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La demande de coopération transfrontalière : le rôle des forces sociales

Si nous sommes amenés à constater une offre potentielle d’institu- tions transfrontalières qui n’est que faiblement concrétisée, nous devons aussi conclure que la demande pour de telles réalisations est faible. Divers scénarios apparaissent à travers l’histoire et témoignent de la complexité de la notion d’identité qui est à la base de toute reven- dication d’unité politique ou de construction transfrontalière. Dans certains cas, comme celui du Tyrol, d’importantes différences culturelles persistent entre régions ayant des contraintes écologiques identiques

mais des histoires politiques différentes, et ce malgré une ultime unité politique et une convergence institutionnelle [Cole, Wolf, 1974]. Cet exemple définit une sorte de limite à la notion même d’une coopération transfrontalière puisque, même sans frontière politique, la perception de différences profondes peut ne pas être effacée. Dans d’autres circon- stances, décrites par Peter Sahlins dans son histoire des relations entre la France et l’Espagne, les ressemblances de langue et de coutumes des deux côtés des frontières espagnole et française se sont manifestées par une grande unité de comportements et une densité d’interactions, renforcée par le fait que « les différences introduites par la frontière (politique) ont créé les raisons de la transgresser » [1989]. Cependant, à force de vivre d’un côté ou de l’autre de cette barrière institutionnelle (la frontière politique), les habitants se sont néanmoins définis soit comme Français soit comme Espagnols, sans pour autant perdre leur sens d’identité locale et régionale. La persistance d’une telle identité transfrontalière est significative puisqu’elle constitue la base pour de potentielles revendications spécifiques ou, dans les cas extrêmes, de mouvements séparatistes.

Si construire l’Europe implique un effacement des frontières poli- tiques entre États et le développement d’activités ou d’institutions communes, nous pouvons imaginer que les facteurs culturels et une histoire commune de régions contiguës pourraient contribuer à une coopération renforcée. À l’époque actuelle, les « centres », supranatio- naux, nationaux ou régionaux, utilisent ces identifications multiples pour favoriser différentes formes de coopération transfrontalière afin de lisser les divergences. La longue perspective adoptée par Sahlins montre qu’un tel projet dépend largement de son acceptation au niveau local et qu’il sera en tous les cas modifié par une interaction entre les acteurs du centre et ceux de la périphérie. Dans cette perspective, une issue possible des efforts entrepris depuis les centres afin de renforcer des identités transfrontalières régionales pourrait être, paradoxalement, l’émergence d’une nouvelle identité avec des revendications qui contestent les nouvelles structures intégrées.

Pour l’instant, cela ne semble pas être le cas, en ce qui concerne la Suisse du moins. L’analyse de projets transfrontaliers montre qu’ils viennent essentiellement d’en haut et que, dans la mesure où ils sont repris par le bas, ils sont plutôt justifiés de manière fonctionnelle et instrumentale sans représenter l’expression d’une unité régionale. Plusieurs études de cas, menées dans le cadre du programme national de recherche suisse mentionné plus haut, ont été unanimes à conclure qu’un « sentiment d’appartenance ne constitue pas une variable décisive pour que se développe la coopération transfrontalière » [Leresche et

alii, 1998, cf. aussi Pfister et alii, 1998]. Les auteurs ont cependant trouvé que, s’il ne doit pas précéder la création d’activités ou d’institu- tions transfrontalières, le sentiment d’identité peut néanmoins être un « enjeu majeur de la coopération régionale transfrontalière (qui vise) à atténuer les barrières socioculturelles et à raffermir la cohésion écono- mique et sociale » [Vodoz, 1999]. Le fait que le projet émane du centre plutôt que d’une mobilisation par le bas peut ainsi expliquer la nature technique et professionnelle de la coopération d’une part, mais égale- ment la faiblesse du tissu institutionnel transfrontalier d’autre part.

Nous sommes arrivés à une conclusion identique dans notre analyse des projets Interreg en Valais. Le double but d’Interreg a été de réduire les effets de barrière pour faciliter le libre-échange et de réduire les craintes qu’un libre-échange renforcé amènerait à une plus grande différenciation entre centres et régions périphériques [Lezzi, 2000]. Les questions d’appartenance ou d’identité ne sont pas évoquées direc- tement par une telle initiative mais seraient présumées, découlant des aspects politico-économiques. Ce que nous avons constaté est que la majorité des projets a été portée par des acteurs publics ou semi- publics, plutôt que par ceux qui cherchent à exprimer une identité régionale. Les régions avec les résultats les plus concrets en matière de coopération sont les régions de Genève et de Bâle, où les problèmes liés aux marchés du travail et les problèmes de transport ou d’échanges économiques donnent des objectifs clairs et définis aux structures locales de part et d’autre de la frontière. Nous ne trouvons pas, par exemple, de projet éducatif, pourtant un moyen d’expression identi- taire et d’intégration nationale primordial [Gellner, 1983]. Actuelle- ment, les efforts d’harmonisation s’articulent autour de la déclaration de Bologne mais celle-ci vise l’Europe tout entière. Des initiatives focalisées sur la formation dans les régions frontalières n’ont pas été nombreuses et, de plus, ont souvent fonctionné en parallèle de pro- grammes nationaux, puisque seuls les programmes nationaux four- nissent des titres reconnus [Lezzi, 2000]. D’autres initiatives culturelles concernaient l’organisation de concerts ou d’expositions avec des objectifs ponctuels qui ne semblent pas liés à un élan d’identité transfrontalière.

Nous pouvons ainsi conclure, à travers une analyse limitée aux projets dans le cadre d’Interreg, que la notion d’une identité transfrontalière qui se construit à partir des liens entre acteurs locaux est soit absente soit très faible dans les régions de l’Ouest de la Suisse. Il est vrai que l’initiative Interreg est elle-même un projet du centre et que, pour mieux cerner un mouvement bottom-up (de bas en haut), il faudrait identifier d’autres activités ou revendications. Cependant, à l’heure

actuelle, elles ne sont pas visibles. Force est de constater que les objectifs de coopération transfrontalière sont portés par les initiatives émanant des centres politiques et surtout de l’Union européenne. Les mouvements identitaires que nous avons pu constater dans l’histoire récente de la Suisse concernaient la région du Jura et ses efforts de se séparer du canton de Berne dans les années 1970. Les critères d’unité culturelle et linguistique ont été revendiqués mais le mouvement est resté essentiellement suisse, sans un appel à un soutien des populations du Jura français. Vu l’absence d’un discours transfrontalier à contenu identitaire, on peut conclure que ce mouvement a fait usage d’un argu- ment culturel et d’un langage identitaire mais que ses buts ont été d’avancer un projet politique à l’intérieur d’un seul pays. Cette conclu- sion est d’autant plus justifiée que la partie bernoise, qui aurait entraîné un autre type d’affiliation politique (plutôt radicale que démocrate- chrétienne), n’a pas suivi le mouvement séparatiste [Wiegandt, 1993]. L’exemple jurassien et les conclusions de notre analyse des efforts actuels dans le domaine de la coopération transfrontalière qu’entre- prend la Suisse nous montrent que la coopération transfrontalière ne découle pas de l’expression d’une identité régionale, qui se sentirait mal représentée par la structure politique qui la sépare en différentes entités politiques. Il semble alors qu’il n’existe qu’une demande relativement faible pour la coopération, malgré l’offre importante de divers centres soucieux de créer une Europe unie. Cependant, puisque l’histoire nous donne maints exemples d’identités et de revendications changeantes, le projet européen pose néanmoins le problème de la dynamique des identités et de l’éventuelle émergence de nouvelles forces qui pourraient découler d’une disparition de frontières natio- nales en faveur d’entités régionales à frontières modulables.

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Les institutions transfrontalières restent généralement faibles, malgré les discours généreux de leurs promoteurs. Au-delà d’une approche grossière soulignant la faiblesse de la demande de coopération trans- frontalière de la part des forces sociales, en dépit d’une offre parfois pléthorique, notre recherche pose les jalons d’une évaluation systé- matique des degrés et formes d’institutionnalisation du transfrontalier dans un double but « théorique » et appliqué. En effet, la coopération transfrontalière est un exemple particulier de coopération internationale, permettant peut-être de dégager de nouvelles leçons quant à notre connaissance de l’utilité des institutions pour gérer la coopération. En outre, notre recherche devrait permettre d’établir des liens entre design

institutionnel et efficacité, apportant des éléments d’aide à la décision pour tous ceux qui cherchent à promouvoir le phénomène transfronta- lier comme moyen amenant des bénéfices collectifs.

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Notes

1 Adhésion au FMI et à la famille de la Banque mondiale (1992), puis à l’Onu (2002).

2 Nicolas Levrat considère que le « premier développement signifi- catif » de la coopération transfrontière « moderne » doit être situé au 25 février 1963, avec la naissance du « groupe de travail Regio Basiliensis » [Levrat, 1994, p. 16-17].

3 Le district frontalier de Laufen (Laufonnais) a été transféré en 1993 du canton de Berne au canton de Bâle-campagne.

4 « Sechs mal Aussen-Schweiz » [Haefliger, 1997] ou « Fünf Schweizer EuroRegionen » [Lezzi, 2000].

5 Les termes « demande » et « offre » ne correspondent pas vraiment aux conditions d’une situation de marché en économie, principalement du fait que les consommateurs sont également souvent les producteurs.

La région frontalière : vers quels nouveaux modes de développement et de gouvernance ?

Fabienne Leloup, Laurence Moyart *

À l’heure de l’intégration communautaire et de la globalisation, de l’importance grandissante du local et de l’interdépendance des acteurs, la région frontalière apparaît comme un laboratoire spécifique où peuvent se construire de nouvelles configurations spatiales, s’élaborer des types de développements innovants et s’inventer des processus décisionnels inédits. Ce contexte conduit à faire l’hypothèse que la ligne-frontière, autrefois reconnue en tant que handicap, tend à articuler, voire à rassembler les aspirations d’acteurs autrefois séparés physiquement par la barrière. La question s’énonce alors en ces termes : lorsque la frontière étatique s’ouvre, la frontière passe-t-elle du rôle de barrière à celui de trait d’union ? La région frontalière, d’espace périphérique national, se transforme-t-elle en espace ouvert, voire en territoire transnational réunifié ?

Cette dynamique est examinée ici en trois points. Une première partie donne le cadre de l’évolution des statuts de l’espace frontalier, la deuxième propose une analyse du développement de la région- frontière et de son passage du statut de région périphérique à celui de « territoire ». La troisième partie débat plus précisément de la possi- bilité de la formation d’un territoire transfrontalier. Celle-ci suppose que la ligne-frontière soit en quelque sorte recyclée et, d’obstacle, devienne ressource : de nouvelles questions apparaissent alors quant à la gestion, l’administration et la gouvernance de ces espaces originaux.

L’évolution des lignes et régions frontières