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Les « lieux-signes » à fonction mémorielle de la limite

Les autres démarches de transmission du souvenir de la frontière dans l’espace se fondent quant à elles moins sur une lecture paysagère globale que sur des lieux précis repérables et identifiables par des éléments concrets ou des signes. La transmission de la mémoire de l’ancienne frontière interallemande dans la société se réalise en effet dans l’espace réel et symbolique par des signes et des lieux le plus souvent de petite taille, celle d’un bâtiment ou souvent même d’un ensemble d’objets. Elle va alors de pair avec la communication de valeurs communes, potentiellement identificatoires, par des symboles et des emblèmes donnés au regard.

Des sites de mémoire. Les lieux dédiés à la transmission de la mémoire de la frontière sont avant tout les musées et mémoriaux répartis le long du parcours de l’ancienne limite interétatique : sont répertoriés pas moins de trente-sept établissements officiels de la frontière interallemande11, avec des expositions permanentes. Trois se situent à

Berlin 12, les autres étant localisés d’un côté ou de l’autre de la fron-

tière, ou sur le tracé même. L’impulsion pour la mise en œuvre de ces musées et mémoriaux a le plus souvent été initiée de manière ascen- dante, par le secteur associatif et les acteurs politiques locaux, puis relayée par les collectivités territoriales, en particulier par les communes et les groupements de communes pour leur gestion. Cette décision « par le bas » et au cas par cas de l’existence ou non d’un monument rappelant la frontière explique la prépondérance du caractère local et quotidien dans les orientations des thématiques présentées, l’accumu- lation des données, des documents et des témoignages. Les expositions permanentes sur la frontière peuvent simplement occuper une partie du musée local concernant l’histoire de la collectivité et s’insérer ainsi dans l’identité régionale (Heimatsmuseum) et dans ce cas côtoyer par exemple les techniques agricoles mises en application localement, ou bien définir pleinement un musée de la frontière (Grenzmuseum). On y met l’accent systématiquement sur les implications locales de la frontière dans la vie de la communauté et la quotidienneté de l’expérience de la partition et de ses contraintes. On en donne une illustration par des parcours de vie individuels, la mise en parallèle de l’histoire nationale (et transnationale) et de la chronologie locale de la zone-frontière, ainsi que la mise en exergue du moment de l’ouverture des tronçons commu- naux de la frontière. Bien souvent, il s’agit de présenter la frontière, et au-delà la RDA, à travers les troupes armées affectées à la surveillance de la frontière, les Grenztruppen. Dans les cas les plus complets, l’objec- tif est de rendre visible la matérialité du dispositif frontalier, soit en le reproduisant à l’identique au sein du lieu d’exposition, soit en le sauve- gardant sur place, pour en faire de véritables « lieux de mémoire » [Nora, 1997] de l’ancienne frontière interallemande, selon le principe de la restitution de l’« authenticité du lieu ». Le plus célèbre d’entre eux est celui de Marienborn, ancien poste frontalier de contrôle routier et ferroviaire, reconverti en « mémorial de la séparation allemande » sous l’impulsion du Land de Saxe-Anhalt 13. Enfin, les dimensions

symbolique et émotionnelle sont fréquemment sublimées par des œuvres à portée artistique. Face à une telle offre, la fréquentation d’un monument évocateur de la frontière dépend fortement de sa renommée et de l’intensité de la vocation touristique du territoire dans lequel il s’inscrit.

Traces et signes de la ligne-frontière. Si les musées, mémoriaux et monu- ments officiels de la frontière s’inscrivent dans une démarche pédago- gique et solennelle, c’est pourtant sans compter la multitude des monu- ments de petite taille, les signes et les objets mémoriels érigés sur le tracé même de la frontière sous l’impulsion des collectivités locales. Il s’agit d’éléments concrets de portée symbolique locale à la jonction des routes transfrontalières intercommunales, sur l’emplacement exact de l’ancienne limite : bornes, stèles, roches gravées, arbres plantés, pan- neaux explicatifs, bancs, sculptures… Cette localisation renvoie à la représentation individuelle et collective qui peut être conférée à un lieu hautement emblématique de la rencontre entre les deux collectivités longtemps séparées : lorsque l’ancienne barrière est franchie par une voie de communication par exemple. Elle se justifie par ailleurs par la visi- bilité du signe, qui active le souvenir à l’occasion de chaque déplace- ment. Bien qu’on ne puisse parler d’un investissement collectif massif de ces relais spatiaux de la mémoire, la fréquence des franchissements individuels de l’ancienne limite, même difficilement mesurable, peut permettre la construction de nouvelles représentations du territoire par l’individu, d’autant plus que la matérialité et la simplicité de tels monuments facilitent leur interprétation. Ces marqueurs spatiaux « habillent de formes concrètes (des) valeurs » [Lévy, Lussault, 2003] liées à l’expérience commune, dans ses douleurs : les morts, la sépara- tion du peuple, la privation de liberté, le « plus jamais ça », et dans ses références à la convergence et au lien : justice, droit, liberté, unité de la patrie allemande (« das deutsche Vaterland »).

Le marquage de la limite par ces signes et lieux mémoriels aux fonctions symboliques est à la fois complété et nuancé par les emblèmes territoriaux. Ceux-ci affichent en effet que de part et d’autre de la limite, des territoires restent différenciés. Ils reproduisent ainsi une forme de rupture, en substituant à la frontière une limite adminis- trative entre Länder, Kreise et communes. Les panneaux signalant la proximité de la frontière active, sa dangerosité, ses interdits ont en effet laissé place à de simples panneaux de signalisation d’entrée et de sortie d’un territoire et à des logos, des marques graphiques et icono- graphiques symbolisant le territoire du Kreis et parfois même à des slogans associés au nom du territoire auquel il faut donner un label dans un contexte de promotion et de concurrence entre territoires (par exemple, « Eichsfeld, le pays sans limites »). Ces références à la borne et à l’appartenance à un territoire traduisent d’une part une « norma- lisation » de la limite, désormais incluse dans le fédéralisme, la hiérar- chie territoriale des pouvoirs, le partage des compétences et d’autre part son actualité en en faisant la circonscription d’un territoire

identitaire, distinct des autres. Elles participent ainsi du marquage des nouvelles fonctions et significations de la limite ; en montrant l’inscrip- tion des territoires dans le système politique et économique général elles contribuent à la construction de nouvelles représentations des terri- toires voisins et reliés, différenciés et confrontés les uns aux autres. Elles relèvent moins alors de l’effacement de la frontière que de la transformation d’un rapport conflictuel en rapport transfrontalier.

Les territoires de l’ancienne frontière interallemande se recom- posent ainsi et se différencient dans une configuration réactualisée au moment où la patrimonialisation de la frontière se réalise de chaque côté de son tracé sous différentes formes, conférant à la frontière une reconnaissance en tant que référent identitaire commun pour les espaces frontaliers. La construction de nouvelles territorialités exige alors de l’innovation dans la manière de donner un nouveau sens aux traces de la frontière, d’autant plus que l’attribution de nouvelles fonc- tions se fonde sur des échelles temporelles différentes et emboîtées – le temps de la partition, mais aussi le temps long – et sur des échelles spatiales multiples ; d’autant plus aussi que la nouvelle signification donnée à la frontière et le rapport au territoire transfrontalier s’ins- crivent aujourd’hui dans des pratiques spatiales nouvelles et de mobi- lité en particulier. Ces caractères se retrouvent dans l’émergence de « hauts lieux » tels que celui du Brocken.

Le Brocken : de la frontière à la montagne

Première montagne en venant du nord, le Brocken, en Allemagne centrale, culmine à 1 142 mètres au sein du massif du Harz et domine les plaines du nord et de l’ouest et les bas massifs montagneux du « pré-Harz » (Vorharz) au sud et à l’est. Le massif du Harz a été séparé par la frontière interallemande en deux parties du nord au sud. Désor- mais à l’intersection de trois Länder (Thuringe, Saxe-Anhalt et Basse- Saxe) et de quatre Kreise (Nordhausen, Wernigerode, Osterode-am-Harz et Goslar), les territoires de la moyenne montagne du Harz se recomposent progressivement. Le mont Brocken, apparaît être, pour la Harzregion et au-delà, le haut lieu de l’unité retrouvée.