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Les récurrences « parasites » mais révélatrices

2. Jamais pi us jamais ou la voie du remake

L'approche suivie par Jamais plus jamais est différente de celle de Casino Royale pour plusieurs raisons. À l'origine de la réalisation de ce film, on retrouve un problème de droits. Ian Fleming avait fait appel à Kevin McClory pour préparer le passage de Bond au cinéma mais les divers projets qu'ils ont tentés de monter n'ont jamais abouti. Néanmoins, Fleming a utilisé une de leurs options et l'a réécrite pour aboutir au roman Opération tonnerre. De fait, à cause de leur partenariat, McClory a toujours détenu une partie des droits du roman. Une assignation en justice l'a, par ailleurs, rendu titulaire des droits d'adaptation. Il a choisi de s'associer avec Broccoli et Saltzman afin de produire le film Opération tonnerre en

1965. Outre cela, un contrat prévoyait que pendant dix ans à compter de la sortie du film avec Sean Connery, il ne pourrait produire aucun film basé sur cette histoire. C'est à l'issue de cette période qu'il entreprend ainsi d'utiliser le matériau d'origine pour ce qui va aboutir à Jamais plus jamais en 1983 avec Sean Connery, de retour dans le rôle qui l'a rendu célèbre.

Le film est la parodie que Casino Royale n'a jamais pu, ou voulu, être. L'histoire est la même que celle d'Opération tonnerre en 1965, à quelques détails prêts. L'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord est confrontée à un vol de bombes nucléaires par le SPECTRE et la menace de leur explosion si les gouvernements ne cèdent au chantage, financier, de l'organisation. Si dans Opération tonnerre, il s'agissait de bombes britanniques et d'une rançon fixée par Blofeld, Jamais plus jamais évoque des bombes américaines et une rançon équivalent à 25% des sommes payées par les pays de l'OTAN pour leurs achats de pétrole. Les paysages des Bahamas sont abandonnés au profit du sud de la France et de l'Afrique du Nord. S'ils sont transformés, les motifs qui constituent les films de la série officielle sont pourtant présents. Des décors exotiques et visuellement marquant, un scénario improbable, une technologie au service de l'agent 007 sous forme de

gadgets et même le chat blanc de Blofeld sont autant d'exemples qui montrent les liens tissés entre un film « parasite » du point de vue des productions EON, à l'époque tout à leur promotion de Roger Moore et d'Octopussy, et chacun des films de James Bond tels que nous avons pu les définir, et tels que les spectateurs les perçoivent. Le casting a été soigné, avec Max von Sydow dans le rôle de Blofeld, Klaus Maria Brandauer dans le rôle de Largo et Kim Basinger dans le rôle de Domino. Comme le résume Sinclair McKay: « À la différence du survolté et névrotique Casino Royale de Charles Feldman, ce film allait être une production sérieuse, professionnelle et spectaculaire avec des décors allant de Nassau à l'Afrique du Nord164. » Il ajoute:

Mais le résultat final est vraiment bizarre - une véritable curiosité. Sorti sur les écrans plusieurs mois après Octopussy, ce qui a pu jouer sur ses résultats au box-office, il s'agit d'un Bond venue d'une sorte de dimension parallèle, le Bond que nous rencontrerions si nous pouvions glisser dans d'autres univers, ou retourner dans le temps et marcher dans les pas de Ian Fleming en 1933165.

Il s'agit tout d'abord de remarquer que l'âge est une question affrontée de front dans Jamais plus jamais. Là où nous avons pu mettre en évidence que le personnage de Bond ne vieillissait pas, ou peu, dans la série officielle, ce film adopte un contre-pied pour nous montrer un Bond proche de la retraite. Sean Connery prête ses traits à cette approche, qui n'a pas été autant suivi lors de son précédent retour, dans les Diamants sont éternels. On le voit dès le début du film où 007, en treillis, s'apprête à libérer une femme retenue par des terroristes sud-américains quand elle le poignarde. Il s'agit en fait d'un exercice, auquel Bond échoue car il a oublié qu'elle avait subi un lavage de cerveau. Il est donc envoyé dans une clinique militaire pour une cure de remise en forme même si le nouveau M trouve presque cela inutile, le considérant comme une relique du passé. Mais quand les missiles sont détournés, le ministre des Affaires Etrangères ordonne à M de réactiver la cellule des

164 « Unlike the neurotic overexcitement of Charles Feldman's Casino Royale, this was going to be a serious, proper, spectacular production that would feature locations from Nassau to North Africa », Sinclair McKay, op. cit., p. 223. Charles Feldman est cité en sa qualité de producteur et d'initiateur de Casino Royale. Il est ainsi mis en parallèle à Kevin McClory qui, lui aussi, sera le producteur et l'initiateur du projet mais en aucun cas le réalisateur; Irvin Kershner, fraîchement émoulu de VEmpire contre attaque, le sera.

165 «But the end result was genuinely weird - a real curiosity. Released several months after Eon's Octopussy, which may have damaged its box office somewhat, it stands now as a sort of alternative- dimension Bond, the Bond we would have had if we were to slip between universes, or go back in time and tread on Ian Fleming's toe in 1933 », id.

doubles-zéros. Dès lors, Sean Connery reprend la main, même s'il subsiste des références quant au temps qui a passé et à l'âge avancé de l'acteur - et partant, du personnage.

Ces différentes allusions constituent un tout ironique mais qui n'atteint pas les proportions de Casino Royale. Il s'agit plus d'une ironie ponctuelle, que les premiers films de la série possédaient déjà et que Roger Moore a élevée à un autre niveau. Les jeux de mots, les situations proches du burlesque, mais jouées avec un sérieux apparent par les acteurs, et les expressions faciales de Sean Connery créent une ambiance et un ton particulier que ne manque pas de pointer Sinclair McKay: « C'est de cette manière que l'on constate clairement comment il [Sean Connery] aurait voulu aborder dès le début le rôle de Bond, à savoir, dans la veine humoristique de Roger Moore. Cela fonctionne166. » L'autodérision place, de fait, Jamais plus jamais, dans la lignée de chacun des films produits par Albert Broccoli mais il manque d'autres éléments constitutifs des autres opus. M, Q, Moneypenny, un générique aux silhouettes féminines, une musique inspirée par John Barry ou encore le début du film avec la séquence du « gun barrel » sont tous absents et amènent par exemple Sinclair McKay à poser la question: « est-ce que Bond est réellement Bond sans tout cela167? »

C'est une question d'autant plus légitime à poser que la série officielle elle-même joue de plus en plus avec ces codes. Avec l'arrivée de Daniel Craig dans le rôle de James

Bond, la réinvention de la série est passée à travers une réinterprétation des éléments que l'on a cru constitutifs des James Bond, et donc obligatoires, sans que pour autant ni Casino Royale ni Quantum of Solace'68 peuvent être soupçonnés de ne pas être des films de la série officielle. Pourtant, leurs génériques ne sont pas dans la tradition immédiate, le « gun barrel » est plus un clin d'œil au début du premier et à la fin du second que dans leurs ouvertures, Moneypenny n'existe pas et les gadgets sont réduits à la portion congrue. Autant de scènes attendues qui n'ont plus trouvé leur place alors que, pendant longtemps, de tels choix étaient inimaginables puisqu'elles étaient perçues comme des parties

166 « It is here that we can see most clearly how he [Sean Connery] would always have preferred Bond to be: that is, a light-hearted Roger Moore figure. It works. », Ibid, p. 224.

167 « ... without his much-loved familiar trappings - an M and a Q and a Moneypenny that we know, plus Maurice Binder's naked silhouettes, plus John Barry, plus the 'gunbarrel view' at the beginning - is Bond really Bond? », ibid, p. 227.

intégrantes de l'identité et de l'authenticité même des James Bond. Grâce à l'exploration de nouvelles directions dans les derniers opus, il apparaît donc d'autant plus légitime de soulever les problématiques particulières liées aux récurrences que nous avons qualifiées de « parasites » en ce qu'elles parviennent à trouver une résonnance dans la série officielle.

Néanmoins, à la lumière des critiques qui se sont faites, principalement contre Quantum of Solace, nous ne pouvons que questionner une démarche qui vise à radicalement repenser une série bâtie sur une mécanique qui est connue des spectateurs et qui est attendue par eux. Cet aspect des choses a été perçu par les producteurs de la série car Michael G. Wilson lui-même déclare lors d'une entrevue: « Quentin Tarantino nous a proposé de réaliser un épisode de la série. J'ai pesé le pour et contre, mais il proposait des changements trop radicaux169. » Si des films en dehors de la série officielle permettent d'éclairer celle-ci sous un nouveau jour, adopter les procédés de ces films revient à questionner l'identité de la série et de tout ce qui a été bâti jusqu'à présent. Le refus que Wilson a ainsi opposé à Tarantino vient de la crainte de fourvoyer la série et la continuité que celle-ci suppose, continuité qui lie chacun des opus, plus ou moins directement.

Si donc ni Casino Royale, ni Jamais plus jamais n'ont pu attaquer les fondations des James Bond, cela n'étant d'ailleurs pas leur but, ils ont néanmoins réussi à pointer du doigt certains des mécanismes à la base même de la série, qu'il s'agisse de la multiplication des conquêtes sexuelles ou du temps qui n'a pas de prise sur le personnage. Les caricatures révèlent aux spectateurs les motifs sur lesquels sont bâties les œuvres premières. En revanche, nous ne pouvons conclure notre réflexion sur les récurrences parasites en omettant de citer une parodie qui a pu avoir un impact certain sur la vision que l'on jette à présent sur les plus anciens des films de la série. Il s'agit du triptyque Austin Powers, porté par Mike Myers. Cette trilogie comprend les films Austin Powers'70, Austin Powers - l'espion qui m'a tirée1 ' et Austin Powers dans Goldmember'72. « À sa sortie à l'été 1997, [le premier épisode] a reçu de bonnes critiques et a réalisé des gains raisonnables, mais non pas spectaculaires. Son effet, en revanche, sur l'industrie des films d'espionnage a été

169 Samuel Blumenfeld, « B(l)ond », Le Monde, 26 mai 2006.

170 Austin Powers: International Man of Mystery, réalisé par Jay Roach en 1997. 171 Austin Powers: The Spy Who Shagged Me, réalisé par Jay Roach en 1999. 172 Austin Powers in Goldmember, réalisé par Jay Roach en 2002.

terrible173. » Voilà comment la réflexion finale de Sinclair McKay débute. Sa thèse est en effet que cette série comique, et notamment le personnage du docteur Denfer, a contribué, plus que tout, à redéfinir la vision que nous avons de la série James Bond dans son ensemble, et des méchants en particulier. C'est Myers lui-même qui interprète à la fois Austin Powers et son ennemi, Denfer, s'inspirant pour ce dernier des méchants que l'on trouve traditionnellement chez 007.

Chauve, balafré, avec une veste à col mao, le docteur Denfer dirige ses opérations de ce qu'il a lui-même nommé son 'repère sous-terrain'; son bras-droit, Numéro Deux, a un bandeau sur les yeux qui lui sert de rayon X; [...] il a un chat; et son plan consiste à détourner un missile nucléaire pour réclamer au monde la rançon d'un miiillion de dollars174!

C'est bien le Blofeld tel qu'a pu l'interpréter Donald Pleasance qui donne à Myers son inspiration dès lors qu'il s'agit pour lui d'interpréter un méchant. Le deuxième volet de la trilogie renforce toujours plus les liens entre Austin Powers et James Bond, faisant du premier une parodie subtile du premier. Si Sinclair McKay affirme que « malheureusement, Myers s'est approprié avec une telle acuité le motif bondien du méchant plus grand que nature qu'il devient en retour impossible d'imaginer un tel personnage réapparaître dans les films officiels175 », la juste portée de la parodie est démontrée par les propos même de la productrice de James Bond, Barbara Broccoli, quand elle dit que « nous devons faire attention à ne pas tomber dans les travers d'Austin Powers quand nous écrivons une scène176... » La parodie est d'autant plus juste et plus porteuse que l'équipe de production elle-même reconnaît ainsi que les travers mis au jour par Myers sont potentiellement des péripéties qui pourraient trouver une place dans un nouvel opus.

Au-delà, Austin Powers peut aboutir à provoquer, chez un public contemporain, une relecture des films les plus anciens de la série dans un sens parodique, le public ne pouvant potentiellement plus savoir si certaines scènes sont à prendre au sérieux ou bien au second

173 « When it opened in the summer of 1997, it received appreciative reviews and performed reasonably well, but not spectacularly. Its effect, however, on the entire business of cinema spying was terrific. », Sinclair McKay, op. cit., p. 309.

174 « Bald, scarred, Nehru-jacketed Dr. Evil operates from what he himself terms his 'underground lair'; he has a sidekick, Number Two (Robert Wagner), with an X-ray eye patch; [...] he has a cat; and he plans, via the hijack of a nuclear missile, to hold the world to ransom for 'one meeeellion dollars! », id.

175 « ... lethally, Myers had homed in on the Bondian element of larger-than-life villainy with such accuracy as to make it all but impossible for such a figure ever to feature in the real films again », ibid., p. 310. 176 « We have to be careful to not fall into 'Austin Powers land' when we are writing a scene... », Barbara

Broccoli, citée par Steven Prigge dans Movie Moguls Speak, New-York, MacFarland and Co., 2003, cité dans ibid., p. 311.

degré. La relativisation du danger posé par Blofeld dans James Bond est un des effets possibles, surtout si l'on garde à l'esprit le détournement qui en a été fait par après. C'est là la marque d'une parodie et d'une relecture réussie, ce que les précédentes récurrences problématiques n'avaient pu atteindre. C'est là aussi la marque évidente de James Bond comme objet culturel, à qui l'on peut faire des clins d'œil et des allusions dans d'autres projets avec l'assentiment des spectateurs qui pourront les relever. Ce n'est pas uniquement la série officielle en elle-même qui permet à son personnage d'être connu mondialement de tous, c'est aussi par le biais des parodies que cela est possible. Elles créent une appropriation de l'image et des motifs développés par 007 en les utilisant de façon détournée à d'autres fins. N'est-ce pas la preuve d'un mythe toujours vivant et potentiellement renouvelable? N'est-ce pas là l'occasion de se pencher encore plus sur le héros particulier qu'est James Bond?