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La hiérarchie des outils de communication

Deuxième partie Les pratiques : la guerre des médias n'aura pas lieu

1. La hiérarchie des outils de communication

5 De tous les médias mis à la disposition du public de la bibliothèque du Centre Pompidou,

le livre continue à être le plus consulté, de très loin (cf. graphique 10) :

• 71 % des visiteurs de la bibliothèque, soit plus de deux sur trois, consultent un ou des livres à un moment ou à un autre de leur visite1 ;

• derrière viennent les périodiques, avec 24,5 %, soit un visiteur sur quatre2 ;

• puis les images : l’image fixe (diapositives) et l’image animée (vidéo) obtiennent d’ailleurs à peu près le même score : respectivement 9,5 % et 10 %, soit chacune un visiteur sur dix ;

• enfin les disques touchent 4,5 % du public, soit un peu plus d’un visiteur sur vingt.

6 A cette hiérarchie générale des supports, il faut ajouter les micro-documents. Ce ne sont

pas à proprement parler des supports, mais plutôt des reports : report sur microfiches ou sur microfilms de textes imprimés, le plus souvent de périodiques, afin d’en faciliter la conservation et d’en réduire l’encombrement : ils sont consultés par 2 % du public ...3.

Graphique 10 : échelle d’impact des supports4.

7 Mentionnons enfin deux activités tout à fait spécifiques de la Bibliothèque publique

d’information :

• Le laboratoire de langues (médiathèque), qui propose en libre accès plus de 90 langues, sous forme de méthodes et de documents audiovisuels. Il touche 7,5 % du public5

• les expositions : situées à l’entrée de la BPI, elles touchent un public considérable : en moyenne 18 % des visiteurs par jour. Ce chiffre varie bien évidemment selon le moment : il est plus important dans les jours qui suivent l’ouverture de l’exposition, et plus faible à la fin. Il varie également selon le thème ; mais même les plus austères ne descendent pas en dessous de 14 %.6.

8 Revenons à l’usage des supports documentaires, texte, image et son. Et constatons

d’abord que le total des utilisateurs de livres, de revues, de films, de photos et de disques est supérieur à 100 %. En d’autres termes, un certain nombre de gens consultent à la fois du texte et de l’image, de l’image et du son, bref pratiquent le multimédia7.

9 Une question se pose devant la hiérarchie des supports, établie par la pratique des

visiteurs eux-mêmes. S’agit-il d’un phénomène purement conjoncturel, ou d’une structure de consultation stable ? Une comparaison avec l’enquête effectuée quatre ans plus tôt, soit peu de temps après l’ouverture de Beaubourg, montre que la position relative des supports les uns par rapport aux autres est restée pratiquement identique :

on constate entre l’ouverture de la BPI et aujourd’hui une légère augmentation de la consultation de tous les médias, à effectifs de visiteurs constants. Cette augmentation se fait pratiquement dans les mêmes proportions pour tous les supports ce qui ne modifie en rien la hiérarchie initiale. Seule évolution notable : l’impact plus important rencontré par les films vidéo (qui passe de 6 % en 1977 à 10 % en 1982).

10 Cette permanence de la hiérarchie des usages amène une autre question, infiniment plus

complexe : quelle en est l’origine ? d’où vient le maintien de la prééminence du livre, la place relative des différents médias audiovisuels ?

• La première explication à laquelle on pense est une explication par la motivation : puisque la majorité des utilisateurs de la BPI sont des étudiants ou des élèves, et que le livre est encore le support le plus adapté pour préparer un exposé ou faire un devoir, il est normal de constater la prééminence de l’écrit. Certes l’enquête montre effectivement que les « studieux »8 sont les plus gros utilisateurs de livres (84 % d’entre

eux en consultent). Mais elle révèle aussi que l’audience du livre est très forte également dans le reste du public (61 % des autres visiteurs en consultent). Au total, l’ordre des consultations par support est identique dans les deux types de publics (en tête le livre suivi des périodiques, puis des diapositives, des films, et enfin des disques) : seule change l’amplitude des écarts de l’un à l’autre, dûe en particulier à l’impact plus important des médias audiovisuels sur le public non-étudiant.

• On se tourne alors vers un autre type d’explication : l’explication par les conditions de l’offre. La Bibliothèque publique d’information possède un nombre de documents très différent selon les médias : 380 000 livres, 15 000 disques et cassettes, 2 100 titres de périodiques, 1 800 films, 1 600 carrousels de photographies. Il serait normal que la répartition des consultations reflète grosso modo la répartition du fonds.

11 L’une n’est bien évidemment pas sans effet sur l’autre. Mais il suffit de rapprocher les

deux séries de chiffres pour voir immédiatement que le poids des usages ne reproduit pas directement et proportionnellement le poids des stockages. Il s’agit d’une hiérarchie

construite (par la pratique) et non d’une hiérarchie induite (par le volume des documents).

12 L’effet de l’offre joue ailleurs, en termes de disponibilité et non en termes de quantité ; les

conditions de consultation des documents à la BPI sont ici déterminantes : le libre accès théorique à tous les documents quelle qu’en soit la nature se heurte à la fois à des contraintes d’encombrement, liées à la surfréquentation de la BPI, et à des contraintes techniques, liées à la manipulation même des supports.

13 Pour le livre, comme pour le périodique, il suffit de se servir directement sur les rayons et

de s’installer où on veut (où on peut) pour les consulter. Pour le film, la vidéo ou pour le disque, encore faut-il trouver une place libre.

14 L’encombrement n’est pas un problème nouveau dans les bibliothèques. Mais il revêt ici

une signification radicalement nouvelle.

15 Il ne s’agit plus de l’encombrement des supports documentaires eux-mêmes (les messages

audiovisuels occupent infiniment moins d’espace que les messages écrits et l’introduction du vidéodisque, après celle des bases de données, va rompre définitivement le lien qui existait encore entre l’abondance du savoir accumulé et son volume physique), mais de l’encombrement des utilisateurs : tout visionnement de photos ou de films, toute écoute de disque nécessite, à la différence de la lecture de livres ou de presse, le recours à un appareil. On ne peut donc satisfaire simultanément plus de demandes qu’il n’y a de postes d’écoute ou de visionnement : en d’autres termes, si on dispose par exemple de 20

magnétoscopes, 20 utilisateurs vont à eux seuls bloquer les 1 800 films de la BPI (puisque le 21e ne pourra être servi). Alors que 20 lecteurs de livres n’immobilisent jamais que 20

ouvrages, il en restera encore 379 980 à disposition ; ne seront pénalisées que les personnes qui auraient éventuellement voulu lire le même livre. Dans un espace public

d’accumulation et de diffusion des messages qui propose des documents audiovisuels ou des systèmes télématiques d’accès aux données, la disponibilité — ou la rareté comme on voudra — n’est plus proportionnelle au fonds, mais proportionnelle aux dispositifs de consultation.

16 Le problème s’est posé de manière aiguë à la discothèque, où on s’est vite aperçu que les

amateurs de musique de jazz, de rock ou de variété, plus nombreux ou en tout cas plus disponibles pour faire la queue que les amateurs de musique classique, tendaient à occuper progressivement toutes les places de la discothèque, interdisant du même coup l’accès aux autres. D’où la nécessité de créer deux espaces d’écoute distincts, le premier réservé au classique, le second à tous les autres genres musicaux. Le laboratoire de langues avait déjà rencontré cette contradiction : les utilisateurs des méthodes d’anglais, de français, d’allemand et d’espagnol ne laissaient guère de place à ceux qui souhaitaient étudier l’une des 90 autres langues disponibles à la médiathèque ; il a fallu ouvrir un deuxième laboratoire de langues réservé exclusivement aux langues plus rares, pour sauvegarder leur consultation9.

17 L’abandon du principe du « premier arrivé, premier servi » avec la création de deux

filières étanches de consultation ne supprime pas ce phénomène d’exclusion des uns par les autres, mais a pour effet de préserver la diversité des demandes. Plus exactement, il permet de déplacer cette exclusion de manière volontariste en la faisant porter sur tel ou tel groupe d’usagers, même si on peut à l’évidence contester ce renversement de perspective qui consiste, en situation de rareté, à ajuster la demande à l’offre et non l’offre à la demande.

18 La consultation de l’image suit un régime un peu particulier. Un régime à deux vitesses.

Les visiteurs peuvent sélectionner sur catalogue ou en rayon un film ou une série de diapositives, et demander au bibliothécaire de les diffuser sur le projecteur ad hoc (récepteur vidéo, visionneuse diapo). Mais la BPI propose aussi un certain nombre de « programmes fixes » : une présélection de films est diffusée en permanence dans trois petites salles de projection dont le programme change toutes les semaines ; ce sont soit des best-sellers très demandés, soit les dernières acquisitions de la bibliothèque. Et les diapositives sont regroupées par sujet sur des visionneuses réparties dans tout l’espace de la bibliothèque10.

19 Ces divers aménagements n’empêchent pas que la demande d’image, en particulier vidéo,

reste actuellement très nettement supérieure à l’offre. Même si, devant chaque écran, on trouve presque toujours plusieurs spectateurs.

20 Ce caractère collectif de la pratique contrevient à la conception de la documentation qui

est encore bien souvent dominante dans les bibliothèques, où l’on privilégie la démarche individuelle de l’utilisateur. Or à Beaubourg on a vu apparaître très vite des comportements qui s’éloignaient de ce modèle traditionnel, et qui s’en éloignaient différemment selon les types de supports :

• la lecture de l’imprimé, livre ou revue, reste sauf exception une lecture privative : on lit rarement à deux, chez soi comme ailleurs ;

• par contre, bien que cela n’ait pas été prévu à l’origine, la demande d’écoute à deux ou à plusieurs d’un disque (ou d’une cassette) n’est pas rare, et il a fallu y réserver des places ;

• avec les diapositives, le phénomène est encore plus net. Il n’est qu’à se promener dans les espaces de la BPI pour constater que la configuration la plus courante est la présence de deux personnes devant chaque projecteur, et cela malgré l’installation dissuasive d’un seul siège fixé au sol face à l’écran11 ;

• quant aux films vidéo, ils provoquent la concentration maximum de public. A la place ou aux trois ou quatres places généralement prévues par récepteurs s’ajoutent souvent des spectateurs debout derrière qui suivent, sans casque donc sans le son, le fil des images. La BPI serait-elle le dernier centre de projection d’un cinéma « muet » ?

21 Dans une situation de confrontation, au sein d’un espace public, de tous les médias sur

tous les sujets, on constate donc une tendance générale qui va de la privatisation à la

socialisation des usages, quand on passe des supports imprimés aux supports audio, des supports audio aux supports visuels, et des supports visuels aux supports audiovisuels.