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CHAPITRE I. CONCEPTUALISATION DE L’EXPLOITATION SEXUELLE

2. L’appréhension juridique de l’exploitation de l’enfant à des

2.1. Prologue sur la prostitution

Comme nous l’annoncions en introduction, nous laissons à d’autres le soin de discuter de la prostitution adulte. C’est à titre de préliminaires à l’exploitation de l’enfant à des fins de prostitution que nous en dirons quelques mots. L’âge d’entrée dans la prostitution varie, cependant la première expérience de prostitution est couramment vécue durant la minorité. Les femmes représentent le plus grand nombre des personnes prostituées. Le Conseil du statut de la femme du Québec replace cette réalité dans son contexte lorsqu’il rappelle : « les femmes, partout dans le monde, sont plus pauvres que les hommes. Dans aucun pays, développé ou en voie de l’être, les femmes ne peuvent bénéficier du même niveau de richesse que les hommes »104.

Les identités de la prostitution sont multiples, les réalités qu’elle recouvre le sont autant. La prostitution embarrasse et contrarie parce qu’elle se rapporte à la sexualité, à l’intime105; parce qu’elle interroge la possibilité du détachement du corps de la

personne humaine, parce que l’acte sexuel est accompli en échange d’un paiement. Le concept de dignité humaine est largement mobilisé dans le débat sur la prostitution. Certains défendent l’idée que la prostitution dans son essence n’est pas incompatible avec la dignité humaine106, de même “if dignity is inalienable, it can

never be lost”107. La prostitution est un lieu d’affrontements et d’intérêts

contradictoires : revendication de droits, reconnaissance d’un travail, aspiration à la normalisation de l’activité prostitutionnelle, lutte pour l’égalité des sexes, etc.

104 Conseil du statut de la femme, « La prostitution : Profession ou exploitation? Une réflexion à poursuivre », Québec, mai 2002.

105 Yves Cartuyvels, « Sexe, normes et déviance : entre fascination et malaise » dans Christophe Adam et al. (dir.), Sexe et normes, Actes du colloque organisé pour le 75e anniversaire de l'École des sciences criminologiques Léon Cornil, Bruxelles, Bruylant, 2012, pp. 278-296.

106 Entre autre Norbert Campagna : « La prostitution, la liberté et le respect de la dignité sont compatibles au niveau des concepts. Il dépend des êtres humains de les rendre compatibles également au niveau de la réalité », Norbert Campagna, Prostitution et dignité, Paris, La Musardine, 2008, à la p. 269.

La prostitution adulte divise sur la part d’exploitation : la prostitution n’est-elle qu’exploitation, ou bien l’exploitation peut-elle être absente de la prostitution? L’autre débat porte sur le caractère volontaire de la prostitution et met en jeu le concept de liberté. On peut schématiquement distinguer deux courants de pensée ; d’un côté la pensée libérale108 envisage la prostitution comme une offre de services

sexuels en échange d’argent. Il est possible de présumer d’un contrat, avec cette difficulté de déterminer l’objet du contrat109. En droit des obligations, le contrat

résulte du seul échange des consentements. Les travailleuses du sexe exercent cette activité par choix et revendiquent une liberté sexuelle, la libre disposition de leurs corps, le « droit à l’autodétermination »110. Les partisans de ce courant opèrent une

différenciation entre l’activité en elle-même et les conditions d’exercice de cette activité : seule l’exploitation de la prostitution est condamnable et non la prostitution en elle-même. D’un autre côté, la pensée radicale111 définit la prostitution comme une

violence, l’appropriation d’un autre corps, un assujettissement sexuel. Ce courant considère que si la prostitution peut paraître libre, c’est-à-dire notamment par l’absence de proxénète, les personnes se prostituent néanmoins sous la contrainte (conditions familiales, sociales et économiques). Cela soulève des questions éthiques : les personnes prostituées n’ont pas cette liberté de choisir, les clients profitent d’une vulnérabilité socio-économique et d’un rapport inégalitaire.

108 Judith Butler et Liz Kotz, « The Body You Want: Liz Kotz interviews Judith Butler » (1992) 31:3 Artforum 82; Martha C Nussbaum, « Whether from Reason or Prejudice : taking money for bodily services » dans Jessica Spector (dir.), Prostitution and pornography: philosophical debate about the sex industry Stanford, Stanford University Press, 2006, p 175–208; Ruwen Ogien, La Panique morale, Paris, Grasset, 2004.

109 Jean Danet, « La prostitution et l’objet du contrat : un échange tabou? » (2007) 43 Cahiers de recherche sociologique 109.

110 Cécilia Hofman, « Sexe : de l’intimité au « travail sexuel », ou prostituer est-il un droit humain ? », traduit par Claudie Lesselier, (2002) 2:21 Nouvelles Questions Féministes 137.

111 Catharine Mackinnon, « Sexuality, Pornography, and Method : Pleasure under Patriarchy » (1989) 99:2 Ethics 314; Andrea Dworkin, « Prostitution and Male Supremacy » (1993) 1:1 Michigan Journal of Gender and Law; Kathleen Barry, Female Sexual Slavery, Etats-Unis, Prentice-Hall, 1979.

Chaque État adopte une politique abolitionniste, prohibitionniste ou règlementariste112. Si la prostitution en elle-même n’est pas toujours condamnée, le

proxénétisme et la prostitution forcée sont criminalisés113. Lucile Ouvrard relève deux

positions de l’État114 : 1/ le fait de se prostituer relève de la protection de la liberté

individuelle, celle-ci donne à chacun un pouvoir propre sur sa personne, pouvoir dont l’une des composantes est la liberté de disposer de son corps. Dans cette configuration, l’État décide de ne pas intervenir, il « tolère » la prostitution, ou au contraire l’État décide d’intervenir, il « organise » la prostitution. 2/ Le corps humain ne peut faire l’objet de commerce, dans cette perspective il existe une valeur supérieure qui oblige l’individu à agir dans le respect de la dignité humaine, la liberté individuelle ne peut conduire à l’avilissement de la personne prostituée.