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Chapitre 2. Chas Tenenbaum

2.1 Caractéristiques du personnage

Pendant le plan de situation établi par un mouvement panoramique vertical qui laisse voir l‟aîné à l‟étage du milieu, Chas Tenenbaum apparaît pour la première fois à l‟écran. Il se tient à la fenêtre de sa chambre dans la maison d‟Archer Avenue. La séquence suivante le place en position centrale, entouré de son frère et de sa sœur. Il est assis à l‟extrémité de la grande table de la luxueuse salle à manger familiale. À l‟autre extrémité, leur père leur fait face. Les vêtements d‟homme d‟affaires de Chas trahissent déjà son attitude confiante et le fait qu‟il est en pleine possession de ses moyens. Il sera en effet démontré quelques minutes plus tard que l‟enfant possède un réel don pour la finance et qu‟il est donc, à tous égards, en possession de ses « moyens ». C‟est la fascination de Wes Anderson pour les génies qui a fait de cet élément un point important de son œuvre. À ce sujet, Michel Rebichon cite le cinéaste : « "Étant fasciné par les génies, j‟ai eu l‟idée d‟une famille qui en comporterait trois en culotte courte et que la vie aurait malmenés"3. » Il ajoute à cela qu‟à la suite du processus de réflexion issu de cette prémisse « "a émergé la figure du père […], qui est devenu le pivot de l‟histoire et aussi le vrai déclencheur de ce drame familial à retardement"4 ». Le dialogue initial du film, qui a trait à la rupture des parents, illustre de manière éloquente la place prépondérante du père dans le récit. Cet événement provoquera, quelques années plus tard, la perte progressive et irrémédiable des dons exceptionnels des trois enfants. Pendant ce dialogue, Chas paraît sûr de lui, voire même un peu défiant par rapport à son père. Le fait que le cinéaste le place toujours en position centrale dans le cadrage renforce l‟impression qu‟il représente l‟autorité de la fratrie et suggère l‟idée du duel auquel il se livre avec son père. Son attitude corporelle en dévoile beaucoup sur son tempérament : dos droit, bras croisés, regard dur et fixé sur le patriarche sont des indices qui laissent entrevoir que la relation filiale périclite déjà. Cela semble entre autres causé par l‟affection de Chas pour sa mère, puisque les préoccupations de ce dernier concernant la séparation parentale sont dirigées vers elle. L‟unique question qu‟il adresse à son père est la suivante : « Do you still love mom? ». L‟aîné paraît vouloir insister sur l‟importance de rendre justice à sa mère. Pour ce faire, il tente de rapporter les paroles qu‟elle aurait prononcées au sujet de Royal, alors même que celui-ci s‟évertue à minimiser le fait que, plutôt que le manque d‟amour, c‟est son manque d‟honnêteté qui est

mis en cause dans cette séparation. Nous pouvons comprendre par là que Chas se sent concerné par le discours de sa mère et qu‟il semble pencher en sa faveur. Le gamin n‟est pas dupe des demi-vérités, des tentatives de dédramatisation et des tromperies de son père. La persistance de cette attitude méfiante envers le patriarche sera abordée dans la seconde partie de ce chapitre.

Cet enfant déjà adulte en apparence agit en businessman chevronné. Il boit son café et prend son petit-déjeuner dans sa chambre transformée en bureau « high-tech ». Il consacre ses pauses au maintien de sa forme physique. La narration qui l‟introduit est renforcée par les mouvements de caméra qui le donnent à voir dans des lieux qui le représentent. Entré précocement dans le monde des affaires, Chas a démarré son propre élevage de souris dalmatiennes et oeuvre dans le domaine des transactions immobilières. Incidemment, c‟est même lui qui négocie l‟achat de la maison d‟été de son père. Ses rapports avec sa mère semblent empreints d‟une affection et d‟une confiance mutuelle. Celle-ci le laisse, par exemple, remplir lui-même des chèques qu‟elle signe sans se préoccuper des inscriptions qui y figurent. Cette scène montre que si le personnage de Chas a vieilli avant l‟heure, son jeune âge est trahi par ses erreurs orthographiques : l‟enfant a en effet mélangé les lettres de son prénom sous la mention « Pay to the order of », y écrivant Cash au lieu de Chas. Cette bévue est, bien sûr, symbolique. Parce que les enfants Tenenbaum forment une véritable équipe de génies dont la mère a favorisé la renommée par l‟écriture d‟un livre qui leur est consacré, leur prénom devient synonyme de talent et, surtout, de profit. Cash (Chas), Rich (Richie) et Magot (Margot, prénom vaguement français) portent des noms qui reflètent un statut social supérieur et les prédestinent à une prospérité économique. Ces caractéristiques semblent prendre leur source et leur sens dans le prénom du père, Royal.

Bien que la fratrie paraisse toujours assez bien nantie à l‟âge adulte, on ne peut pas dire que les dons de ses membres ont été conservés. Si Chas occupait avec assurance la place centrale au cœur de ce groupe de surdoués, toute trace de cet aplomb s‟est volatilisée alors qu‟il évolue dans l‟univers des grands. Il est constamment en proie à des inquiétudes qui le poussent à imposer une discipline de fer à sa progéniture et à craindre la mort. Sa

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légèreté juvénile a fait place à une tendance colérique. Ses raisonnements teintés de curiosité et d‟intelligence ont été remplacés par une logique douteuse, voire psychotique. Cela se remarque particulièrement dans la séquence où Chas discute avec sa mère, au moment de son retour à la maison familiale. Il affirme ainsi à Etheline s‟être embarré à l‟extérieur de sa maison après avoir pris soin d‟emporter valises et sacs de couchage. Pour expliquer son retour au bercail, il lance simplement : « It‟s not safe over there ». Fait qu‟il justifie par la nécessité d‟installer de nouveaux gicleurs dans sa propriété moderne. Sa mère rétorque qu‟il n‟y a pas non plus de gicleurs dans la maison d‟Archer Avenue, ce qui semble aux yeux de Chas renforcer la nécessité d‟y déménager avec ses fils, plutôt que d‟en délégitimer la motivation. Ironiquement, Chas laisse entendre qu‟il s‟installe dans la maison familiale dans le but justement de la rendre plus sécuritaire.

Ce que l‟on peut retirer de cette séquence, c‟est que le personnage de Chas considère sa relation avec sa mère comme rassurante, voire la croit capable de remédier à ses anxiétés. L‟adulte qu‟il est devenu a revêtu les habits de l‟enfance : il a troqué le complet de sa jeunesse pour un ensemble de sport qu‟il porte en tout temps et qu‟il fait également porter à ses enfants. On comprend qu‟il ressent le besoin d‟un retour aux sources pour atteindre la guérison psychique face au trouble qui l‟assaille depuis la mort de sa femme, et, sournoisement, depuis l‟enfance et le départ du père qui a marquée celle-ci. Jung explique fort bien ce comportement, en affirmant que « [a] man disillusioned in love […], if he is a neurotic […], regresses still further back to the childhood relationships he has never quite forsaken, and to which even the normal person is fettered by more than one chain Ŕ the relationship to father and mother5. » Cela se confirme bien entendu dans l‟unique solution que Chas trouve à sa détresse : le retour à la maison de son enfance, qui fut achetée par son père et est habitée par sa mère. Nous pouvons donc voir en ce personnage un être perturbé, traumatisé et craintif, impulsif et atrabilaire, à des lieues de l‟enfant confiant, assuré et doué qu‟il était. Voilà qui brosse un portrait assez complet des traits de personnalité du fils aîné de la famille Tenenbaum enfant puis adulte.