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La problématique initiale iVAu service secret de Sa Majesté : la continuité et le changement

Au service secret de Sa Majesté

1. La problématique initiale iVAu service secret de Sa Majesté : la continuité et le changement

Sean Connery refuse de reprendre le rôle de James Bond après le cinquième opus qu'est On ne vit que deux fois. Les raisons qui expliquent ce choix mêlent arguments financiers - mis en avant par Connery lui-même lors d'une interview au Daily Mail13,5 - et conditions de travail qui ont fait de l'acteur écossais une cible de choix pour les photographes du monde entier et réduisent sa vie privée à peau de chagrin. C'est donc vers un nouvel acteur que les producteurs se sont tournés, l'australien George Lazenby, pour reprendre le rôle.

Sinclair McKay pointe avec justesse que « quand quelqu'un va voir Macbeth au théâtre, il ne s'attend pas le voir éternellement avec le même acteur. C'est une approche renouvelée du rôle qui est l'élément à même de revitaliser toute fiction136. » On peut cependant lui objecter qu'à la différence du théâtre où l'idée même de changement d'acteur est admise depuis des siècles, le cinéma ne connaît ce processus que difficilement en raison du fort rapport qui se dégage entre un acteur et son rôle137. Cela est renforcé par la possibilité de revoir indéfiniment un film138, et donc la performance d'un acteur en particulier. Ajoutons à cela les cinq films de Sean Connery, sortis avec régularité, et des campagnes publicitaires insistant sur l'adéquation entre Connery et Bond, et l'on comprendra aisément le défi que les créateurs doivent relever pour pérenniser la série. Nous avons déjà pointé la manière dont le prégénérique parvient à reprendre des codes posés à l'époque d'Opération tonnerre pour les détourner subtilement et, partant, de permettre à Lazenby de laisser ses propres marques, et nous nous attarderons encore sur deux autres

135 « If the whole thing had been handled a little more generously, it could have gone for ever. But it wasn't. There was a lot of greed around, you know. Everyone has made enough money to live for ever and bury themselves and their families. » [Si l'ensemble avait été géré avec un peu plus de générosité, cela aurait pu continuer pour toujours. Mais cela n'en a pas été ainsi. Vous savez, il y a eu trop d'avidité autour de tout cela. Tout le monde a fait assez d'argent pour vivre, avec sa famille, à jamais], Sean Connery, Daily Mail, 1967, cité dans Sinclair McKay, op. cit., p. 111. Rajoutons qu'il a également déclaré au Sunday Express, une fois le tournage du film suivant entamé: « Yes, I said I'd do it for a million pounds, tax free. », cité dans Sinclair McKay, op. cit., p. 118. Cette exigence financière lui sera accordée pour son retour dans Les Diamants sont éternels, une fois George Lazenby remercié à la suite des résultats mitigés d'A u service secret de Sa Majesté.

136 « ... when one goes to the theatre to see Macbeth, one does not expect to see it with the same actor time and again. The element that revitalises any dram is the fresh approach to a role [...]. », Sinclair McKay, op. cit., p. 115.

137 Nous renvoyons à la citation d'Erwin Panofsky dans la section deuxième du présent chapitre.

138 Cela est bien entendu plus facile avec les technologies telles que le DVD mais on doit se rappeler qu'à l'époque de la sortie d'On ne vit que deux fois les films restaient à l'affiche bien plus longtemps en moyenne et que reprises étaient fréquentes.

moments du film qui mettent en jeu la question primordiale du film qu'il nous faut ici creuser, à savoir la façon de continuer une série avec ses codes, tout en imposant une nouvelle direction générale.

Que cherchent à faire les producteurs en promouvant un nouvel acteur? N'est-ce pas de convaincre les spectateurs que le personnage de James Bond est indépendant de l'acteur qui l'incarne? Il est possible de penser cette intention comme naïve, notamment au regard du nombre de films qui mettent en scène des personnages qui, manifestement, sont totalement détachés des acteurs qui leur prêtent ponctuellement leurs traits. En quoi une série comme James Bond est-elle différente? C'est bien par la prise en compte de la question de la sérialité que nous pouvons parvenir à une réponse. En effet, quand un acteur tel que Sean Connery reprend un même rôle dans cinq films d'affilés, dans un laps de temps très court au final - moins de dix ans - et quand le personnage est destiné à être une icône perçue comme intemporelle, la conséquence, une fois ces objectifs atteints, est de lier l'acteur au rôle qu'il a crée à son image. Là où la mise en scène d'un personnage qui évolue d'une apparition à l'autre peut laisser place à une attente renouvelée des spectateurs pour quelque chose de différent à chaque fois, les créateurs de 007, tant Fleming que Saltzman et Broccoli, ont figé le personnage et l'ont confronté à des situations pour voir la manière dont il pouvait s'en sortir. Nous avons donc affaire à un personnage dont on attend de voir les réactions aux événements auxquels il est confronté. Ainsi qu'Umberto Eco l'a démontré dans son essai, les livres déjà mettaient en scène des couples d'opposition suivant un schéma d'évolution précis que le lecteur attend de retrouver à chaque nouvelle aventure. C'est bien le fait que le lecteur sache et anticipe, avant même de commencer sa lecture, les étapes successives de l'aventure que le personnage principal va devoir affronter qui fonde l'écriture de Ian Fleming et le plaisir du texte. Il s'agit du plaisir de voir se concrétiser ce qu'on savait devoir arriver. Les films ne sont pas bâtis différemment en ce qu'ils mettent en scène également une structure narrative, connue par avance des spectateurs, et que ces derniers veulent voir se remettre en place à chaque nouvel opus - tout en réclamant une originalité de traitement des points de passages obligés. C'est ainsi que le prégénérique, le générique, les séquences où la mission est confiée à Bond et les séquences d'action qui ponctuent l'enquête sont des moments présents dans chaque film mais renouvelés perpétuellement pour surprendre le spectateur dans des limites raisonnables.

Le cas de l'apparition de George Lazenby en lieu et place de Sean Connery nous invite à considérer les réactions probables des spectateurs face à la transgression d'un des principes que nous venons de nommer, à savoir l'attente qui peut être la leur de retrouver la figure familière de Bond, incarnée par Connery, et de le voir mener une nouvelle aventure. Il y aurait donc rupture du pacte implicite passé à l'occasion des films de James Bond où un spectateur attend des éléments précis que les créateurs des films sont censés lui donner. Le renouvellement de l'acteur ne figure pas, a priori, dans les renouvellements acceptés d'office que sont les nouvelles femmes à ses bras, les nouveaux enjeux ou les nouvelles cascades. Si, bien entendu, un regard de spectateur contemporain, conscient du nombre des acteurs à avoir porté le costume de l'agent secret, peut s'étonner de la difficulté qu'il y a pu y avoir, à la fin des années soixante, à concevoir un tel cas de figure, il nous faut souligner la rareté de l'événement à l'époque - et sa rareté aujourd'hui encore, considérant que James Bond est la seule franchise à ne pas dépendre de l'acteur principal. C'est un cas unique où le rapport de l'acteur à son personnage n'entre pas dans une norme attendue, qui serait celle où le personnage dépend entièrement de celui qui l'incarne. Nous avons certes mis en lumière les différentes directions que chacun des acteurs a souhaité explorer mais au regard du mythe qui s'est formé, leurs différences ne font que contribuer in fine à créer collectivement le personnage de 007 et le rendre immortel.

Toute première conserve une valeur particulière et Au service secret de Sa Majesté n'échappe pas à la règle. Deux moments tranchent par rapport à la façon dont la série va considérer par la suite la venue d'un nouvel acteur. Par deux fois, il y a des références explicites à l'acteur précédent et aux aventures qu'il a vécues. C'est unique car par après chaque nouvel interprète fera fi du passé pour montrer rapidement la voie que lui voudra prendre.

2. « L'autre »

Il est des répliques qui restent dans les mémoires. La série James Bond ne faillit pas à la règle et compte au moins quelques unes des répliques les plus célèbres de l'histoire du cinéma, « Bond, James Bond » ou « vodka-martini au shaker et pas à la cuillère » pour ne citer que celles-là. Elles semblent rendre l'univers présenté à l'écran sinon tangible, du

moins compréhensible. En effet de telles paroles traduisent la confiance du héros qui les énonce de manière régulière tout au long des différents films, signe évident d'une continuité et d'une constante qui ne peut que forcer l'admiration. Au service secret de Sa Majesté n'échappe pas à ces moments attendus, encore moins quand on se place dans la perspective qui est celle de la légitimation du nouvel acteur, George Lazenby. Ainsi il est significatif que, comme Sean Connery dans James Bond contre Dr. No, les premières paroles de l'acteur à l'écran soient celles qui introduisent le personnage par son nom, « Bonjour. Je m'appelle Bond, James Bond. » Nous souhaitons cependant tout d'abord nous concentrer sur une réplique unique dans l'histoire de la série et qui vient mettre en lumière les rapports que le film entretient avec ceux qui le précèdent.

À l'issue du prégénérique, après avoir sauvé Tracy de sa tentative de suicide, s'être présenté à elle et débarrassé des hommes de main qui sont venus brisés une idylle tout juste naissante, après avoir vu s'échapper la belle sans qu'un dialogue n'ait été possible et n'avoir recueilli qu'une seule trace de cette rencontre, les chaussures qu'elle avait laissées derrière elle en pénétrant dans l'océan139, James Bond lance la réplique suivante: « Ça n'était jamais arrivé à l'autre140 ». Suivent un regard caméra pour appuyer le clin d'œil et le thème musical de John Barry qui inaugure la séquence du générique.

« L'autre ». Voilà le premier élément qui marque, textuellement, la passation des rôles entre les deux acteurs. C'est aussi une parole traduite visuellement par le regard de l'acteur lancé à la caméra141. C'est là un moyen extrême afin de résoudre la problématique de justification d'un nouvel acteur d'un côté, et de la continuité maintenue avec les précédents films de l'autre. Cette réplique rend complice les spectateurs du changement d'acteur, faisant aussi en sorte de désamorcer les critiques qui ne peuvent accepter quelqu'un d'autre à la suite de Sean Connery. James Chapman résume la situation difficile telle qu'elle nous est soumise: « Mais, alors que le film met en avant que Lazenby n'est pas

139 Ce trope des contes de fées réinterprété, le prince charmant qui n'a plus que les souliers de la Belle pour la retrouver après la fuite de cette dernière, est le premier élément du film qui signale le profond amour qui va naître chez James Bond pour Teresa. La ballade de Louis Armstrong sur un montage ne fera à ce titre qu'expliciter ce qui est mis en place dès ici.

140 « This never happened to the other fellow. »

141 Précisons de suite que cette réplique n'a pas trouvé sa place dans toutes les versions diffusées du film. Avec la multiplication des supports, cet état de fait est manifeste. On trouve ainsi que la majorité des VHS l'ont omise alors que la dernière version DVD l'a réintégrée, réparant par là le choix d'une précédente version où cette réplique ne figurait pas.

Connery, il reste difficile pour lui de montrer que Lazenby est James Bond142. » Il y a donc deux niveaux à considérer : le fait que l'acteur ait changé et le fait que le personnage reste lui, par contre, identique à lui-même. Tâche difficile s'il en est, notamment au regard de l'intrigue particulière du film, elle qui permet à Bond de se marier! Ces mots lancés à destination des spectateurs se concentrent sur la première partie du problème, à savoir le changement d'acteur. « L'autre » ne désigne pas un autre 007 mais bien Sean Connery lui- même. Le personnage reste mais l'acteur change.

Il est éclairant d'apprendre les difficultés qu'ont eues les producteurs et les scénaristes à croire en cette solution. En effet, Richard Maibaum, le scénariste d'Au service secret de Sa Majesté, indique dans une interview à Starlog en mars 1983 qu'a été envisagé un temps l'idée d'expliquer le changement d'acteur par une opération de chirurgie esthétique qui aurait altéré l'apparence de James Bond pour tromper ses ennemis, et notamment Blofeld qu'il avait rencontré dans l'opus précédent, On ne vit que deuxfoisUi. Si l'idée a été rapidement écartée, sa simple existence tend à démontrer que la succession de Sean Connery n'était pas aisée. On peut pourtant considérer qu'il reste des traces de l'idée d'une altération esthétique pour tromper l'adversaire puisque Bond rencontre d'abord Blofeld dans cette aventure sous la fausse identité de Sir Hilary Bray, spécialiste de l'héraldique du College of Arms. Leur entrevue, professionnelle, ne pourrait se passer de manière cordiale dans une diégèse qui mettrait bout à bout On ne vit que deux fois et Au service secret de Sa Majesté, en raison même de leur précédent affrontement. Bond ne sait pas reconnaître immédiatement Blofeld et ce dernier ne semble sentir le piège tendu par les services secrets britanniques que tardivement. Peut-on prétexter un double-jeu de la part de Blofeld? Cela n'est que bien peu probable car Sir Bray est officiellement invité à la demande de Blofeld, qui cherche à se faire reconnaître une ascendance noble. C'est en apprenant cette invitation que Bond se fait passer, avec son accord, pour Bray. Le projet de Blofeld est donc compromis tout de suite et il n'est pas dans son intérêt de faire durer la supercherie. Or le fait est qu'il ne réagit pas en voyant 007. Tolérer un espion dans ses murs alors qu'il prépare secrètement une arme chimique qui doit, à terme, stériliser le monde

142 « But while the film itself acknowledges that Lazenby is not Connery, it is at great pains to show that Lazenby is James Bond. », James Chapman, op. cit., p. 139.

143 « Richard Maibaum: 007's Puppetmaster », Starlog, 68, mars 1983, p. 27, cité par James Chapman, ibid., p. 138.

n'est qu'une menace supplémentaire. Ces éléments sont illogiques dans la série cinématographique mais trouvent leurs explications dans l'ordre narratif suivi dans les romans de Ian Fleming. En effet, chez ce dernier, c'est dans Au service secret de Sa Majesté qu'est mise en scène la première rencontre des deux personnages, alors qu'au cinéma, qui n'a pas porté à l'écran les romans dans leur ordre de parution, cette rencontre a déjà eu lieu.

« Ça n'était pas arrivé à l'autre » est également une réplique qui contient une portée plus critique en raison de l'affirmation sous entendue que la présente aventure va dépasser les précédentes. Loin de simplement être une passation de pouvoir, on peut concevoir cette remarque comme une provocation visant à remettre en cause le spectacle des aventures antérieures qui ne peuvent être à la hauteur et du prégénérique que l'on vient de voir et du reste du film qu'on attend encore de découvrir. Le paradoxe inhérent à cette réflexion repose pourtant dans le fait que le réalisateur souligne la différence et l'originalité propre de ce nouveau volet tout en voulant accréditer l'idée d'une continuité du personnage, des aventures. On retrouve toujours mise en lumière la force de la contradiction originelle spécifique d'Au service secret de Sa Majesté. Cela est d'autant plus vrai au regard des solutions et des choix qui seront adoptés dans le reste de la série. Si nous choisissons d'insister sur ce film c'est en raison des ruptures qu'il contient et de son caractère unique, par rapport à ce qui précède et ce qui suit. De fait, Sean Connery reprend le rôle de l'agent secret dans les Diamants sont éternels là où George Lazenby l'a laissé. On le découvre en effet dans le prégénérique à la recherche de Blofeld dans le monde entier, pour ce qui apparaît comme une traque impitoyable afin de se venger de la mort de sa femme, mort sur laquelle s'est fini Au service secret de Sa Majesté. Il n'y a plus de remarques ni de procédés cinématographiques pour tenter de faire remarquer le retour de la star écossaise144. De même en sera-t-il pour la première apparition de Roger Moore, Timothy Dalton, Pierce

144 Nous choisissons à dessein de ne pas nous attarder sur les campagnes publicitaires et l'affiche accompagnant la sortie des Diamants sont éternels qui, elles, ne sont pas privées de signaler, à grand renfort de slogans divers, le retour de Sean Connery. On s'en convaincra en notant que le haut de l'affiche officielle porte la mention « Sean Connery James Bond 007 » inscrite en jaune sur fond noir, d'une taille égale de caractères, sensiblement plus grande d'ailleurs que la taille du titre du film, inscrit en couleur sur fond blanc en bas de l'affiche. Ces choix stylistiques tendent à prouver que c'est plus le retour de Sean Connery dans le rôle titre qui doit être mis en avant que l'intrigue ou les enjeux de la nouvelle aventure.

Brosnan ou Daniel Craig: aucune réplique pour souligner le changement d'acteur dans la diégèse.

Néanmoins, on ne peut s'empêcher de noter un soin tout particulier à mettre en scène le nouvel acteur afin que sa première apparition puisse donner rapidement le ton qui sera désormais suivi. Roger Moore sera dans son lit en galante compagnie ; Timothy Dalton, en tenue militaire, décoiffé, assistera à la mort d'un agent double-zéro ; Pierce Brosnan, après n'avoir été qu'une silhouette, nous sera introduit dans des toilettes, la tête à l'envers ; Daniel Craig illustrera lajeunesse et l'ambiguïté de son personnage en étant assis dans le noir à menacer un traître tout en évoquant, par le biais du flash-back, la rude lutte qu'il a eue pour venir à bout de sa première victime de futur agent. Ces saynètes sont là pour prouver qu'avec le temps, et sans doute par habitude du public, le fait de changer d'acteur n'est plus un enjeu en soi. C'est la situation par laquelle on découvre l'agent secret qui devient importante et déterminante, non le fait que l'acteur ait été renouvelé.

3. Le rappel des aventures passées

Le statut ambigu d'Au service secret de Sa Majesté, notamment par rapport à la place accordée à Sean Connery face au nouvel interprète George Lazenby, ne peut trouver meilleure illustration que dans la séquence suivant la demande de démission de 007, quand, de retour à son bureau pour préparer son départ, il ouvre un tiroir et en sort des accessoires liés à chacun des films passés. Le spectateur redécouvre ainsi successivement le poignard porté sur les hanches par Honey Rider dans James Bond contre Dr. No, la montre de Red Grant dans Bons baisers de Russie, aisément identifiée au fil utilisé pour la strangulation,