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Des projets d’agglomération au territoire d’agglomération : une démarche incertaine

Si les collectivités ont réussi à se mettre d’accord sur des principes et des orientations communes, la réalisation des projets est cependant du ressort de chaque collectivité qui l’inscrit alors dans son propre système national (notamment sur le plan juridique). Dans le cas de projets transfrontaliers, les collectivités doivent élaborer des systèmes plus complexes qui tiennent compte des systèmes juridiques et fiscaux qui fonctionnent dans les États respectifs. L’agglomération trinationale a été l’une des premières à inscrire ce principe dans ses orientations.

La concrétisation des projets présente de ce fait une certaine fragi- lité et s’inscrit dans une relative incertitude. En effet, chaque projet est rediscuté au sein des assemblées élues et peut faire l’objet de réamé- nagements et de modifications. Les procédures sont également plus longues en raison de la prise en compte de deux systèmes nationaux. La réalisation des projets dépend de la volonté politique des acteurs, mais elle demande aussi et surtout une pratique de l’écoute et de la négociation qui doit être continue et infaillible.

L’exemple du jardin des Deux Rives à cheval sur le Rhin sur les territoires communaux de Strasbourg et de Kehl est assez significatif de ces difficultés. La réalisation du jardin et d’une passerelle assurant la circulation des piétons et des cyclistes reliant les deux berges devait être au départ une opération conjointe. Le changement de munici- palité à Strasbourg en 2001 s’est traduit dans un premier temps par une remise en cause du projet au nom de la volonté de réaliser « une autre politique ». Le projet ayant été adopté à l’unanimité par la communauté urbaine de Strasbourg l’année précédente et devant être réalisé dans le cadre d’une manifestation conjointe, le festival d’art et des paysages (Landesgartenschau), la municipalité n’a pu que se résoudre à la réaliser. Cependant, elle a voulu imprimer sa marque : le projet a été déplacé de 500 mètres vers le Nord, la manifestation a été reconsidérée, ce qui s’est traduit par de nombreux retards. La passerelle a été inaugurée la veille de l’ouverture du festival. Ce dernier a été un succès (plus d’un million de visiteurs). La passerelle et le jardin sont devenus des lieux de prome- nades prisés notamment dans la partie allemande qui est très proche du centre-ville de Kehl. Ils sont devenus les premiers véritables symboles d’une agglomération transfrontalière binationale, alors que la gestion et l’aménagement ont été faits séparément par chaque collectivité. Chaque ville a finalement conçu son propre jardin et le gère à sa manière. Le manque d’anticipation et les retards pris par Strasbourg se sont égale- ment traduits par une communication floue et maladroite, qui a eu pour conséquence un déficit de près de huit millions d’euros pour la manifes- tation. Le résultat est finalement ambivalent : les relations trans- frontalières entre les villes restent dominées par des logiques d’affron- tement, mais sur le plan idéel, elles ont produit un espace qui affiche physiquement et symboliquement le lien entre les deux rives du Rhin. Dans l’agglomération bâloise, des équipements et des symboles transfrontaliers existent depuis bien plus longtemps qu’à Strasbourg : l’aéroport au statut binational, la Regio Trirhena (ancienne Regio Basiliensis) avec son logo et ses représentations. Cependant, la réalisation des projets inscrits dans le cadre de développement d’ATB se heurte à des résistances.

La construction d’une route de quelques centaines de mètres entre Weil-am-Rhein et Lörrach (situées toutes deux en Allemagne) traver- sant une petite partie du territoire helvétique fait l’objet depuis plu- sieurs années d’âpres négociations dans lesquelles interviennent égale- ment les associations de citoyens qui sont très puissantes en Suisse. Cependant, les collectivités ont réussi, au prix de négociations difficiles, mais de manière consensuelle à se mettre d’accord sur des orientations communes. De ce point de vue, la convergence de vue des collecti- vités dans l’agglomération bâloise est bien plus avancée qu’à Strasbourg (où elles sont pourtant moins nombreuses).

Les collectivités ont pris conscience de la fragilité des visions propo- sées et cherchent à donner une légitimité à la dimension transfrontalière en participant à la création de cadres institutionnels représentatifs. L’agglomération trinationale de Bâle est devenue en 2001 une associa- tion de droit français et s’est dotée de compétences (réseaux de trans- ports, urbanisme, etc.). Dans l’agglomération strasbourgeoise, l’idée d’un eurodistrict est en discussion à l’heure actuelle. Les négociations s’avèrent difficiles et portent tant sur le périmètre géographique que sur les compétences et le système de représentation. Les démarches d’institutionnalisation s’avèrent incertaines, mais dans les deux cas, les collectivités ont conscience que le transfrontalier est devenu une donnée incontournable qu’il convient d’inscrire dans la stratégie et le projet de son territoire.

Une nouvelle territorialité d’agglomération semble ainsi émerger peu à peu à travers les projets et les visions développés en commun par les collectivités. Ces dernières ont conscience d’être une composante d’une agglomération transfrontalière. Dans le même temps, ces projets cherchent à consolider ou à recomposer l’identité territoriale locale perturbée par la dévaluation des frontières. La frontière continuant d’être un vecteur d’identité qui intègre en fait l’appartenance à deux systèmes spatiaux, celui de l’État et celui de l’agglomération, on passe d’une logique frontalière à une logique transfrontalière.

Les stratégies contradictoires des collectivités

Les deux agglomérations sont soumises à des évolutions semblables : la dimension transfrontalière gagne en importance dans les années 1990 et change de sens. Cependant, les évolutions ne se font pas au même rythme et se traduisent par des stratégies différentes. Cela est vrai pour chaque agglomération, mais également au sein de chaque agglo- mération dans leurs différentes composantes.