• Aucun résultat trouvé

Processus créatif, orienté vers l’usager, incarné dans un marché, rapide, cyclique,

matérialisé ou non… Les attributs sont

nombreux pour qualifier l’innovation. Au

sein de nos sociétés modernes, l’innovation

occupe un tel espace qu’elle en perd sa portée

et son sens premier. Fondamentalement,

l’innovation est l’« action de renouveler ».

Elle est à la fois le processus et le résultat du

changement. L’innovation est donc sociale ;

elle s’inscrit comme l’action humaine de

transformer, de créer, d’inventer. Elle

façonne un usage et un contexte d’utilisation.

Parler d’innovation, c’est surtout parler de la relation – parfois aisée, souvent compliquée – des usagers avec celle-ci. Dans le domaine de la santé, ce dialogue révèle une multitude de promesses et d’écueils. Les professionnels de la santé, les bénéficiaires de soins et les aidants vivent au premier plan les transforma- tions sociotechniques générées par les innovations. En amont, les usagers inter- viennent dans l’évolution des innovations médicales en participant activement aux dynamiques d’apprentissage entre développement technologique, recherche scientifique et pratique de soins. Ils participent également à la définition des innovations sociales qui renouvellent l’organisation des soins et les relations interprofessionnelles. En aval, les usagers jouent un rôle crucial dans l’adoption, l’altération ou le rejet des innovations médicales et sociales dans les organisa- tions de santé. Et ces innovations ont des répercussions au-delà de la clinique ; elles forgent de nouvelles identités, bouleversent les relations de pouvoir, trans- forment les corps, redéfinissent la santé, la mort et la vie.

Parler d’innovation médicale et des usagers, c’est s’intéresser de plus en plus à la question de leur participation dans le design. Le discours sur l’engagement des usagers dans les processus d’innovation en santé gagne en popularité. La col- laboration entre les usagers et les designers assurerait la conception d’innova- tions médicales plus efficaces, plus sûres, plus conviviales et conséquemment plus susceptibles de remporter une adhésion des usagers et des autres acteurs de

RÉSUMÉ DE LA DISCUSSION

Olivier Demers-Payette, Ph. D.

Consultant professionnel en santé publique

l’écosystème (et donc d’assurer leur succès commercial). Par leurs interactions, usagers et designers se trouveraient mutuellement sensibilisés à leur réalité et pourraient explorer de nouvelles approches de design. Une plus grande formali- sation de cette collaboration serait ainsi la clé pour réaliser toutes les promesses d’un progrès médical et social.

Pourtant, l’apport des usagers au processus de design en santé est souvent anecdotique, instrumentalisé. Cet apport fait face au scepticisme des équipes de développement et des autres parties prenantes (notamment le corps médical). La mise en pratique de cet idéal de collaboration soulève aussi d’importantes questions sur les rôles respectifs des usagers et des designers dans les projets d’innovation médicale. Quelle est la valeur des usagers, des designers et de la col- laboration dans les projets d’innovation médicale ? Quelles pratiques du design peuvent réellement prendre en compte les usagers plutôt que les usages ? Une exploration critique de ces thèmes est plus que jamais nécessaire et s’est produite lors d’une conversation sur l’innovation en santé rassemblant des participants de la 10e édition des Ateliers de la recherche en design.

Une première piste de réflexion a permis d'aborder la question de l’organisa- tion des soins. Les systèmes de santé modernes doivent assurer une prestation de services dans un contexte de ressources limitées. Ils doivent aussi composer avec une logique économique prégnante qui s’incarne notamment dans une privatisa- tion graduelle des soins. Par ailleurs, ils sont fortement dépendants des avancées médicales qui repoussent sans cesse les possibilités d’action. Ils ont également des attentes de plus en plus élevées quant au parcours de soins et à l’expérience du patient. Autrement dit, la pertinence clinique et sociale des innovations en santé côtoie de plus en plus les aspects incontournables de sécurité et d’efficacité. Ces enjeux sont autant de difficultés que d’opportunités pour l’innovation tech- nologique et sociale. Le design des innovations en santé doit donc développer une compréhension plus large de l’environnement dans lequel elles s’insèrent et s’activent. Cela soulève dans un premier temps la question du commanditaire du projet de design. Comment respecter un cahier de charges au bénéfice du commanditaire privé tout en répondant aux besoins réels des acteurs dans les organisations de santé ? Comment tenir compte à la fois de l’acheteur (État, or- ganisations, assureurs) et de l’usager (professionnels, bénéficiaires, aidants) ? De plus, comment éluder une réponse de facto matérielle à des problématiques sou- vent sociales ? Ou encore, comment élargir le rôle de la participation des usagers au-delà de la seule légitimation des projets d’innovation proposés par les acteurs privés et publics ? Est-il nécessaire d’établir de nouvelles politiques publiques en santé et en innovation ? Quel genre de réglementation des innovations médicales faut-il mettre en place (ou transformer) pour valoriser l’impact positif des pra- tiques de design en santé et l’implantation des innovations dans nos systèmes de santé ?

Une seconde piste de réflexion a porté sur les pratiques d’innovation dans le domaine de la santé. L’innovation est en soi un changement modéré ou radical avec l’ordre établi. Ce changement est à programmer dans cet environnement hautement normatif qu’est le système de santé. Des étapes doivent être suivies afin de ne pas outrepasser certains seuils de changement au-delà desquels les acteurs de l’écosystème de santé sont dans l’incapacité de comprendre l'innova- tion, de l’appréhender, ou d’y adhérer. La participation des usagers – les déten- teurs des connaissances sur cet environnement normatif d’utilisation – au design des innovations médicales permettrait de répondre aux objectifs et modes d’or- ganisation des systèmes de santé. Encore faut-il que le designer sache transfor- mer les intrants sociologiques, anthropologiques, etc. en matériel nécessaire aux activités de design. Cela soulève des défis majeurs en termes d’accès, de collecte, de traduction et de mobilisation des perspectives des usagers par les designers. À cela, il faut ajouter que dans un parcours de soin, les designers se trouvent confrontés à des populations vulnérables (ex. : aînés, enfants, personnes avec une déficience physique ou intellectuelle, individus en situation de pauvreté), ce qui exige une empathie et une attention éthique particulière. En fait, les designers doivent composer avec des entités grandement hétérogènes (usagers, clients, patients, bénéficiaires, individus/groupes/populations, informateurs, militants, etc.) qui construisent des réalités distinctes pour les pratiques d’innovation. Les méthodes pour soutenir l’engagement des usagers sont également diversifiées. Par conséquent, comment inciter les designers à mieux investir le « monde » des usagers et vice-versa ? La formation en design prépare-t-elle les futurs designers à s’engager de manière constructive et réflexive avec les usagers ? Quelle est l’ex- pertise des designers pour recueillir, traduire et mobiliser les perspectives des utilisateurs dans les projets d’innovation ? Quels doivent être les rôles et respon- sabilités du designer auprès des usagers (et plus largement, des acteurs de l’éco- système des soins) ? Comment intégrer des acteurs qui ne sont pas tous égaux quant à leur contribution respective ? Les attentes du design envers les usagers sont-elles réalistes ? Faire accepter les pratiques de design aux usagers, n’est-ce pas vouloir le convertir en designer ? Dans quel intérêt ?

En conclusion, il apparaît que plusieurs questions restent en suspens au terme de cette conversation. Ce manque de réponses claires peut se confondre avec une certaine confusion à l’égard des pratiques de design qui s’intéressent aux usagers dans le domaine de la santé. Toutefois, ces interrogations sont nécessaires à une compréhension plus fine des tenants et aboutissants de la collaboration entre les designers et les usagers dans les processus d’innovation médicale. La participa- tion des usagers n’est pas un remède miracle, mais elle a le mérite de soulever des enjeux pertinents à considérer pour enrichir les pratiques du design.

LES ATELIERS