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Les habitudes culturelles

Chapitre II : appartenance sociale et pratiques culturelles

3. Les habitudes culturelles

54 La variation des pratiques culturelles selon les milieux sociaux ou le niveau de

scolarisation ne joue pas de manière aussi déterministe et univoque qu’une interprétation littérale des chiffres pourrait le laisser croire. Pour prendre deux cas extrêmes, il n’est pas indifférent de savoir si les ouvriers qui constituent la minorité du public de Beaubourg sont les mêmes que ceux qui constituent la minorité du public d’autres équipements culturels, auquel cas on peut paradoxalement parler de reconduction culturelle alors même que l’on touche un public populaire ; ou si parmi les cadres supérieurs que l’on rencontre à la BPI il en est qui jusqu’ici n’ouvraient jamais un livre, auquel cas on peut paradoxalement parler d’élargissement culturel alors même que l’on touche un public favorisé.

55 Pour faire cette analyse, il faut introduire ici d’autres éléments constitutifs du capital

culturel des individus. Nous avons donc incorporé à l’enquête des questions portant sur les pratiques habituelles d’achat et de lecture de livres et de presse, ou d’écoute de disques, c’est-à-dire de biens culturels homologues à ceux qu’on trouve à la BPI ; sur la fréquentation des musées, des monuments historiques et des expositions, c’est-à-dire d’équipements culturels homologues au Centre Pompidou ; sur l’écoute de la télévision, c’est-à-dire d’un média généralement considéré comme concurrent de la lecture ou de la sortie culturelle ; et enfin sur la fréquentation d’autres bibliothèques.

56 Si l’on se réfère aux moyennes nationales, il y a manifestement de la part de notre public

une sur-consommation de biens et de services culturels. Se trouve confirmée ici la tendance bien connue au cumul des pratiques culturelles : les individus sont portés à diversifier d’autant plus leurs consommations cuturelles qu’ils en effectuent déjà beaucoup. La

57 Comparons les « scores » du public de la BPI à ceux de l’ensemble de la population

française17 : les usagers de la Bibliothèque publique d’information sont de plus gros

lecteurs de livres que la moyenne des français. Ils en sont également de plus gros acheteurs, ce qui confirme une fois de plus que la pratique des bibliothèques n’entre pas en concurrence avec la fréquentation des librairies, mais bien au contraire que les deux types d’approvisionnement en livres — marchand et non-marchand — se renforcent mutuellement. Ils sont enfin des auditeurs de musique plus fervents, des spectateurs plus assidus dans les salles obscures, et des habitués des équipements culturels.

58 Finalement, ils ne sont en retrait que sur un seul point : l’écoute de la télévision. Mais

cette réserve ne doit pas être interprétée trop vite comme un refus :

• elle reflète un effet de génération tout à fait classique : la majorité du public de la BPI a entre 18 et 25 ans ; or c’est à cet âge que, dans tous les milieux, la consommation de la télévision est la plus faible. Provisoirement, car elle était plus forte avant, et elle le redeviendra après18 ;

• d’autre part, elle traduit une consommation plus sélective : la télévision reste très présente dans les pratiques de notre public19 ; c’est son écoute systématique, c’est-à-

dire tous les jours, qui est rejetée.

59 Sachant qu’étudiants et élèves ont de façon générale des comportements de sur-

consommation, l’ »activisme » culturel de notre public pourrait n’être que le reflet statistique de l’activisme propre à sa fraction la plus nombreuse.

60 Le rapprochement de la catégorie socio-professionnelle et des questions sur les pratiques

culturelles montre qu’il n’en est rien. Toutes les catégories de public ont des taux de consommation culturelle supérieurs à la moyenne. Mais en même temps, nos visiteurs sont inégalement représentatifs des pratiques de leur milieu d’origine.

61 Rentrons un peu dans le détail car l’analyse est complexe : nous connaissons, par

l’enquête sur les pratiques culturelles des Français, les taux de consommation des principaux biens culturels (livres, disques, cinéma, musées, etc.) par chaque catégorie sociale. En gros, ils augmentent avec le niveau socio-économique. Nous connaissons aussi, par notre enquête, les taux de consommation correspondants des visiteurs de la BPI selon leur catégorie sociale. Ils sont plus forts que les premiers, et ils augmentent eux aussi avec le niveau socio-économique. Mais ils n’augmentent pas dans les mêmes proportions : à un extrême, les cadres supérieurs qui fréquentent la BPI ont des pratiques culturelles assez proches des pratiques des autres cadres supérieurs (91 % lisent plus d’un livre par mois contre 74,5 % en moyenne). A l’autre extrême, les ouvriers qui fréquentent la BPI ont des pratiques culturelles sensiblement différentes de celles des autres ouvriers (78 % lisent plus d’un livre par mois contre 37,5 % en moyenne).

Graphique 4 : Ecart des pratiques de lecture par catégorie sociale, dans le public de la bibliothèque et dans la population française.

62 L’écart entre les pratiques du public et celles de la moyenne des Français se creuse de plus

en plus quand on va vers les catégories les plus populaires. Nous l’avons Figuré graphiquement pour la lecture des livres, mais il s’agit d’une loi générale qui vaut aussi bien pour la lecture des revues, la fréquentation du cinéma, des monuments historiques, des musées, etc.

63 La sur-pratique culturelle du public de la BPI n’est pas qu’un effet de la sur-

représentation en son sein des catégories sociales les plus pratiquantes. Il est renforcé par la sur-représentation des plus actifs parmi les membres des catégories sociales les moins pratiquantes. D’une certaine manière, nos visiteurs sont d’autant moins représentatifs des

comportements culturels de leur milieu d’origine qu’ils appartiennent à des catégories sociales plus populaires. Comme le dit J.C. Passeron, qui parle de « sur-sélection relative » des visiteurs

des classes populaires, « il faut des propensions plus intenses ou un profil culturel particulier pour se retrouver là où ne mènent pas les pentes et les frayages les plus forts » de son groupe social20.

64 Et les autres bibliothèques ? Il est essentiel pour nous de savoir si le public de la BPI les

fréquente conjointement, ou si nous avons affaire à un public différent, voire à un « nouveau public ».

65 Dans l’ensemble, nos visiteurs sont déjà familiers de ce type d’établissement culturel :

46 % y vont fréquemment et 21 % occasionnellement, soit au total près des trois quarts du public de la BPI. Seuls un peu plus d’un sur quatre restent totalement en dehors du circuit des bibliothèques.

66 Toutes les bibliothèques n’ont pas le même pouvoir d’attraction. La fréquentation de

67 Compte tenu de la proportion élevée d’étudiants et d’élèves dans notre public, la

duplication entre les bibliothèques universitaires et scolaires d’une part, et la BPI d’autre part, n’est pas surprenante. Est-ce à dire pour autant qu’elle était prévisible ? On pourrait tout aussi bien imaginer une BPI fréquentée par des étudiants qui délaisseraient pour elle leur bibliothèque universitaire, qu’une BPI utilisée par les étudiants concurremment à celle de leur faculté.

68 C’est la deuxième hypothèse qui se révèle finalement la bonne : six étudiants et élèves sur

dix qui fréquentent la BPI continuent à fréquenter leur bibliothèque d’établissement, profitant conjointement des spécificités de chacune, tandis qu’une minorité importante (quatre étudiants et élèves sur dix) a fait de la BPI son seul terrain de chasse aux documents.

69 La familiarité que les visiteurs non-étudiants entretiennent avec les bibliothèques — il

s’agit alors principalement de bibliothèques de lecture publique — varie considérablement d’un groupe social à un autre. Parmi les visiteurs des classes favorisées, c’est la pratique de complémentarité qui domine ; parmi les visiteurs des classes populaires, c’est au contraire la pratique d’exclusivité qui l’emporte21. Il y a sans doute parmi ces

exclusifs des personnes qui utilisaient une autre bibliothèque auparavant et l’ont abandonnée au profit de celle-ci ; il s’agit alors d’une pratique de substitution. Mais même s’il ne s’agit pas pour tous d’une découverte du monde des bibliothèques, il est évident que la bibliothèque du Centre Pompidou étend le champ de la lecture publique à des lecteurs qui ne lui étaient pas acquis.

NOTES