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Chapitre 4. Richie Tenenbaum

4.3.1 Processus de construction identitaire : avant le suicide

Plutôt silencieux et contemplatif durant l‟enfance, Richie modèle son identité autour des désirs des autres à son sujet : il devient un professionnel du tennis pour combler les attentes personnelles et financières de son père et amoureux de Margot pour procurer à celle-ci un sentiment d‟appartenance familiale. À l‟âge adulte, le rôle du cadet par rapport à Royal le transforme en complice, ce qu‟il est également pour Margot qui n‟a pas réussi à prendre sa place au sein de la famille.

Les caractéristiques visuelles grâce auxquelles le spectateur reconnaît la mêmeté de Richie tiennent à ces traits que les autres l‟encouragent à « revêtir ». Par exemple, le port de ses vêtements de tennis le rappelle à l‟enfance dont il ne s‟est jamais réellement affranchi. Ces attributs démontrent l‟échec du père à valoriser chez son fils autre chose que sa carrière sportive.

C‟est donc accoutré de ces habits que Richie, adulte, fuit en parcourant les océans. Tout porte à croire qu‟à la suite de sa défaite magistrale, la dépression et le déshonneur

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l‟ont poussé à refouler, comme Royal, ses échecs familiaux, soit l‟impossibilité de se défaire de ses sentiments amoureux pour sa sœur désormais mariée et de satisfaire les attentes de son père. À la suite de l‟union entre Margot et Raleigh, les vertueux traits fondamentaux de Richie demeurent les mêmes, mais cet événement déclenche chez lui un traumatisme psychologique qui le conduit à la dépression et à une tentative de suicide. L‟instant d‟un match, Richie prend conscience de l‟immoralité de ses désirs adultes pour sa sœur, mais également de l‟impossibilité de s‟en défaire. Jung a évoqué l‟idée que l‟enfant dont le père a échoué à représenter une figure viable peut facilement sombrer dans la dépression lorsqu‟il est confronté aux désillusions de l‟amour. Malgré l‟absence de lien génétique entre le frère et la sœur, le désir amoureux éprouvé par Richie à l‟endroit de Margot conserve un poids psychologique en ce qu‟il constitue un interdit. Le père symbolique étant inexistant pour les enfants Tenenbaum, les interdits restent logés quelque part dans leur inconscient, sans jamais être réellement compris. Cela explique la modification soudaine du caractère de Richie, qui abandonne alors le tennis. Son père recevra cela à son tour comme une infidélité, comme un manquement à l‟ipséité et à la promesse de succès, ce pourquoi il refusera à partir de ce moment la reconnaissance de l‟identité de son fils, qu‟il laissera à lui-même. Richie quitte aussi sa famille. Toutefois, sa fidélité ou son engagement envers sa famille, qu‟on associera ici à son ipséité, demeurent, puisqu‟il revient vers elle sitôt qu‟il apprend la mort annoncée de son père.

Dès l‟introduction du personnage dans le film, il apparaît isolé dans sa cabine du bateau, alors qu‟il se photographie devant son miroir. Sa solitude est d‟autant plus marquée par cette procédure visuelle qu‟il semble vouloir envoyer cette photographie à ses proches pour leur donner des nouvelles de son voyage. Ironiquement, le seul paysage devant lequel ils pourront le voir évoluer est celui de sa chambre exigüe, alors qu‟il a visité de multiples endroits. Loin de Margot, le personnage ose retirer ses lunettes noires pour se contempler tel qu‟il est. Sur ce navire, aucune chance pour lui d‟obtenir quelque reconnaissance que ce soit : si le rapport qu‟il a pu entretenir au cours de sa carrière avec la photographie qui a sans doute contribué à sa renommée, au moment où il s‟est trouvé sous les projecteurs, les images qui l‟exposent désormais n‟ont plus qu‟une portée limitée. À Richie, donc, de devenir son propre admirateur et de se reconnaître. Le personnage commence à rebâtir son

identité en se contemplant dans le miroir. Dans une lettre qu‟il adresse à Eli, il admet se sentir seul, éloigné de ceux de qui son existence est tributaire. Il lui avoue, enfin, son sentiment pour sa sœur. Si, selon Piocheta, l‟amour de Margot pour Richie est assujetti au désir de celle-ci de faire partie de la famille, l‟affection du benjamin pour la jeune femme fait état de sa dépendance au cercle familial que forme le clan Tenenbaum. Sans possibilité de développer son autonomie, Richie ne peut que s‟accrocher davantage à son amour pour Margot. Comme l‟exprime Ricoeur dans L’identité narrative, « la fiction narrative ne manque pas de rappeler qu‟ipséité et altérité sont deux existentiaux corrélatifs15 », ce qui est d‟autant plus vrai dans le cas du fils cadet des Tenenbaum, lequel parvient difficilement à exister pour lui et non pour les autres.

Le processus jungien d‟individuation entamé par Richie prend abruptement fin au moment où il apprend la mort appréhendée de son père. Il rentre à la maison et, par le fait même, renonce à sa liberté et fait face à ses contenus refoulés qui, comme il a été démontré, ont trait à son sentiment amoureux et aux lacunes paternelles. À ce moment, il chausse de nouveau ses lunettes fumées, ce qui le renvoie à son ancien trouble identitaire et à sa propension à s‟évaluer en fonction du regard des autres. À ce sujet, Uzal évoque l‟idée que les personnages des films de Wes Anderson « ont besoin de la croyance des autres pour continuer à croire en eux-mêmes. "Je crois en lui parce qu’il m’admire", dit Steve Zissou de Ned, ce fils réel ou spirituel à qui il donnera […] une nouvelle vie16. » Ce même besoin de l‟autre est vécu par Richie dans The Royal Tenenbaums puisqu‟il continuera de soutenir son père malgré toutes les défaillances de celui-ci à son égard.

À son retour, le grand navigateur reprend rapidement ses habitudes de jadis. Si le narrateur énonce que, pareillement à autrefois, c‟est Margot qui lui servira de comité d‟accueil, on constate aussi dès les premières paroles échangées que le jeune homme abandonne de nouveau les rennes de sa vie aux mains de sa sœur. Elle lui ordonne, en effet, de se tenir droit pour qu‟elle puisse bien l‟admirer. Par la forme d‟autorité bienveillante qu‟emprunte Margot par rapport à son frère, celle-ci ravive le manque de paternité symbolique qui pousse Richie à se laisser diriger et à adopter un comportement apparemment plus féminin. En même temps, elle comble en apparence cette lacune.

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Conséquemment, la quête identitaire du jeune homme en est menacée, puisqu‟il peut alors ignorer la cause de sa crise qui semble apaisée. L‟emploi du ralenti lorsque Margot s‟approche de son frère illustre le point tournant de l‟identité du personnage. Mark Browning expliquera que « [t]he effect of such visible slowing is to create a sense of an iconic image fixed in the memory of a character17 ». Il ajoute que cela démontre la puissance du sentiment de Richie pour sa sœur, et son impossibilité à se sevrer de cet amour en sa présence. Par ailleurs, une des premières actions posées par Richie à son retour à la maison sera de libérer Mordecaï. Nous pouvons déduire, par là, que Richie prend conscience de sa fragilité par rapport à sa sœur et à sa famille, de même que de son impossibilité à combattre cette faiblesse qui le rend vulnérable. La libération du faucon semble annoncer la tentative de suicide de Richie qui intervient plus tard dans le récit.

À son retour, Richie est de nouveau reconnu par Royal grâce à la constance de son soutien, auquel le père s‟attend puisqu‟il le tient pour redevable. Toutefois, cette manipulation paternelle incite Richie à replonger dans sa névrose puisque « ce qui se passe entre A[utre] et S[ujet] a un caractère à soi-même conflictuel18 ». Comme l‟explique Lacan, « [q]uand un sujet dit à un autre tu es mon maître […], ça veut dire exactement le contraire. Ça passe par A et par m[oi], et ça vient ensuite au sujet, que ça intronise tout d‟un coup dans la position périlleuse et problématique […] de disciple19. » Royal place son fils « favori » dans la délicate position de l‟enfant qui lui doit loyauté et soutien en toutes situations. Il devra, dans la suite du récit, accepter que son père l‟ait laissé tomber, convaincre ses proches de permettre à Royal de vivre avec eux et défendre les intérêts du patriarche.