• Aucun résultat trouvé

Profils de visite

Deuxième partie Les pratiques : la guerre des médias n'aura pas lieu

2. Profils de visite

14 Revenons à la statistique générale des motivations. Elle nous donne le poids relatif des

différentes filières d’usages de la BPI (dans l’ordre : les études, l’intérêt personnel, le besoin professionnel, le besoin pratique) ; mais à y regarder de plus près, elle nous révèle aussi que nombre de visites n’entrent dans aucune de ces quatre catégories. Certes, un des charmes des tableaux statistiques est de ne point toujours faire 100 %. Mais ici il manque 21,5 % de nos visiteurs ! Plus sérieusement, l’absence de réponse dans une enquête est, du point de vue sociologique, une des modalités de la réponse, et peut être analysée comme telle6. Surtout si, comme ici, cette absence de réponse a été

explicitement sollicitée par la forme même de la question. Invités à préciser leurs motivations, 18 % ont affirmé être venus « sans idée préalable », et 3,5 % n’ont pas répondu du tout, ce qui est une autre manière, encore plus forte, de refuser d’envisager une programmation de la visite.

15 L’absence de programmation de la visite est bien autre chose qu’une forme vide. Si

certains usagers de la BPI peuvent affirmer qu’ils n’ont pas de projet précis, ce n’est pas pour

autant qu’ils n’ont pas d’attentes explicites. La distinction n’est pas entre quelque chose et

rien. Elle est entre l’intention et l’occasion.

16 La démarche d’intention suppose deux choses :

• d’une part une représentation préalable de l’objet que l’on s’attend à trouver, c’est-à- dire une prévision liée à l’offre même de la BPI, à ce qu’elle contient. Cette prévision peut porter sur des supports (venir lire la presse du jour, consulter tel ouvrage) comme sur des sujets (voir « ce qu’ils ont sur... ») ; elle n’est pas nécessairement d’une grande précision ou d’une grande rigueur : on peut venir pour une catégorie de documents (par exemple « les films ») comme pour un titre précis ; on peut venir pour un sujet pointu comme pour un domaine entier ;

• d’autre part une conscience préalable de son usage possible, c’est-à-dire d’une

destination propre. La destination peut être selon les cas plus ou moins finalisée, plus ou

moins utilitaire (depuis le visiteur qui vient pour préparer un voyage jusqu’à celui qui souhaite compléter « son information générale »).

17 Cette double anticipation, anticipation de l’objet et anticipation de son usage, est

fondamentale. Elle préexiste au contact avec le document.

18 La démarche d’occasion se définit à l’inverse : le contact, physique ou visuel, avec le

document est prépondérant, et surtout il est chronologiquement premier. Le livre trouvé en rayon ou sur une table, la pochette de disque, la revue, l’image projetée sur les écrans vidéo ou sur les carrousels de diapositives constituent autant de stimuli qui éveillent l’attention et entraînent la pratique. Passant devant, on « saisit l’occasion ».

19 De là à dire qu’on tombe dessus par hasard, il y a un pas que franchissent allègrement

tous ceux qui s’en tiennent à une observation superficielle des pratiques. Or l’occasion fait

le lecteur comme ailleurs elle fait le larron : encore faut-il qu’elle rencontre un terrain favorable.

Citons simplement ce visiteur qui raconte : « Nous avons trouvé toutes sortes de choses, et par hasard nous sommes passés devant des diapos sur le Pérou, où habitent plusieurs personnes de notre famille, ce qui nous a donné envie d’en savoir plus sur leur vie »7. Il

est clair que sa curiosité est née de la conjonction d’un intérêt latent et d’une offre manifeste. Il n’y a pas de génération spontanée ; les variations mêmes des thèmes qui ont retenu l’attention selon l’âge, le sexe, le niveau culturel ou l’origine sociale montrent que ces rencontres sont tout sauf aléatoires. Toute sélection spontanée dans un ensemble d’informations ou d’œuvres s’appuie sur des schémas de reconnaissance minimum, ou sur des précognitions, quelle que soit l’impression de découverte éprouvée par l’intéressé8.

L’occasion, c’est du hasard qui rencontre de la familiarité.

20 La Bibliothèque publique d’information, espace ouvert qui conjugue le rapprochement

des sujets et le libre accès aux supports, favorise plus que tout autre équipement culturel la pratique d’occasion. Nous avons vu plus haut que l’intention se définit par le fait qu’elle anticipe sur son objet. En réalité, l’occasion aussi est une pratique d’anticipation ; mais c’est une anticipation qui, au lieu de porter sur l’offre même de la BPI (je viens pour trouver tel livre ou des documents sur tel sujet), porte sur les conditions mêmes de l’offre : je suis assuré en entrant dans la bibliothèque d’y trouver de quoi m’informer, d’y visionner des images ou d’y feuilleter des livres et des revues sur des sujets « intéressants », d’y découvrir des œuvres littéraires ou des disques... même si je n’ai aucune idée à l’avance de ce que j’y cherche. Paradoxalement, c’est parce qu’ils prévoient

cette incertitude que nombre d’usagers fréquentent la BPI. Et y consultent des documents :

le visiteur qui dit venir à la bibliothèque « pour passer le temps » n’est généralement pas un visiteur désœuvré. Il investit sur une durée comme d’autres investissent sur un objet.

21 On est loin des schémas de la documentation classique. S’il est vrai, comme on le dit

parfois, que la BPI est un endroit où on ne trouve pas toujours ce que l’on cherche — ce qui fait sa faiblesse —, c’est aussi un lieu où on ne cherche pas toujours ce que l’on trouve — ce qui fait son originalité —. La documentation par inadvertance, si on peut créer ce concept, est une démarche tout aussi légitime et tout aussi réelle que la documentation intentionnelle.

22 Une pratique sans projet n’est pas pour autant une pratique superficielle contrairement à

ce que voudraient nous faire croire certains, pour qui hors de la définition préalable d’objectifs documentaires point de salut. Ce n’est pas parce que les gens « tombent sur » un document sans l’avoir vraiment cherché qu’ils le survolent. Ne confondons pas mode de choix et mode de lecture.

23 La saisie de l’occasion est une démarche typique de la visite effectuée « sans idée

préalable ». Pourtant les glissements de sujet (passage d’un domaine à un autre, d’un thème à un autre) et les glissements de support (passage du texte à l’image, de l’image au texte) qui l’accompagnent généralement peuvent aussi être le fait de ceux qui sont arrivés à la BPI avec une intention bien précise. Venus pour préparer un examen, pour compléter un dossier professionnel, pour relire une œuvre aimée, les voilà confrontés à une multitude de messages qui sont autant de sollicitations à élargir l’objet de leur visite.

24 L’enquête a permis de vérifier que le mélange des genres entraîne bien la diversification

des pratiques : le tiers des visiteurs venus explicitement pour quelque chose en a profité pour faire autre chose. Non pas à la place, mais en plus. Nous avons appelé cette pratique

la dérive, pour la distinguer de l’occasion.

25 Au total, on peut représenter schématiquement l’utilisation de la Bibliothèque publique

d’information à partir d’une distinction qui ne soit ni instrumentale (études, profession, besoin pratique, centre d’intérêt), ni normative (cf. l’opposition traditionnellement invoquée entre « les gens qui viennent pour travailler » et « les gens qui viennent pour se distraire »), mais qui se fonde sur l’anticipation que les visiteurs font de l’objet de leur visite :

26 On pourrait faire l’hypothèse que la dérive est plus fréquente chez ceux qui viennent pour

satisfaire une curiosité personnelle que chez ceux qui ont à résoudre précisément un problème, ou à préparer un examen ou un exposé : en d’autres termes, que la sensibilité aux sollicitations extérieures est d’autant plus forte que la finalité de la visite est moins contraignante. En fait, et paradoxalement, il n’y a pas ou peu de corrélation. Dans les quatre grandes filières d’usage on retrouve toujours approximativement la même proportion de dérive : entre 25 et 30 %. La dérive n’est donc pas propre à tel ou tel type de visite ou d’utilisation de la BPI ; elle est induite par le lieu.

27 Le terme de lieu est ici employé à dessein : l’espace est la dimension centrale tant de la

démarche d’occasion que de la démarche de dérive ; la circulation physique dans la connaissance objectivée (passer entre les rayons chargés de documents) est tout autre chose que la circulation intellectuelle dans la connaissance nommée (feuilleter les catalogues, les fichiers, les bibliographies). Ce type de rencontre est produit par les conditions de mise à disposition, autant que par le contenu de ce qui est mis à disposition.