• Aucun résultat trouvé

sont généreux. Par contre, on est beaucoup plus nombreux. Il y a de la compétition. À titre d’illus- tration, à la ligne de départ du dernier concours des IRSC, le volet Fondation, on était 1 366 candidats. Après une série d’étapes qui ont filtré les cher- cheurs, on s’est retrouvé 150 sur la ligne d’arrivée ayant vu leur projet financé. Ici, on parle pour tout le pays et toutes les sciences de la santé confondues. Une question légitime est : quand on évolue dans ce domaine, y a-t-il de la place pour l'innovation ? Et, si oui, comment y parvient-on ?

La première réponse que j’ai formulée en réflé- chissant à l’exercice que Philippe m’a proposé a consisté à dire que « oui, effectivement, venir d’ail- leurs dans le domaine de la santé a fait en sorte que j’ai dû apprendre de façon abrupte et rapide l’univers dans lequel j’évolue, donc apprendre à faire comme les autres ». Et si j’ai innové au fil des années, c’est probablement parce que je suis très, très têtue. En même temps, les contraintes de la rigueur sont un levier de créativité. Autrement dit, pour moi, la page blanche paralyse alors que, quand il y a des zones qui sont partiellement balisées, cela crée un espace pour réfléchir, parfois sereinement, à la façon dont on peut surmonter ces contraintes. Puis, c’est important pour moi que l’on comprenne la méca- nique de la rigueur dans un domaine scientifique et cela s’exerce d’abord par les pairs. Ce que cela veut dire est que l’on doit appartenir à une communauté de pairs. L’exercice le plus difficile est d’apprendre à saisir ce sur quoi on peut contribuer, donc qu’est-ce que nous pouvons apporter ? Et c’est ce qui va par- fois permettre d’innover. Si je récapitule un peu, les exigences de l’exil m’ont amenée à essayer de saisir ce qui est jugé par les pairs pour pouvoir utiliser un langage et communiquer avec eux de façon à faire comprendre et justifier ce que je suis en train de faire. En même temps, c’est clair que cela mène aussi à comprendre ce qui va se démarquer, ce qui va sortir du lot des projets qui sont soumis et ce qui est pertinent. Ma conclusion à cette étape-ci est de dire que la communauté scientifique est le terreau dans lequel l’innovation peut croître. Autrement dit, il n’y a pas d’innovation qui puisse se greffer de l'extérieur d'une communauté.

Maintenant, je vais tenter d’illustrer comment mon parcours a – suivant l'expression qu'on m'a proposée – « contaminé » la recherche en santé publique par le design, et vous pourrez voir si, tel

qu’évoqué, le design est un objet soluble ou non dans d’autres disciplines.

En faisant l’exercice de la présentation, je me suis rendu compte à quel point il est clair pour moi aujourd'hui que ma manière d’aborder le dévelop- pement technologique en santé est teintée par ma formation en design industriel, mais aussi par ma formation en santé publique. Vous avez sur l’image un des premiers appareils de dialyse (figure 1). La dialyse existe depuis les années 1960. Cela consiste à retirer les toxines du sang du patient dont les reins ne fonctionnent plus. Si on regarde un appa- reil plus récent des années 1990 (figure 2), on voit qu'en termes de développement technologique

Figure 1 : Première machine à dialyse, Hôpital Ram- bam, Haifa, Israël, 1965.

Figure 2 : Machine à dialyse, modèle 5008 de Frenesius Medical Care. Photo Florian Rettner, 2010.

28

on a vraiment rendu la machine plus sophistiquée. Il y a des systèmes d’alerte automatique qui vont aviser les infirmières s’il y a un problème en cours de traitement. Il y a également des données que l’on peut recueillir sur l’état physiologique, l’effet physiologique de la dialyse. Donc, on peut mieux documenter les soins. La dialyse hospitalière s’est améliorée au premier coup d’œil. Par contre, il y a une chose sur laquelle on n'a pas agi, qui n’a pas été transformée ; c’est la chose qui compte le plus pour les patients et c’est le temps de traitement. La dialyse hospitalière suppose que les patients se déplacent trois fois par semaine à l’hôpital et soient branchés pendant trois à quatre heures à la machine. C‘est un traitement qui n’est pas agréable, donc on n’est pas bien après. On doit souvent être accompagnés à l’hôpital. Quand je regarde les plus récents appareils à dialyse mobile, je me dis : « comment est-il possible que ce ne soit que depuis quelques années que des manufacturiers ont commencé à prendre au sérieux le développement d’appareils de dialyse nocturne ? » Ici, ce qui se passe, c'est que la dialyse se déroule sur une plus longue période, durant la nuit, et qu'elle peut être répétée fréquemment. Elle est donc plus douce sur le plan physiologique. Cela permet de réduire certaines contraintes alimentaires pour le patient. Par ailleurs, l'intérêt de ce type d'appareil d’un point de vue de santé publique est qu’il permet au patient de maintenir un lien d’emploi. Il n’est pas à l’hôpital trois fois par semaine. Le lien d’emploi n’est pas juste important sur le plan des revenus. Il est important parce qu'il permet au patient de continuer à habiter le monde, d'avoir un réseau de collègues, d'accomplir des choses.

C’est le type de questions qui m’habitent. Quand je suis arrivée dans le domaine de la santé publique, j’ai vu qu’il n’y avait pas beaucoup de personnes qui se posaient ce type de questions. Dans les systèmes de soins, on se préoccupe des technologies en aval de leur développement, une fois qu'elles sont mises au point, lors de leur mise en marché ou lorsqu'elles sont intégrées dans les systèmes de soins. Mes premières années se sont beaucoup concentrées sur l’évaluation in situ de technologies déjà dévelop- pées. C’est en 2005, avec l’obtention d’une chaire de recherche du Canada, que j’ai pu réaligner un peu mon programme de recherche vers des choses qui me tenaient à cœur et qui me rapprochaient des stratégies de conception de l’innovation.

Avant de parler de ces projets, je vais tout sim- plement souligner que, pendant des années, je me suis investie dans le transfert de connaissances, pas pour répondre à l’impératif des IRSC, mais parce que j’y crois vraiment. C’est-à-dire que je suis entière- ment financée par des fonds publics et, pour moi, c’est important qu’on puisse rendre publiquement accessibles des résultats de recherche. En 2008, j’ai créé le blogue hinnovic.org qui permet de diffuser de l’information sur toutes sortes d’innovations en santé. Il y a des chercheurs de la Faculté de l’amé- nagement qui sont intervenus sur ce blogue, entre autres en montrant l’impact de l’environnement bâti sur la santé ou encore comment le développement de jeux sérieux peut aider les enfants atteints de fibrose kystique à maintenir leurs traitements quo- tidiens. Mon équipe et moi-même nous sommes également investis dans des bars des sciences parce que c’était important pour moi de pouvoir discuter et échanger à propos de technologies médicales avec des non-experts. On a aussi organisé en 2010 un TEDx qui avait pour sous-titre Design pour la santé. Là, on a eu des designers industriels non exilés parmi nous, ce qui était un plaisir. On a aussi trouvé moyen de parler du BIXI comme objet de promotion de la santé ou comme objet de réduction de la sédentarité.

Les fonds associés à la chaire de recherche du Canada m’ont aussi permis d’obtenir des fonds d’infrastructure. Donc, pour créer un laboratoire, consolider une équipe avec des talents en mul- timédia. Cela nous a amenés à développer des vidéoclips, à organiser des ateliers d’échanges où on met ensemble des gens qui ont rarement l’occasion

Figure 3 : Machine à dialyse portable, modèle System One™ de NxStage®.

de travailler ensemble. Notamment, un atelier où on avait des représentants d’associations de patients, des cliniciens et des développeurs de technologies.

Je reviens à la recherche. Mes premiers travaux ont porté sur la télémédecine. Imaginez un système de visioconférence qui permet à des spécialistes en centres urbains d’offrir du conseil à d’autres méde- cins en centres plus éloignés. Ici, on s’est intéressés à la notion de théorie de l’usage. On cherchait à savoir jusqu’à quel point cette technologie permet de soutenir les routines communicationnelles des médecins. Imaginez si vous êtes radiologistes ou pathologistes, les images ont une importance cru- ciale. Si vous êtes en cardiologie, pneumologie ou spécialiste de médecine interne, vous avez besoin de données factuelles qui peuvent se transmettre grâce à des chiffres ou des images, mais vous avez besoin aussi du jugement clinique, ce qui se voit avec le patient. Dans ces travaux, on arrivait à déga- ger l’idée générale que, quand les technologies se développent, elles doivent s’insérer, s’intégrer dans les routines établies des médecins.

Dans un deuxième temps, j’ai changé d’utili- sateurs. Je me suis intéressée aux malades eux- mêmes, les malades chroniques. Tantôt, j’ai parlé de dialyse. Imaginez maintenant des patients qui sont atteints d’insuffisance respiratoire chronique et qui ont donc besoin d’un apport d’oxygène quotidien. Ils sont soumis à une oxygénothérapie. On s’est intéressés à comprendre comment les patients négocient avec l’usage de technologies qui, a priori, sont souvent faites pour des spécialistes. Ils négociaient cet usage dans la sphère privée, qui est leur domicile, avec leur famille, leurs proches, leurs animaux de compagnie. Certains risques liés à ces technologies sont alors difficiles à contrôler. Par exemple, l’oxygène explose dès qu’il y a une étincelle. On s’est également intéressés à ce que l'usage de ces technologies implique dans la sphère publique. Quel courage cela prend-il pour aller faire l’épicerie avec ses bombonnes d’oxygène et sa lunette nasale ? Alors que, symboliquement, ces appareils sont souvent associés à des malades en phase terminale, ces malades ne sont pas dans cet état. C'est dans cet esprit qu'on approfondit un peu la notion de convivialité. On a également été invités à évaluer une unité mobile de dialyse. Il s'agissait d'un autobus. Ici, on s’est demandé si, au lieu de déplacer les patients à l’hôpital, on déplaçait

les équipements de dialyse et les infirmières vers le domicile des patients. Allait-on améliorer leur qualité de vie ? On avait des questions clairement socio-techniques : comment un réseau de technolo- gies et d’êtres humains va-t-il permettre d’améliorer des soins ?

À cette étape-ci, je laisse un deuxième caillou pour vous. C’est tout simplement : qu’auriez-vous fait à ma place ? Si vous aviez été exilés dans le domaine de la santé, qu’est-ce qui vous aurait pré- occupé comme designer ?

Maintenant, je vais parler un petit peu des projets concernant l'amont du développement des techno- logies, c’est-à-dire les stratégies de conception de l’innovation. Je vais parler un peu plus longuement du deuxième projet. Dans les politiques publiques qui financent la recherche, il y a de plus en plus une attention qui est portée à l’idée que les chercheurs devraient commercialiser leurs idées, donc créer des entreprises dérivées qui vont, en principe, accroître la prospérité économique. Ce qu’on a fait est d’aller cibler des entreprises qui avaient été créées par des cliniciens et des chercheurs hospitaliers sur la base de ce qui était, en principe, une bonne idée. Nous avons examiné comment des logiques com- merciales, c’est-à-dire les modèles d’affaires que ces entrepreneurs se font plus ou moins imposer pour créer l’entreprise et les logiques spéculatives auxquelles ils participent (tout le capital de risque qui est investi en démarrage), vont infléchir pas seulement la nature de la technologie, mais aussi sa valeur sur le plan de la santé publique. Cela a été un des projets que nous avons développés ces dernières années.

Un autre des projets que nous avons développés et auquel participent d'ailleurs deux chercheurs de l'École de design consiste en un exercice de pros- pective avec des membres du public. Le constat sur lequel s’appuie ce projet est qu’il y a peu d’outils pour examiner de manière prospective les présomp- tions du design et la façon dont le public détermine ce qui rend désirable ou non les innovations en santé. Le projet s’appuie sur la fiction parce qu’on utilise des récits et des personnages pour permettre de délibérer sur la valeur des technologies. La déli- bération porte, évidemment, sur des anticipations.

Dans ce projet, on a ciblé des thématiques qui touchent trois groupes d’âge : les adolescents, les adultes en emploi et les personnes âgées. D'abord,

30

on a inventé un vêtement intelligent qui, pour les adolescents, allait contribuer à améliorer leur performance. Puis, nous avons imaginé le dévelop- pement d'un rectificateur cardiaque, c’est-à-dire un dispositif de taille nano qui serait introduit dans le cœur et qui interviendrait pour rectifier le rythme du cœur. Nous avons ainsi voulu traiter d'une pro- blématique majeure qui se dessine aujourd'hui qui est celle des risques génétiques. Dans ce cadre, on envisage d'intervenir aujourd'hui sur un corps sain pour la simple raison que, dans quinze ans, il pourrait développer une maladie. Enfin, on a conçu un robot pour les personnes vieillissantes. Rassurez-vous, ce n’était pas un robot trop bête, il était juste assez bien pensé pour soulever des délibérations intéressantes. Toutes ces fictions se passaient en 2040.

Nous nous sommes servi de ces concepts pros- pectifs pour animer des ateliers délibératifs lors desquels trois groupes d'une dizaine de participants chacun visionnaient des vidéos présentant les trois dispositifs inventés. Les participants étaient alors invités à se rendre sur un forum en ligne où nous leur demandions de réagir à un dilemme personnel et un dilemme collectif posés par chaque technolo- gie. Les échanges en ligne nous ont permis de mieux comprendre comment les gens étaient susceptibles d'accueillir de telles technologies.

Tout à l’heure, j’ai mentionné les fonds d’in- frastructure. Ces fonds nous ont permis d'équiper notre laboratoire avec les outils et les technologies très simples dont nous avions besoin. Par exemple, des écrans verts qui nous permettent de filmer des comédiens amateurs et de relocaliser la scène dans

un autre environnement. Nous bénéficions égale- ment d'un atelier où l'on a organisé les délibérations avec nos membres du public et qui est doté d'une section de projection vidéo. On a ainsi pu mettre au point quelques subterfuges afin de rendre les vidéos plus vivantes. Pour le forum en ligne nous avons utilisé la plateforme WordPress sur laquelle nous avons des billets qui présentaient chaque dilemme. Les commentaires recueillis étaient affichés sur la barre latérale.

Vous pouvez imaginer que l’on a fait face à différents défis dans ce projet. Notamment autour des vidéos, on se demandait comment illustrer un contexte qui est non familier sans tomber dans l’utopie. Chaque vidéo s’appuyait sur une structure didactique, mais qui était probablement inappa- rente quand on l’écoutait. En effet, il fallait que l’on dise ce que la technologie fait et comment cela marche pour que les gens puissent en débattre de

Figure 4 : Trois dispositifs technologiques prospectifs imaginés dans le cadre du projet « Dessine-moi un futur » : le vêtement PBF, le rectificateur cardiaque et le robot de compagnie.

Figure 5 : Plateforme Wordpress utilisée pour le forum de délibération en ligne lors du projet « Des- sine-moi un futur ».

façon plus ou moins concrète. C’est un équilibre qui n’est pas toujours simple à obtenir. On exigeait de nos participants des contributions quand même importantes et on voulait réduire l’effort requis de la part de l’utilisateur.

Sur le plan de la recherche, on a recueilli diffé- rentes données : le contenu des délibérations, les observations – on avait un observateur à chacun des ateliers –, le contenu des commentaires sur le forum. On a recueilli un peu plus de 300 commen- taires. On va aussi examiner les données de navi- gation. Cela va nous permettre de voir qui répond à qui et retrouver un peu la structure temporelle des échanges. À la fin du projet, nous avons distribué un questionnaire qui nous a permis, imparfaitement, de voir ce que les participants ont apprécié ou non des vidéos, des histoires et des processus délibératifs et, aussi, de mettre en lumière l'impact de cet exercice de délibération sur leur point de vue. Par exemple, est-ce qu’ils sentent qu’ils comprennent mieux les relations entre société, technologie, valeur ? Les analyses sont toujours en cours. On va essayer de dégager la nature des arguments qui sont partagés, ce qu’ils jugent désirables ou non. On va porter aussi une attention au poids de certains arguments par rapport à d’autres. On veut aussi évaluer la méthodologie, autrement dit : est-ce que grâce à ce dispositif on réussit à soutenir des délibérations relativement éclairées entre non-experts ? Je pense qu’à cette étape-ci, le test de faisabilité est démon- tré. C’est aussi extrêmement stimulant d’aborder avec les membres du public des sujets complexes qui captent leur attention. Ce qui était palpable dans notre étude est ce souhait largement partagé de participer aux développements des avancées technologiques. On peut se demander si le design comme discipline répond à ce souhait.

Pour moi, il y a toujours eu un moteur assez important dans mes travaux qui est la conviction que les technologies transforment nos sociétés et, par voie de conséquence, que le design a un rôle très important à jouer dans leur évolution. Peut-être y aurait-il ici un troisième caillou à déposer : quel est l’idéal que devrait poursuivre ou que poursuit déjà la recherche en design ?

De mon côté, l’année dernière, en participant aux différentes étapes du concours de subvention Fondation qui était extrêmement structuré, j'ai été amenée à réfléchir plus profondément sur mon

idéal. Quand j’ai rédigé la demande, je me suis dit : « Cela fait quelques années que je fais des constats sur des technologies mal conçues, coûteuses, qui accroissent la dépendance envers l’hôpital dans les centres urbains, c’est-à-dire la dépendance à l’expertise. Les logiques de financement de capital de risque imposent des trajectoires d’entreprise très particulières qui, dans le domaine de la santé, font en sorte qu’on développe des technologies qui se vendent peut-être, mais qui, du point de vue de la santé publique, apportent une contribution marginale. » Je me suis dit que je voulais travailler sur des choses qui sont en émergence et qui sont porteuses de changements. Ce que l’on va faire pour les sept prochaines années est de s’intéresser à des entreprises sociales. Comment peuvent-elles, sur un plan commercial, concevoir, fabriquer, mettre en marché des innovations responsables en santé ? Comment peuvent-elles être soutenues par de la finance sociale ? Ici, la finance sociale n’est pas de la philanthropie. C’est de l’investissement qui vise un retour économique, mais à parité avec des retom- bées sociales. Ce sera des projets sur lesquels je vais travailler, puis je crois que cela me permettra de me rapprocher de choses que je juge importantes et qui pourraient éventuellement apporter des changements positifs.

À cette étape-ci, on peut faire un petit retour