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CHAPITRE 1 – LE TOURNANT GESTIONNAIRE DES ÉTABLISSEMENTS DE SANTÉ

4. LES PROFESSIONNELS DE SANTE FACE A LA MONTEE DES CONTRAINTES

Le tournant gestionnaire des établissements de santé a transformé en profondeur – et continue de le faire – le travail de tous les acteurs des établissements de santé. Examinons brièvement la manière dont il est perçu par quelques uns des acteurs centraux du système de soin, ceux pour lesquels il existe de nombreuses études : les médecins, les cadres de santé et les membres des équipes de soin. Mais ce ne sont pas les seuls impactés, loin s’en

faut. Trop peu de recherches se sont intéressées à d’autres populations tout aussi essentielles au fonctionnement des établissements de santé, comme les agents de service, les brancardiers, les employés administratifs, les services logistiques et techniques, les membres de la direction administrative avec les nouveaux métiers apparaissant parmi eux.

4.1. Les médecins face à la logique gestionnaire

La recherche coordonnée par M. ESTRYN-BEHAR (2010) sur la perception des médecins sur leurs conditions de travail confirme combien les changements sur le contenu du travail ont pu être souvent sous-estimés et génèrent chez ces derniers des sentiments forts de colère ou de révolte lorsqu’ils décrivent la pénibilité de leur activité. L’étude cite une recherche allemande qui atteste que la dimension « administrative » de leur travail et le temps passé en réunions réduisent effectivement la part médicale et relationnelle à la portion congrue. Face à la « difficulté de faire [leur] métier » (p. 43), les médecins « tirent la sonnette

d’alarme devant le trop de formalisation et de protocolisation » (p. 47), constate

M. ESTRYN-BEHAR, et dénoncent les tensions avec les membres de l’administration.

Nombre de recherches ces dernières années se sont intéressées à la manière dont les médecins perçoivent ou s’approprient la logique gestionnaire. Dans sa thèse consacrée aux effets de la pression financière sur le comportement des médecins, I. GEORGESCU conclut que, malgré la pression ressentie, les médecins semblent globalement intégrer la logique financière et s’y adapter, celle-ci n’étant pas perçue pour autant comme incompatible avec leur activité médicale (2010, p. 300-301). C’est ce qu’atteste également une recherche d’E. MINVIELLE et ses collègues (2008) sur la perception de la performance parmi les différents acteurs de l’hôpital, affirmant que les valeurs des médecins, soignants et administratifs seraient au fond largement communes. Une tendance perçue également par G. LOUBET, auteur d’une thèse sur les « médecins-gestionnaires ». Celle-ci constate que les médecins, qui pourtant évoquent rarement la performance et l’envisagent toujours d’abord comme satisfaction du patient et qualité des soins, reconnaissent globalement la validité des indicateurs financiers pour mesurer la performance de l’établissement (2005). Toutefois, une chose est de reconnaître la nécessité de la performance économique, une autre de s’approprier véritablement les outils et la logique gestionnaire. Une recherche de G. DECHAMP et C. ROMEYER observe que l’appropriation de la réforme du plan « Hôpital

2007 » relèverait plutôt du détournement du dispositif pour renforcer leur rôle

professionnel et le positionnement de la communauté médicale (2006).

A l’issue de son analyse sur les restructurations des cliniques privées, D. PIOVESAN repère un retour vers des formes plus « artisanales » de cliniques basées sur des « communautés

médicales » de médecins, « entrepreneurs de santé » (CLAVERANNE et al., 2003, p. 74),

souhaitant retrouver une plus grande autonomie et la maîtrise de leur outil de travail, en réaction au tournant gestionnaire de ces dernières années imposé par l’arrivée d’investisseurs non-médicaux dans les établissements de santé (PIOEVSAN, 2003, p. 390- 400).

J-P. DUMOND constate quant à lui que les évolutions récentes du monde de la santé conduisent à un renversement des pouvoirs au profit des rôles de gestion. Les médecins sont désormais tenus de rendre compte de leur activité, d’atteindre des objectifs. Ils vivent cette perte de « la capacité à exiger d’autrui » comme une « prolétarisation » de leur rôle de soin face à des directeurs aux préoccupations financières (2003, p. 76). D’autant plus qu’au fil des réformes il a été demandé aux médecins de prendre en compte de plus en plus de contraintes économiques, d’augmenter leur activité sans pour autant qu’ils en perçoivent le bénéfice en termes de moyens, et d’assumer un nombre croissant de responsabilités gestionnaires qui jusque là leur étaient étrangères (DE POURVILLE, 2010). L’appropriation progressive des outils de gestion, ne serait-ce que du fait des applications budgétaires qu’ils permettent et sur lesquels les médecins sont de plus en plus responsabilisés, tout comme la participation aux instances diverses pour lesquelles ils sont sollicités, ne sont pas vécues par eux comme du « vrai travail ». Elles relèvent de l’obligation institutionnelle mais n’apportent aucune reconnaissance symbolique ni rétribution particulière (SCHWEYER, 2003, p. 258).

Les exigences économiques s’avèrent parfois contradictoires avec les exigences de soins de qualité, où l’on se doit de ne pas compter, plaçant le corps médical face à des paradoxes. C’est le cas particulièrement pour ceux en responsabilité managériale comme le sont les chefs de pôle, directement confrontés aux tensions que requiert inévitablement la recherche de la performance et qui doivent rendre compte de leurs décisions à la direction comme à leurs collègues. A. VALETTE et ses collègues ont constaté que la manière dont les chefs de pôle font face aux paradoxes peut être très diverse selon les profils, depuis une attitude schizophrénique jusqu’à une résolution innovante capable de dépasser la contradiction. Ces situations ne génèrent pas systématiquement de la souffrance (2011).

4.2. Les cadres sous tension

Placés à la croisée des logiques médicale, soignante et gestionnaire, les cadres de santé sont tout particulièrement exposés aux tensions et aux paradoxes qui caractérisent tout management de proximité. La récente mission sur les cadres hospitaliers (DE SINGLY, 2009) a mis en évidence à la fois les tensions entre ces logiques différentes sinon antagonistes,

mais aussi celles entre le rôle managérial et leur rôle technique d’expert dans le soin, et enfin entre le contrôle de l’activité toujours plus important et la nécessaire autonomie des équipes. L’activité du cadre au carrefour de ces logiques fait d’eux des « fabricants de

cohérence » et des « absorbeurs d’écarts » (LAUDE, 2010).

P. BOURET décrit l’activité des cadres de santé comme un travail de lien « entre un

système de production de soins et un système technocratique et gestionnaire devenu en même temps de plus en plus abstrait et lointain et de plus en plus contraignant ». Elle

met en évidence, par une observation ethnographique de leur travail, la constante « activité de rattrapage » des cadres de santé pour réparer des oublis ou erreurs, permettre des réajustements, éviter que les situations ne se dégradent, maintenir la cohérence de l’ensemble (2008, p. 735-736). Or cette activité, précisément parce qu’elle est invisible, nécessite par conséquent une mise en scène pour donner à voir le travail du cadre et sa capacité d’agir (LAUDE, 2010, p. 15)21.

Ce rôle est d’autant plus délicat pour eux qu’ils se sentent souvent isolés, ne constituant pas un collectif homogène ni dans la manière dont ils se situent par rapport à la logique managériale (DIVAY et GADEA, 2008) qui fait d’eux de plus en plus des « cadres

gestionnaires » (FERONI et KOBER-SMITH, 2005), ni dans la conception même qu’ils ont de

leur fonction par rapport au collectif soignant (SAINSAULIEU, 2008).

Tandis qu’ils se considèrent pour beaucoup comme partie intégrante de l’équipe de soins dont ils ont la charge (à 63 % selon une enquête d’I. SAINSAULIEU), ils se vivent très rarement (pour seuls 3 % d’entre eux) comme des relais de la direction (SAINSAULIEU, 2008, p. 668), qui pourtant attend d’eux qu’ils soient « porteurs de la rationalisation » (DIVAY et GADEA, 2008, p. 678). La perception des infirmiers qu’ils encadrent est cependant très différente de l’image qu’ils se font de leur rôle : les cadres de santé sont vus par leurs subordonnés comme fortement hiérarchiques, gérant peu les relations dans l’équipe, favorisant peu la participation (alors que 90 % d’entre eux s’en réclament), « toujours en réunion » ou occupés par les plannings (SAINSAULIEU, 2008, p. 673). Ils partagent en revanche avec leurs équipes leurs préventions contre « la gestion qui éloigne

du soin » (p. 672).

Face à la « gestionnarisation » de leurs pratiques (SAINSAULIEU, 2008, p. 666), tous les auteurs constatent la difficulté des cadres de santé à « faire le deuil » de leur passé infirmier pour devenir les managers qu’ils sont désormais appelés à être ; une « bataille » intérieure symbolique qui les pousse à agir en « homme ou femme de l’organisation et non

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Notons que cette mise en scène de l’activité de régulation n’est pas le propre des cadres de santé : on la retrouve dans toute situation de management intermédiaire (DIETRICH, 2009).

en homme ou femme de la profession » et à adhérer à la logique gestionnaire dont ils se

trouvent désormais malgré eux les relais (DIVAY et GADEA, 2008, p. 679-680).

Outre la tendance au « management hyper-affectif » caractéristique de la culture des établissements de soin (HART et MUCCHIELLI, 1994), encore fréquente notamment parmi les cadres non formés, A. MUCCHIELLI propose une analyse intéressante des « défaillances

permanentes en management des cadres infirmiers » (1997). Le « jeu de l’évitement des responsabilités managériales » (cf. schéma ci-dessous) est selon lui diffus dans l’ensemble

de l’organisation, un « symptôme de faiblesse du management » (HART et MUCCHIELLI, 1994, p. 68) à tous les niveaux hiérarchiques qui conduit chacun des acteurs à éviter la mise à l’épreuve de ses aptitudes managériales.

Schéma 3 : Le jeu de l’évitement des responsabilités managériales

Source : MUCCHIELLI, 1997, p. 441

Un « jeu de mistigri de la responsabilité » (GIRIN et GROSJEAN, 1996, p. 6) qui rejoint l’analyse de la « division sociale du travail d’organisation » décrite par M-A. DUJARIER (2006) ou de la situation intenable de managers intermédiaires dans l’industrie décrite par T. BERTRAND et A. STIMEC (2011, p. 141).

A. MUCCHIELLI, soulignant que les « défaillances des cadres » ne sont pas une « faute

individuelle » mais une difficulté collective à laquelle la formation ne changera rien (1997,

p. 442), invite par conséquent à « toujours plus de réflexion collective, d’actions

concertées et d’implication de toute la hiérarchie » (p. 439). Sa conclusion, comme celle

de M. GROSJEAN et de M. LACOSTE (1999) ou encore de M. ESTRYN-BEHAR à l’issue de sa recherche sur les médecins qu’elle a dirigée (2010), met en évidence la nécessité d’espaces de discussion, favorisés à la fois par l’aménagement des locaux, l’organisation du temps de travail et l’habitude de partager les informations au sein d’équipes véritablement pluridisciplinaires, sans quoi la souffrance des professionnels devient criante (ESTRYN-BEHAR et al., 2010, p. 46).

C’est en quelque sorte aussi le constat de M. RAVEYRE et P. UGHETTO, même si ceux-ci ne le rapportent pas aux cadres de proximité, lorsqu’ils dénoncent le fait que les questions d’organisation du travail, les activités d’ajustement et de coopération au niveau local qu’ils nomment « autorégulation », non seulement ne sont pas reconnues par ceux qui en sont les acteurs mais constituent le plus souvent la part impensée des restructurations, qui ne fait jamais l’objet de négociations ou d’une prise en charge par la hiérarchie (2003, p. 114-116). Le travail d’organisation, point aveugle à tous les niveaux (GROSJEAN et LACOSTE, 1999, p.171-175) déjà pointé par M. BINST (1990), demeure le « chaînon

manquant » de la plupart des organisations de santé (MOISDON, 2008).

L’absence de management, conjugué aux effets du tournant gestionnaire, peut se révéler un élément capital dans le développement de dysfonctionnements organisationnels, de conflits et de violence dans les équipes (CINTAS, 2007).

4.3. Le malaise des soignants

La constatation d’un « malaise des soignants » (SAINSAULIEU, 2003) n’est pas nouvelle. Dès la fin des années 1980 et le début des années 1990, plusieurs travaux mettent en évidence le syndrome du « burn-out » chez les infirmières22 et les signes d’un épuisement émotionnel élevé (NEVEU, 1996). La problématique du « burn-out » fait alors l’objet d’une appropriation par les directions hospitalières, les formateurs des instituts de formation en soins infirmiers et la presse professionnelle infirmière qui contribuera à diffuser largement le terme (LORIOL, 2003), dans le contexte d’une profession qui se construit et que l’on peut considérer comme particulièrement portée à une vision psychologisante du travail (BOUFFARTIGUE, 2010).

A l’instar de M. RAVEYRE et P. UGHETTO (2003), F. ACKER constate elle aussi que la définition du travail et de son organisation constitue la part oubliée des restructurations hospitalières, engendrant des sentiments de malaise chez les soignants (2004). Après avoir dans un premier temps permis un recentrage des infirmières sur les tâches de soin, les réformes ont aussi augmenté fortement les activités de planification et de coordination, se traduisant par un travail « plus émietté » et intégrant des dimensions qui ne sont pas pensées par les infirmières comme un « réel travail » (p. 64). Chacune intervient désormais sur une séquence d’activité, le travail en amont ou en aval étant assuré par d’autres collègues, (par exemple les consultations infirmières préopératoires ou la

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Comme généralement dans les articles sur le sujet, nous utilisons le féminin car la profession est encore constituée en 2000 à plus de 90 % de femmes mais nous y incluons bien entendu les infirmiers (ACKER, 2003).

délivrance des chimiothérapies), en dehors du temps et parfois des structures d’hospitalisation. Si ces nouvelles formes d’exercice permettent de développer de nouveaux rôles et compétences, les infirmières des services de soin se sentent néanmoins dessaisies d’une « approche globale » du patient demeurant le modèle professionnel de référence et d’une partie de leur rôle d’éducation et de surveillance.

Avec l’augmentation de la charge de travail, elles ont le sentiment de n’avoir plus suffisamment le temps pour l’écoute et la « relation d’aide » (p. 65), assuré de plus en plus par les aides-soignantes voire par des bénévoles extérieurs (ACKER, 2005, p. 174-175). Le phénomène est particulièrement marqué dans les services ambulatoires n’accueillant les patients que pour quelques heures, où même les tâches communicationnelles se trouvent démultipliées (GROSJEAN et LACOSTE, 1999, p. 129). Les travaux nord-américains sur le « virage ambulatoire » démontrent l’alourdissement de la charge de travail et le rythme soutenu qui en résulte pour les soignants (LAPOINTE et al., 2000).

L’augmentation de la charge de travail se répercute également sur l’activité des aides- soignantes, qui se retrouvent parfois cantonnées à un travail de « toilettes à la chaîne » (ESTRYN-BEHAR et al., 2003, p. 8) sans reconnaissance de la part de l’équipe soignante, pour qui elles restent encore souvent « un personnel invisible » (ARBORIO, 2001).

Inversement, l’augmentation de la charge et le manque de personnel, accentuant la fréquence des situations d’urgence, sont susceptibles de conduire à un glissement de certaines tâches des infirmières vers les aides-soignantes et des aides-soignantes vers les agents de service. Ces glissements peuvent être lus comme une stratégie collective de défense (DEJOURS, 2008) pour pouvoir assumer l’activité au quotidien, malgré la formalisation des responsabilités dans le cadre de la certification (CINTAS, 2007, p. 216- 217). Néanmoins, l’insécurité s’accroît pour le personnel, renforcée par l’absence du management et l’effritement du soutien social (p. 228-229).

En parallèle, le travail administratif augmente : les exigences de la traçabilité supposent désormais de tout écrire, les modes de transmission sont formalisés, les formulaires à remplir et les protocoles à rédiger se multiplient (ACKER, 2005, p. 173). F. ACKER observe que ce sont d’ailleurs initialement les infirmières elles-mêmes, dans leur volonté de légitimer leur profession, qui ont développé toute une panoplie d’outils de gestion administrative des soins infirmiers, avec le soutien de la Direction des hôpitaux qui y voyait le moyen d’objectiver et de formaliser des pratiques jusque là mal connues (1991, p. 133- 134). Une analyse ergonomique du travail des infirmières dans des services hospitaliers a constaté que la traçabilité sur écran occupe entre 15 et 30 % du temps des infirmières, sans que ces documents médico-légaux ne soient jamais un support pour le travail des équipes

(ESTRYN-BEHAR et al., 2009). Au total, les infirmières observées passaient de 25 % à 55 % de leur temps dans un bureau, alors qu’elles ne se concertent que très peu entre elles - moins de 10 % de leur temps selon une autre étude ergonomique (CHAUMON et al., 2009).

Or ces activités administratives, tout comme le travail d’organisation ou d’articulation, encore augmentées lors des périodes de restructuration, sont considérées comme « parasites » vis-à-vis du « vrai » métier et rarement intégrées dans l’organisation et l’évaluation de la charge de travail (RAVEYRE et UGHETTO, 2003 ; 2006), voire « déniées » et donc engendrant de la culpabilité (GROSJEAN et LACOSTE, 1999, p. 173). Ce « défaut

d’organisation » accentue d’autant plus le sentiment d’une charge excessive et de

conditions de travail de plus en plus pénibles (RAVEYRE et UGHETTO, 2003).

Avec le développement des démarches qualité, les infirmières et les aides-soignantes sont elles-aussi sollicitées pour participer à des groupes de travail et à l’évaluation de leurs pratiques comme de l’ensemble des processus organisationnels. Certaines participent directement à la gestion du flux des patients, coordonnent l’activité dans les blocs opératoires ou en ambulatoire, réorganisent les rendez-vous ou les séquences de soin. Ces tâches nouvelles d’articulation supposent une intense activité communicationnelle et un travail supplémentaire d’écriture ou de saisie (ACKER, 2005, p. 177).

Le contenu des tâches évolue, les gestes deviennent plus techniques et exigent de manipuler des technologies plus sophistiquées, l’information à transmettre plus pointue et plus fréquente. A la charge physique et émotionnelle s’ajoute la charge cognitive : sans cesse interrompues23, les infirmières doivent constamment réarticuler une quantité croissante d’informations, dans un contexte de risque accru et d’exigence plus forte des patients et des familles, quand justement les médecins sont de moins en moins présents. L’excès de paramètres et de contraintes, au lieu de former un cadre régulateur rassurant, perturbent et brouillent l’organisation du travail et la compréhension de l’environnement (RAVEYRE et UGHETTO, 2003). Ceci alors même qu’il faut toujours plus « faire vite » en évitant la moindre erreur et le moindre dysfonctionnement. La vigilance doit être constante, ce qui peut se révéler particulièrement difficile lorsque des pratiques de flexibilité et de polyvalence conduisent les soignants à passer d’un service à l’autre sans connaître les patients (MAINHAGU, 2010b). Parmi les principales pénibilités relevées par l’étude PRESST- NEXT24 et conduisant les soignants à songer à quitter la profession, on trouve justement

23

Dans un service observé par l’équipe de M. ESTRYN-BEHAR, le temps « embolisé par des

interruptions » dépassait 22 % du temps de travail (2009, p. 99). 24

Étude « Santé, satisfaction au travail et abandon du métier de soignant » coordonnée par M. ESTRYN-BEHAR (2004). Ces résultats se trouvent également confirmés dans une étude sur les infirmières canadiennes (ZEYTINOGLU et al., 2007).

l’inquiétude de ne pas faire bien son travail25, de ne pas savoir ce que l’on peut dire sur un patient et la crainte de faire des erreurs (ESTRYN-BEHAR, 2004, p. 40-41).

La réduction des durées de séjour rend également statistiquement plus fréquentes les situations psychologiquement lourdes pour les soignants, comme par exemple les annonces de diagnostic difficile nécessitant un accompagnement spécifique des patients. Or, selon l’étude PRESST-NEXT, deux tiers des soignants estiment manquer du soutien du collectif nécessaire pour affronter ces situations (ESTRYN-BEHAR, 2004, p. 25). De plus, nombre d’entre eux n’ont pas la possibilité d’échanger suffisamment avec leurs collègues, que ce soit lors des transmissions ou dans des temps d’échanges sur la vie du service, souvent trop rares ou inexistants. C’est pourtant un critère essentiel réduisant significativement les troubles de santé mentale (p. 32-35) et la volonté d’abandonner la profession (p. 61)26. Les travaux de M. LORIOL (2009) confirment également le rôle essentiel des échanges entre collègues sur le travail afin de pouvoir faire face aux situations pénibles et construire collectivement un sens acceptable pour les événements difficiles. L’auteur note, à l’instar de M. ESTRYN-BEHAR (2004 ; 2010), que la construction discursive des conditions de travail doit s’accompagner des agencements organisationnels (GIRIN, 1995) les rendant possibles (LORIOL, 2009, p. 29). Or ceux-ci semblent précisément de plus en plus menacés par les modes d’organisation induits par le tournant gestionnaire.

*

L’intensification du travail et la charge supplémentaire engendrées par le tournant gestionnaire sont donc largement rapportées dans la littérature. C’est aussi le cas du malaise des professionnels de santé face à une montée des contraintes qui ne s’est pas toujours accompagnée de la préservation des espaces nécessaires pour gérer collectivement cette situation nouvelle. Les contraintes économiques pèsent désormais lourd sur le travail. Paradoxalement, les outils portés par le tournant gestionnaire, souvent vécus comme une charge supplémentaire dans un contexte où le travail est déjà très tendu, avaient pourtant pour objectif – souvent en partie aussi pour effet - une « rationalisation négociée de l’organisation » (MINVIELLE, 2000 ; REVERDY et VINCK, 2003) et une plus grande prise en compte de la dimension médicale et soignante, appelée à se conjuguer avec les exigences gestionnaires. Mais l’apprivoisement réciproque qu’ils