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Chapitre 2. Chas Tenenbaum

2.3 Processus de construction identitaire

2.3.3 Processus de construction identitaire : la mutation finale

En faisant intervenir des événements au moment opportun, le récit cinématographique a cela de particulier qu‟il peut transformer les âmes et les sauver. Par la mise en intrigue et la médiation de l‟identité narrative, l‟aîné échappe à sa déconstruction identitaire, à ses névroses, et peut redevenir lui-même. Les concepts ricoeuriens d‟innovation et de sédimentation prennent ici tout leur sens. L‟auteur stipule que

[l]a dialectique de l‟innovation et de la sédimentation, sous-jacente au processus d‟identification, est là pour rappeler que le caractère a une histoire, contractée dirait- on, au double sens du mot "contraction" : abréviation et affection. Il est compréhensible dès lors que le pôle stable du caractère puisse revêtir une dimension narrative comme on le voit dans les usages du terme "caractère" qui l‟identifient au personnage d‟une histoire racontée; ce que la sédimentation a contracté, le récit peut le redéployer35.

Le retour de Chas à lui-même, son « retour de la liberté à la nature36 », au plaisir de vivre, nécessitera, selon les principes jungiens, l‟intégration des contenus refoulés, c‟est-à-dire l‟accomplissement de l‟individuation. Il faudra pour Chas que le père commence finalement à assumer sa fonction pour que l‟identité du fils retrouve sa stabilité.

Les raisons qui motivent Royal Tenenbaum à retourner auprès des siens sont diverses, mais l‟une d‟entre elles ouvre la voie à la mutation de la relation père-fils.

Lorsque Royal apprend que Henry Sherman a proposé à son ex-femme de l‟épouser, il ressent le besoin de se réapproprier ce qu‟il croit lui revenir de droit, sa famille. De son côté, Chas n‟est pas davantage prêt à accepter monsieur Sherman. Au cours d‟une discussion familiale, Chas refusera d‟ailleurs d‟appeler le comptable par son prénom. Face à ce rival pour l‟affection de la mère, le père et le fils se transforment en quelque sorte en alliés. Cette situation est également propice à la réintroduction du processus menant à la dialectique des sublimations en vertu duquel Royal devra s‟imposer comme obstacle consistant entre son fils et Etheline. Même si Royal ne parvient pas à gagner le cœur de sa femme de nouveau, il peut malgré tout devenir aux yeux de sa progéniture le modèle de père qu‟il aurait toujours pu être. En acceptant au final que son ex-femme épouse Henry, Royal permet au désir de Chas envers la mère de muer en désir de « devenir père », dans la mesure où il peut constituer un exemple pour son fils.

Dans la perspective de mutabilité dans la cohésion d‟une vie qu‟ordonne la médiation de l‟identité narrative37, on accepte que l‟identité de Chas soit affectée par l‟affirmation paternelle de Royal. Ce dernier saura reprendre les rennes de la famille des mains de son fils dès lors qu‟il décidera d‟en affronter l‟autorité. C‟est par l‟entremise d‟Ari et de Uzi que Royal confrontera d‟abord son fils. Déplorant l‟éducation stricte ou hyper-encadrée de Chas pour ses rejetons, Royal choisit de remplir sa fonction de grand- père et d‟offrir aux enfants une toute autre perspective de vie, plus ludique. De cette façon, il leur offre également de développer les caractéristiques de masculinité qui leur font défaut. Après avoir obtenu un semblant d‟approbation d‟Etheline, il se lance alors dans une folle journée pour éviter qu‟Ari et Uzi ne grandissent en ayant peur de la vie. Il leur apprend les joies de l‟imprudence, du courage et la gestion de prise de risques. La séquence consacrée à cette journée contraste admirablement avec les autres plans qui mettent en scène les enfants avec leur père : elle comporte une succession de plans d‟action, de rapides mouvements de caméra, un thème musical enjoué et un évident plaisir de la part des protagonistes, qui diffère de leur sentiment quotidien de monotonie. Évidemment, cette sortie jadis réservée à Richie soulève l‟ire de Chas. La séquence qui se déroule ensuite dans l‟armoire de jeux revêt une importance capitale dans la mutation identitaire et dans la guérison psychique de Chas. Il s‟agit en fait de la première fois où l‟on voit Royal

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s‟emporter contre son fils et tenter de le raisonner. Il fait part à ce moment de sa préoccupation à l‟égard de Chas en lui disant : « I think you‟re having a nervous breakdown ». Après cette discussion, Royal retrouve dans cette même armoire son trophée de sanglier, ce qui est symboliquement révélateur. Quelques minutes plus tard, Royal demandera à Margot pourquoi ils ne font pas tuer les souris qui rôdent partout dans la maison. Lorsqu‟elle lui apprendra que ce sont les bêtes inventées par Chas, il répondra que son fils devrait au moins les garder en cage. En cherchant à encadrer ses enfants, Royal siège désormais sur le trône paternel et commence à exercer son rôle, son autorité. Chassé de la maison après que le mensonge de sa mort annoncée ait été démasqué, il ira jusqu‟à se trouver un emploi à l‟hôtel. Il renoue ainsi avec les réalités de la vie de père et les responsabilités qui y sont rattachées. Perturbé par la nouvelle trahison de son père et par le début de transformation que ce rapprochement a provoqué en lui, Chas semble ensuite refuser les avances affectives de Royal pour la forme. De plus, il paraît finalement faire la paix avec M. Sherman lorsqu‟il apprend que, tout comme lui, ce dernier a longtemps supporté son veuvage. La douceur et la rigueur dont fait preuve M. Sherman contrastent avec la folie de Royal et permettent à Chas d‟aspirer à une position médiane entre son père et ce nouveau substitut de père qu‟il accepte désormais.

Le cheminement accompli par Chas l‟a conduit au point culminant de son identité en reconstruction. Il prendra conscience de la mutation qui doit s‟accomplir lors du remariage d‟Etheline. À cette occasion, Chas s‟attaque à Eli qui, sous l‟effet de narcotiques, a percuté en voiture la maison d‟Etheline et écrasé Buckley, le chien d‟Ari et de Uzi. Ce faisant, Eli est passé à deux doigts de tuer les enfants, que Royal a sauvés. Il est à noter que le symbolisme animal du film passe également par la figure canine, Buckley, cerbère gardien de la porte qui ouvre sur le monde des morts. Ce dernier se pointe le museau dans tous les moments du film où il est question de mort ou du danger de mort38. Ayant frôlé la mort à quelques reprises, le chien périra finalement dans cet accident mais sera remplacé par un dalmatien que Royal offrira à la famille de son fils. Ce nouveau chien devient symbole de la réconciliation père-fils. Comme les souris que Chas élevait, il s‟agit d‟un dalmatien. De plus, comme celui-ci était le fidèle compagnon des pompiers, il risque d‟apaiser la crainte des incendies qu‟avait Chas. C‟est la démonstration de courage de

Royal qui, avec les excuses qu‟il adresse à Chas, posera le dernier maillon de la chaîne de la réconciliation. Ce mea culpa libère Chas du poids de cette colère et de cette rancune qu‟il avait envers son père. Le fardeau de l‟héritage psychique paternel que portait Chas peut retomber et la mutation de l‟identité du fils aîné peut enfin s‟opérer. Il accède à sa réelle place au sein de son existence, celle du fils de Royal Tenenbaum et du père d‟Ari et de Uzi. Fidèle à lui-même, nous laissant l‟identifier et le ré-identifier comme même, Chas conserve son ensemble de sport, dont il peut désormais profiter à juste titre, bravant le monde avec ses enfants et son père. Du décès de ce dernier, il sera le seul témoin, en compagnie de son nouvel ami canin. Par sa présence significative à cet instant unique de l‟existence de Royal, Chas aura finalement eu accès à un de ces moments privilégiés avec Royal dont Richie était jadis le seul à bénéficier, et cela par l‟intermédiaire de ses enfants, légataires officiels du patriarche.

La relation entretenue avec la figure paternelle influence le processus de construction identitaire des personnages du film The Royal Tenenbaums. Ce récit de fiction s‟inspire, comme je l‟ai démontré, des récits de vie dont se préoccupent les psychanalystes et les philosophes. Les attentes déçues induites par la figure archétypale du père ont provoqué chez Chas une crise identitaire concevable. Le bénéfice d‟une relation père-fils plus conciliante ne fait pas de doute, puisque le changement majeur qui intervient en cours de récit dans la situation familiale a eu pour conséquence de ramener Chas vers les contenus refoulés qui avaient trait à la relation au père et à la mère. La quête de Chas était somme toute associée à une parole donnée que le père n‟a respectée que tardivement. Celle- ci correspond, il va sans dire, au rôle de protection que tout fils est en droit d‟attendre de son père. La guérison de l‟individu est venue de l‟influence de la figure paternelle et de l‟attitude du père réel qui, vers la fin du film, ont coïncidé.

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NOTES

1 Louis Guichard, « La famille Tenenbaum », dans Telerama, no 2722 (13 mars 2002), p. 55. 2

Michel Rebichon, « Wes Anderson : Une affaire de familles », dans Studio Magazine (mars 2002), p. 79.

3

Ibid, p. 81.

4 Idem. 5

C. G. Jung, « The Significance of the Father in the Destiny of the Individual », Freud and Psychoanalysis: The

Collected Works, vol. 4, New York, Pantheon Books Inc., 1961, p. 303.

6 Roland Chemama [dir.], Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse, 1993, p. 200.

7 Études de Beitel et Parke, 1998; Fagan et Barnett, 2003; Maurer, 2003; McBride et Rane, 1998; McBride,

Brown, Bost, Shin et Vaughn, 2005, citées dans Diane Dubeau, Annie Devault et Gilles Forget [dir.], La

paternité au XXIe siècle, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2009, p. 49.

8

Études de Collins, 2004; Luccie, 1995; Harris et Morgan, 1991; McBride et Mills, 1993; NICHID, 2000, citées dans Diane Dubeau, Annie Devault et Gilles Forget [dir.], op. cit., p. 51.

9

C. G. Jung, op. cit., p.321.

10 Jean Monbourquette, « Grandeurs et misères de la relation père-fils », Un amour de père, Montréal, Les

éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1987, p. 152.

11

Idem.

12 Idem. 13

Roland Chemama [dir.], op. cit., p. 28.

14

Idem.

15 Michel Cazenave [dir.], Encyclopédie des symboles, Paris, Librairie Générale Française, 1996, pp. 649-651. 16

Ibid, pp. 606-607.

17

Telle qu’expliquée par Anna Rogeria N. De Oliveira dans « Une analyse sociopsychanalytique de la figure du père à travers le temps et les diverses cultures », mémoire de maîtrise en psychologie, Québec, Université Laval, 1997, pp. 24-25, la métaphore paternelle est le processus menant le père symbolique à interdire au fils l’objet de désir, la mère, afin que ce dernier puisse accéder à l’ordre du symbolique et à la dialectique des sublimations; la forclusion représentant l’échec de la métaphore paternelle, compromettant l’accès du fils au symbolique.

18

Diane Dubeau, Annie Devault et Gilles Forget [dir.], op. cit., p. 116.

19 Idem.

20 Qu’il se doit d’incarner sous forme symbolique, pour permettre à l’enfant d’assumer la loi paternelle et de

remplacer son désir pour la mère et son désir d’être le phallus par le désir de devenir lui-même détenteur du

phallus comme son propre père et ainsi dévier ses désirs vers des objets socialement acceptables, tel

qu’expliqué par Anika Lemaire dans son ouvrage Jacques Lacan, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1977, p. 147.

21

Danielle Gratton, « Le manque de père à l’adolescence », Un amour de père, op. cit., p. 139.

22

Anna Rogeria N. De Oliveira, op. cit., p. 23 (note #4).

23 Paul Ricoeur, cité dans Isabelle Laplante et Nicolas De Beer, Pratiques narratives [en ligne].

http://www.pratiquesnarratives.com/-2l-IdentiteNarrative.html [Page consultée le 10 novembre 2010].

24

Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990, p.141.

25 Ibid, p. 138. 26

Françoise Bousquet-Lamiscarre, « Famille et roman : l’amour, la haine… », dans Empan, no 47, vol. 3 (2002), pp. 46-50.

27 Idem. 28

Danielle Gratton, op. cit., p. 135.

29

Jacques Lacan, cité dans Roland Chemama [dir.], op. cit., p. 200.

30

Anika Lemaire, op. cit., p. 147.

31 Ibid., p. 148. 32

Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 147.

33

Idem.

34 C. G. Jung, « The Significance of the Father in the Destiny of the Individual », op. cit., p.303. 35

36

Ibid., p. 146.

37

Paul Ricoeur, cité dans Isabelle Laplante et Nicolas De Beer, op. cit.

38

Ainsi, il est présent et survivant à la mort de Rachael; mentionné à la suite de l’exercice de feu, où les enfants se plaignent que Buckley est resté à l’intérieur et où Chas répond que, de toute manière, ils sont tous morts; il est dans la voiture qui conduit la famille à l’hôpital au chevet de Richie qui vient de tenter de s’enlever la vie, etc.