche est de savoir par où passe l’information qui va permettre de mieux connaître, de mieux comprendre, de mieux sentir. La sortie, c’est l’expérience sensorielle, directe et immédiate. C’est aussi le moyen de saisir l’information qui fait plusieurs milliers de kilomètres à partir d’une base de données et qui arrive par le biais d’un outil technologique dont on se servirait pour appréhender et comprendre les espaces plus lointains. Cela signifie qu'en sortie, on ne s’intéresse pas qu’au local. Le local n'est pas fermé sur lui-même et on n’enferme pas les

90 Cette position est tout à fait nouvelle et en tension/opposition par rapport au discours tenu sur cette question

par exemple par Yves André : « la plupart des travaux portent sur l’espace proche [à propos des travaux sur les rapports de l’enfant à l’espace], pratiqué quotidiennement, directement perceptible par les sens, ce qui n’éclaire

que la première des échelles de grandeur du raisonnement géographique » (André, dans Bailly et al., 1995, p.

73 élèves dans du local en leur faisant faire des sorties. Dans le local, il se produit des phénomènes d’échelle diverses, d’une grande amplitude. Là où l'enfant vit, il ne vit pas isolé du monde mais il est toujours en relation avec d'autres pays, d'autres civilisations, d'autres économies. Il est très rare que le monde ne soit pas présent par tel ou tel processus, par telle ou telle information. Par conséquent, avec les nouvelles technologies, la mise en évidence de la présence du monde pourrait être plus effective. Sortir, c’est s’ouvrir au monde dans tous les sens, y compris l’espace monde par les informations qu’on peut y glaner, qu’on peut y recouper.

Les nouvelles technologies peuvent participer d'une approche contemporaine de l’espace à travers la sortie et d’ouvrir des perspectives par rapport à la sortie du milieu du XXe

siècle où les élèves pouvaient être équipés du seul crayon et d’un papier, éventuellement d’un appareil photo. Les nouvelles technologies mettent à disposition une quantité d’information extrêmement importante notamment sous forme numérique. Les grilles d’analyse dans la partie historique (Deuxième partie, chapitre un) permettront de comprendre que la sortie n’a plus rien à voir avec celles effectuées par exemple au temps de Vichy, qu’il existe de nombreuses autres valeurs qui peuvent la justifier même si elle reste marquée du sceau du localisme. D’autre part, de nombreuses pratiques peuvent aussi justifier ces critiques comme l’intérêt unique de l’espace proche en sortie qui peut malgré tout exister pour peu qu’aucune question ne soit posée par exemple devant un aménagement qu’on voit et sur le fait qu’il y ait une réglementation nationale, des directives européennes. Si on ne procède pas ainsi, on ne montre pas que le lieu est forgé aussi par des jeux nationaux, par des forces européennes. L’enjeu est donc de faire de la géographie dans ces sorties pour essayer de mettre les élèves en position de questionnement sur les niveaux d’acteurs qui interviennent directement ou indirectement sur le lieu, sur les échelles et ne pas les enfermer dans une vision « localiste » du lieu. La sortie avec un équipement embarqué (téléphone mobile, tablette numérique) serait un moyen de relier l’enfant marcheur et mobile au monde faisant de lui un individu universel (Rieucau, 2012).

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