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R Boudon: Effet pervers et ordre social — Paris: Presses Universitaires de France, 1977 — 286 p.

Chapitre IV : lecture publique, lecture en public

14. R Boudon: Effet pervers et ordre social — Paris: Presses Universitaires de France, 1977 — 286 p.

Conclusion

1 La foule qui se presse aux portes du centre Pompidou et à l’entrée de la Bibliothèque

publique d’information manifeste chaque jour tangiblement l’incontestable succès de Beaubourg.

2 La tentation est grande de réifier cette multitude d’hommes et de femmes, de jeunes et de

moins jeunes, de cadres et d’ouvriers, en un individu collectif dont le centre est partout et la circonférence nulle part : le « grand public ».

3 L’expression connaît une fortune considérable. Elle a un pouvoir d’invocation évident

chez les professionnels de la culture ou de la communication. Il n’est question que de « toucher le grand public », de « répondre aux besoins du grand public », etc. Sommé de définir exactement cette entité, personne ne semble en mesure d’en décliner précisément les attributs, ni d’en cerner les frontières. Comme tous les concepts qui vont sans dire, celui-ci ne va plus en le disant.

4 La définition la plus courante est une définition en creux, à partir de ce qu’il n’est pas : le

« grand public » ne comprendrait pas les intellectuels, ni les étudiants, ni les visiteurs appartenant à des milieux socialement ou culturellement favorisés, ni les habitués des bibliothèques et autres équipements culturels, ni les spécialistes, ni... bref, ce sont tous les autres.

5 On en arrive alors à des descriptions résiduelles, d’ailleurs variables : selon les cas, on se

réfèrera aux classes populaires (définition par l’origine sociale) ; mais alors pourquoi ne pas les appeler par leur nom... Ou on évoquera les gens qui ne fréquentent généralement pas les bibliothèques ou les lieux d’accumulation du savoir (définition par les pratiques culturelles) ; mais on retrouve parmi eux des intellectuels, des étudiants, etc. Ou enfin on pensera aux personnes qui viennent avec des demandes générales ou d’intérêt quotidien (définition par les besoins) ; mais cela revient à qualifier les individus à partir de leurs démarches, comme si ceux-ci se réduisaient à celles-là : or on sait bien que les mêmes personnes peuvent manifester, à d’autres moments ou en d’autres lieux, des besoins qui passeront pour spécialisés et des démarches manifestement compétentes ; « grand public » par intermittence en quelque sorte.

6 Ces incertitudes sur le contenu ne tireraient guère à conséquence si elles ne

s’accompagnaient d’un effet réducteur. Le concept de « grand public » postule une homogénéité relative de ses différentes composantes ; parfois même une homogénéité

quasi-fusionnelle : on en vient à parler de la demande du grand public. Le fait même que l’on emploie toujours le singulier est d’ailleurs tout à fait révélateur : c’est s’interdire de comprendre la profonde diversité des attentes exprimées par des groupes sociaux ou culturels radicalement différents par leur position économique, leur niveau culturel, leur familiarité avec l’institution, leur centres d’intérêt, etc.

7 A moins de convenir que c’est tout le monde — c’est-à-dire personne —, ou que c’est

précisément quelques uns — mais alors il n’est plus grand —, le grand public n’existe pas.

8 La fréquentation du Centre Pompidou obéit à une dynamique de la différenciation que

masque parfois le caractère massif de l’affluence. Non seulement son public n’est pas identiquement réparti dans les différentes couches de la société, mais le principe même de cette hétérogénéité est variable : on pourrait presque parler d’emboîtements successifs, d’effet de « poupée russe ».

9 Première enveloppe : le public d’ensemble du Centre. Il présente un profil déformé en

regard de la population, sous le triple rapport de l’âge — plus jeune —, du sexe — plus masculin — et de l’origine socio-culturelle — plus élevée —. Second niveau : au sein même du public du Centre, le public de la BPI introduit des différenciations supplémentaires : fort regroupement autour d’une tranche d’âge, prédominance des étudiants, poids particulier des fractions intellectuelles des classes moyennes. Troisième niveau : au sein même du public de la BPI, le public particulier de chaque support documentaire, texte, image et son, a ses caractéristiques propres.

10 Il existe une véritable géographie sociale des usages de la Bibliothèque publique

d’information. L’espace est la dimension la plus prégnante de l’organisation des connaissances à la BPI, chaque domaine occupant une portion précise des trois étages de la bibliothèque. Les documents, linéairement répartis, sont inégalement investis ; il y a des zones plus « populaires » et d’autres plus « étudiantes » ; l’espace pour être matériellement décloisonné n’en est pas moins socialement différencié. Chaque groupe social a ses sites préférés, mais aucun n’a de centre d’intérêt exclusif ; chaque discipline a une utilité dominante, mais aucune ne couvre une seule catégorie de demande. Au total, c’est à une géographie d’ »ensembles flous » et non à une géographie de frontières qu’il faudrait recourir pour établir la cartographie sociale de la BPI ; cartographie qui démentirait à la fois les présupposés théoriques sur l’inévitable ségrégation des pratiques, et les observations empiriques sur l’apparent brassage des publics.

11 Il n’y a de sociologie que de la comparaison. On entend trop souvent parler de

« nouveauté » sans références à un avant, de « différences » sans références à un ailleurs, pour ne pas insister encore une fois sur la nécessité de comparer ce qui est comparable, c’est-à-dire la situation du Centre Pompidou et de sa bibliothèque à celle des autres établissements de diffusion des biens culturels.

12 Or il est une loi qui se vérifie presque toujours : la création d’un nouvel équipement

culturel, ou l’amélioration des conditions d’accès à un équipement existant (instauration de la gratuité, multiplication des prestations, etc.) profite au premier chef à ceux qui en avaient déjà l’usage, ou qui avaient l’usage de biens culturels similaires à ceux qui leur sont ainsi proposés. Toutes les enquêtes effectuées auprès de musées gratuits, de festivals de cinéma, de théâtre ou de musique, de maisons de la culture, de bibliothèques municipales, etc. l’attestent.

13 De ce que l’éloignement, le paiement d’un droit d’entrée, des horaires limités ou

l’évidence un frein à la fréquentation des équipements culturels, il ne s’ensuit pas pour autant que la levée de ces barrages matériels crée ipso facto une incitation à la fréquentation. A prendre le possible pour le probable, on finirait par considérer le probable comme le certain. C’est confondre un peu rapidement condition nécessaire et condition suffisante de la démocratisation de l’accès à la culture.

14 Comme les autres équipements culturels, la Bibliothèque publique d’information amplifie

manifestement les phénomènes de capitalisation culturelle. Mais, si l’on peut dire, la forêt ne doit pas nous cacher les arbres : simultanément la BPI favorise une extension du public qui, dans les limites de la rigidité du jeu social, se fait dans une triple direction.

15 D’abord la fréquentation de visiteurs qui, quoique appartenant aux milieux relativement

favorisés où se recrutent généralement les forts utilisateurs de biens et services culturels, n’en avaient pas jusqu’ici personnellement la pratique, ou en avaient une pratique distante ; ensuite la fréquentation de visiteurs appartenant aux milieux populaires généralement peu représentés dans les équipements culturels, mais qui personnellement avaient déjà des pratiques culturelles plus intenses qui les distinguaient sensiblement de leur groupe d’origine ; enfin la fréquentation de personnes dont le Centre Pompidou et la BPI sont pratiquement le seul point de contact avec les circuits de diffusion des biens culturels.

16 Tel est le paradoxe de la mise à disposition de tous de ce qui était réservé à quelques-uns :

le Centre Pompidou et la Bibliothèque publique d’information vivent d’un double mouvement contradictoire. Ils contribuent à accentuer la capitalisation culturelle de ceux qui possédaient déjà les acquis les plus importants, en leur permettant à la fois de multiplier leurs activités (pratiquer plus) et de les diversifier (pratiquer des objets différents) ; dans le même temps, ils contribuent à élargir l’audience de ces mêmes produits culturels dans des fractions de la population moins favorisée ou chez des individus moins familiers. En quelque sorte, Beaubourg tend simultanément à creuser et à combler un écart qu’il n’a pas créé. Toute la question est de savoir s’il le comble plus vite qu’il ne le creuse.

17 Mais la spécificité de la Bibliothèque publique d’information n’est pas tant qui s’en sert

que la manière de s’en servir. C’est là, plus que dans une extension du public, que nous avons vu apparaître de réelles modifications des usages sociaux ; là que nous avons vu s’exprimer des pratiques différentes de supports identiques, et des pratiques identiques de supports différents. Les comportements qu’on observe à la BPI ne sauraient se réduire à la logique des géomètres — une rationnalité organisée en vue d’une finalité —. La bibliothèque de Beaubourg est un lieu où l’on vient pour savoir, mais c’est aussi un lieu où l’on vient pour voir. La documentation n’est pas toujours la cause de sa fréquentation ; il arrive qu’elle en soit l’effet...

18 Les comportements culturels sont à la conjonction paradoxale du probable et de

l’imprévisible.

19 Probabilité : le poids des acquis culturels et des habitudes sociales est tel que l’on est en

droit de parler d’une propension différente de chaque groupe social à fréquenter ou à ne pas fréquenter la bibliothèque, à utiliser ou à ne pas utiliser chaque type de support d’information qu’elle propose, à s’intéresser ou à se désintéresser de chaque domaine qu’elle couvre.

20 Imprévisibilité : non seulement les utilisateurs de la Bibliothèque publique d’information

s’attendaient pas. Le comportement de chaque individu ne se déduit jamais avec certitude de son capital culturel ou de son capital de familiarité ; l’usage de chaque objet mis à sa disposition n’est pas induit par la forme ou le contenu même de cet objet, aussi programmatique soit-il. Entre les pratiques attendues et les pratiques réelles, il y a toujours l’écart des formes d’appropriation particulières par lesquelles les sujets sociaux apposent la marque de leurs besoins propres sur les outils destinés à satisfaire leurs besoins supposés.