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Cette section se concentre sur un rappel historique des façons dont la géographie a appréhendé le corps. Il ne s’agit pas de se montrer exhaustif sur le sujet et d’explorer le nombre peu important de travaux qui ont trait à ce thème autour des questions d’appartenances de sexe et de genre (Barthe & Hancock (dir.), 2005), de la performance et de la place que prend actuellement le corps dans la réflexion en géographie pour la compréhension de l’appropriation des espaces. Je n’aborderai pas non plus l’importance du corps, sa visibilité et son utilisation comme moyen de marquer l’espace ni les questions d’ego-géographie (Volvey & Calbérac, à paraître). La géographie scientifique contemporaine étudie faiblement la façon dont les hommes font société en s’intéressant à la place faite aux corps et à leur visibilité, à leur agencement et à leur statut dans l’espace public.

4.1 Le corps et la géographie : d’une absence à une émergence

On peut partir d’une évidence : la dimension corporelle et sensorielle est première dans l’expérience que chacun fait de l'espace, qu'il s’agisse de l’espace intime, privé ou public. Pourtant, le corps a longtemps été mis à distance par les géographes. Le thème du corps reste encore assez rare dans la géographie française, qui ne connaît pas la profusion des travaux sur l'objet corporel observée dans la géographie anglo-saxonne (Tuan, 2006, p.38-54 ; Massey D. 1994 ; Duncan, 1996 ; Callard, 1998; E. Kenworthy Teather, 1999 ;Pile, 1996 ; Nast & Pile, 1998). À ce sujet, des synthèses récentes ont pu parler d’omission (Hancock, dans Lévy & Lussault, dir., 2003), d’oubli/d’impensé (Di Méo, 2009 et 2010) et de discrétion (Barthe- Deloisy, 2011), en tout cas d’une faible présence du corps dans les propos géographiques savants des géographes francophones. La géographie française est donc peu coutumière de cet intérêt pour les questions qui tiennent au corps. Cependant, des productions éparses ont fait leur apparition dans les années 2000 du côté français, bien qu’elles soient assez connotées comme « marginales » : Jean-Pierre Augustin, Jean-François Staszak, Francine Barthe- Deloizy, Claire Hancock, Djémila Zeneidi, Mélina Germes, Yves Raibaud, Anne Fournand…. On peut donc aujourd’hui nuancer ces constats et présenter le corps comme un objet désormais émergent en géographie (Coëffé, 2014, p.6).

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4.2 Aux origines de l’intérêt des géographes pour le corps

Des écrits plus anciens existent pourtant sur la place du corps dans l’histoire de la pensée géographique française. Par exemple, des ouvrages de la collection Géographie humaine aux éditions Gallimard (N.R.F.), édités dans les années 1930 et dirigés par Pierre Deffontaines78, faisaient se rencontrer anthropologie et géographie. Ces livres présentaient des approches qui avaient trait soit à l’anthropologie physique, soit qui abordaient le corps sous un angle déterministe. La première direction laissait voir le corps uniquement à travers des descriptions morphologiques. Dans la seconde, les modes de vie dépendaient directement de l’environnement, par exemple l’influence du climat sur les corps (Vidal de la Blache, 1921). Un peu plus tard, en 1952, Éric Dardel, dans son livre, L’homme et la terre, présente l’être humain ou l’être géographique dans sa relation au monde sous un angle original et neuf. Dardel prend en considération le rapport existentiel de l’homme et de la Terre. Cette relation concrète et primordiale est basée sur la conception philosophique (phénoménologique) selon laquelle le corps est d’abord un espace qui occupe un volume et que cet espace matériel est à la mesure de l’homme. À partir de là, Dardel estime que le géographe ne peut se contenter de s’intéresser au monde indépendamment de son expérience personnelle et intime. Il doit s’ouvrir au monde par une expérience sensible incarnée. La phénoménologie géographique de Dardel dépasse l’opposition classique entre le sujet et l’objet à étudier qui aboutit à une attitude réaliste. Elle pense en termes de rapport et d’intentionnalité entre le sujet et l’objet.

4.3 Les raisons de la cécité des géographes vis-à-vis du corps

L’effacement du corps de l’univers conceptuel de la géographie peut s’expliquer de plusieurs façons. Il est lié à un héritage et à une tradition philosophique occidentale qui ont influencé profondément les sciences sociales, lesquelles ont eu toutes les peines à s’en départir. Il est à mettre en relation avec les questionnements internes à la géographie d’ordre épistémologiques. Tout d’abord, le corps a été occulté des objets de la géographie pour des raisons d’origine philosophique, que l’on attribue à tort, rappelons-le à Descartes, qui aurait séparé le corps et l’esprit pour appréhender le réel. Le corps est considéré par la philosophie antique occidentale comme un obstacle à une connaissance géographique, Platon et sa

78 Cet élève de Jean Brunhes jouera un rôle important pour favoriser un rapprochement entre géographie et

ethnologie. Il sera l’instigateur de méthodologies d’exploration dans les années 1930 (Voir la partie consacrée à l’histoire des sorties scolaires p.153-155).

66 conception du corps comme « tombeau de l’âme » en est un exemple. Au contraire, le seul outil valable de connaissance spatial est la pensée. Cette position et tradition philosophique a très longtemps influencé les géographes. La deuxième raison essentielle (qui est liée à la première) est que le paradigme prépondérant de la géographie vidalienne et post-vidalienne, appelé positiviste, était centré sur les lieux. L’homme et son corps étaient considérés en dehors comme détachés de l’espace étudié. La géographie s’inscrivait alors dans le champ des sciences naturelles. Avec l’influence du courant phénoménologique et le changement de paradigme qu’a connu la géographie scientifique autour des années 1960, une réorganisation des conceptions spatiales a été possible et a permis à la géographie de redéfinir ses objets. À ce propos, et sans revenir en détail sur ce point que j’ai déjà mis en évidence, l’outil corporel utilisé par le géographe pour appréhender l’espace qui est de façon hégémonique la vue qui lui garantirait (au conditionnel car c’est ici un point de vue réaliste très discutable) à la fois une forme d’objectivité et de distance vis-à-vis du réel peut être remis en cause dans la mesure où la dimension corporelle de l’expérience spatiale d’un sujet est prise en compte. À partir de là, tout le corps peut être considéré comme un outil de connaissance pour appréhender le réel.

Conclusion :

Pendant très longtemps, les géographes n’ont pas eu l’esprit tourné vers l’idée que le corps pouvait être une dimension explicative du social. Le corps est pourtant une catégorie indispensable à introduire dans les analyses et études géographiques. « Le corps est à la fois

source et médium de connaissance (sensible et intellectuelle), de perception et de représentation, de communication et d’interaction sociale, de savoir sur l’espace et par l’espace » (Di Méo, 2010, p.487). Mon travail se positionne par rapport à cette émergence du

corps dans les travaux scientifiques en géographie. Je me situe bien dans un moment où le corps devient un objet d’interrogation géographique et pouvant, par conséquent, être revisité à l’école. Cette approche historique, qui montre, en substance, que la géographie scientifique s’est longtemps peu préoccupée des corps, me permet de me situer à un moment donné dans une mouvance qui s’inquiète de la prise en compte de la dimension corporelle pour les apprentissages. Dans cette mouvance, il est possible de faire de l’enfant scolarisé un sujet connaissant incarné.

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