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CHAPITRE 1 – LE TOURNANT GESTIONNAIRE DES ÉTABLISSEMENTS DE SANTÉ

3. L’IMPACT DU TOURNANT GESTIONNAIRE SUR LE TRAVAIL

3.1. L’intensification du travail

Le tournant gestionnaire impacte fortement le travail des professionnels de santé. La nécessité d’une réduction des coûts, accompagnée de la diminution des durées moyennes de séjour, a conduit les établissements, pour dégager des économies d’échelle, à accroître l’activité pour un même nombre de lits, parfois même avec des capacités d’accueil en diminution. La rotation des lits augmente et avec elle s’impose une gestion de l’activité « en flux tendus ». A peine un patient sorti, il est remplacé par un autre souvent déjà arrivé, qu’il faut accueillir et pour lequel toute la planification des soins doit être rapidement mise en place. Entre temps, il aura fallu faire le ménage des chambres ou désinfecter intégralement les salles d’opération selon des normes d’hygiène de plus en plus strictes. Le phénomène est encore plus marqué dans les services ambulatoires, confrontés à un flux continu de patients qui entrent et ressortent dans la journée pour des

interventions souvent brèves. La charge de travail est de plus en plus lourde et s’accompagne fréquemment du sentiment d’un manque de personnel pour y faire face. Lorsque les tensions se font sortir trop fortement, certains individus tendent à se protéger par des modes de retrait partiel de l’activité que peuvent constituer les formes de travail à temps partiel ou l’absentéisme occasionnel (BARET, 2002 ; BOURBONNAIS et al., 2005). Dans des professions déjà caractérisées par une pénurie de personnel et des modalités de travail flexibles, les ajustements constants des plannings qui sont à la fois cause et conséquence de ce phénomène, pèsent lourd sur l’activité et représentent une contrainte supplémentaire non négligeable tant pour les soignants que pour les cadres chargés de gérer les effectifs et les remplacements. Le phénomène s’alimente lui-même lorsque pour des raisons économiques on tend à limiter les remplacements et à faire peser les conséquences de l’absentéisme sur les salariés en poste, intensifiant encore le travail (DIVAY, 2010).

L’intensification du travail est également augmentée par le développement du travail administratif qui s’y ajoute : il faut désormais coder chaque acte dans le PMSI et saisir – possiblement en temps réel – des informations dans divers outils de gestion permettant de garantir la traçabilité, de piloter l’activité et de surveiller les coûts. Les réunions se multiplient : on ne compte plus les instances obligatoires pour le suivi de la qualité, la gestion des risques, la sécurité, l’hygiène, la participation des usagers, du personnel, les conditions de travail, la coordination entre les utilisateurs du plateau technique, etc. La démarche d’amélioration constante de la qualité imposée par la certification nécessite de mettre en place d’innombrables protocoles et procédures, requérant à chaque fois des groupes de travail impliquant diverses catégories de personnel et se traduisent souvent par des commissions ou comités qui deviennent ensuite plus ou moins permanents.

3.2. La montée des contraintes réglementaires et de l’évaluation

J. DE KERVASDOUÉ recensait il y a quelques années déjà dans un hôpital de province pas moins de quarante-deux familles de règlements auxquels l’établissement est soumis et pour lequel des procédures sont mises en place (2007, p. 60-62). Depuis, elles n’ont cessé de se multiplier. La V2010 de la certification indique pas moins de quatre-vingt-deux rubriques de critères à examiner dans le cadre de la démarche qualité (voir sommaire page suivante), pour lesquels à chaque fois une politique doit être prévue et des indicateurs définis, des actions sont censées être réalisées selon des méthodes formalisées et un suivi mis en place dans le cadre de dispositifs d’amélioration continue.

Aux nombreuses exigences de la certification, s’ajoutent dernièrement les principes de développement durable, la plus grande sensibilité aux attentes des patients et la pression due à la judiciarisation croissante de la société nécessitant une traçabilité impeccable. Les soignants sont en effet de plus en plus confrontés à des patients exigeants, informés (plus ou moins bien, par Internet) et désireux de l’être, de prendre part aux décisions qui les concernent. On les sollicite pour évaluer la qualité de l’établissement, on s’adapte à leurs demandes concernant les repas ou l’équipement des chambres. Ils comparent les palmarès des établissements de santé établis chaque année par les grands médias nationaux et s’attendent à trouver une qualité de prise en charge et un niveau de confort auxquels ils sont très sensibles, n’hésitant pas à exprimer les motifs de leur insatisfaction, que les directions scrutent et analysent à travers des enquêtes régulières.

Parallèlement, la pression augmente du fait de la menace, largement véhiculée par les médias et la société, qu’ils portent plainte en cas d’erreur ou de dysfonctionnements au cours de leur prise en charge. Cela suppose donc pour les professionnels de santé une vigilance constante à l’information donnée, à la retranscription par écrit dans les dossiers, non seulement des prescriptions médicales et des actes de soin réalisés mais également de toutes les interactions et de tout événement susceptible ensuite d’être vérifié.

On multiplie les procédures pour garantir l’exactitude et l’exhaustivité des dossiers patients ; chaque acteur doit pouvoir prouver qu’il a fait tout ce qui était en son devoir. Sur les panneaux d’affichages du personnel, on ne trouve plus seulement les lettres de remerciement des patients ou de leurs familles, mais aussi de plus en plus fréquemment les courriers de plainte adressés à la direction, que celle-ci fait circuler dans l’établissement pour rappeler à chacun sa responsabilité.

3.3. La complexification des processus et de la coordination

Même lorsqu’on accueille plusieurs centaines ou milliers de patients chaque jour, que l’activité est de plus en plus standardisée, il faut savoir « gérer la singularité à grande

échelle » (MINVIELLE, 1996 ; 2000). La prise en charge des patients est en effet un

processus complexe du fait de la variété des cas rencontrés, de la variabilité permanente de son déroulement dont l’évolution n’est jamais initialement connue et toujours aléatoire, et de l’intensification due à la recherche d’efficience dans la production de soins (MINVIELLE, 2000, p. 10-11). La gestion des prises en charge requiert donc à la fois standardisation, coordination et adaptation pour continuer de s’ajuster à chaque cas malgré le « productivisme » qui se développe jusque dans les soins (SAINSAULIEU, 2003).

C’est ce que P. ZARIFIAN appelle la contrainte « événementielle » (1995), qui vient s’ajouter aux contraintes de type industriel et de type marchand qui pèsent sur le travail. Par ailleurs, la taille des établissements et le développement des techniques supposent une coordination toujours plus grande entre un nombre d’acteurs qui ne cesse de croître : services de soin, services administratifs et fonctionnels, restauration, services hôteliers, plateau technique, urgences, mais aussi laboratoires d’analyses, centres d’imagerie médicale, services de consultation externes, sociétés d’ambulances… Un hôpital peut compter jusqu’à 180 métiers différents (DE KERVASDOUÉ, 2007, p. 43), dont les tâches sont strictement définies par la loi pour bon nombre d’entre eux touchant au soin. Il y aurait aujourd’hui plus d’une centaine de spécialités médicales. Les établissements travaillent pour 95 % d’entre eux (CORDIER, 2008) au sein de réseaux, s’associent avec d’autres structures aux compétences et aux équipements complémentaires, ils mobilisent des services volants mutualisés. Ils doivent coordonner leur activité avec la médecine de ville, les services de soin à domicile, les diverses structures aval pour qu’au plus vite les patients puissent sortir ou trouver une place ailleurs.

Paradoxalement, face à cette complexification croissante, le langage de la gestion apparaît comme porteur d’une excessive simplification et la capacité de ses outils à décrire le travail limitée par rapport à l’expérience subjective du travail de soin (MOLINIÉ, 2010).

« Trop » et surtout « de plus en plus », tels sont les termes grammaticaux parmi les plus fréquemment employés par les médecins lorsqu’ils parlent de leur travail et de ce qui fait sa pénibilité, associés également au registre du manque et de l’absence de moyens et de ressources (ESTRYN-BEHAR et al., 2010, p. 39-41). Il y a donc bien de la part des professionnels de santé, et pas seulement des médecins, le sentiment d’une montée en charge, d’une transformation des conditions de travail, de leur dégradation croissante. Analysons ce que cette plainte exprime et de quelle manière les évolutions engagées par le tournant gestionnaire dans le champ de la santé sont perçues par les professionnels du secteur.