Chapitre 1 : L’économie informelle dans les pays en développement
4. Problèmes de mesure du secteur informel
La mesure du secteur informel est d’une importance capitale pour les pays en développement
dans la mesure où celui-ci représente une part considérable et croissante dans l’activité
économique de ces pays, tant du point de vue de l’emploi que des revenus. D’après Charmes
[2002], le secteur informel dans les pays en développement représente entre 25% et 80% de
l’emploi total non agricole et 20% à 60 % du PIB non agricole selon les pays et les
estimations. L’ampleur de ce phénomène justifie donc sa mesure et son intégration dans toute
stratégie de développement. Cet effort de mesure du secteur informel permettrait de mieux
comprendre le fonctionnement réel de l’économie dans son ensemble et d’élaborer, sur la base
d’indicateurs plus ou moins précis, des politiques de développement pertinentes et efficaces.
En effet, l’existence et la croissance de l’économie informelle fausse tous les indicateurs
économiques : le PIB est sous-estimé, le chômage gonflé… [Archambault et Greffe, 1984].
Nous tentons dans cette section de présenter, dans un premier point, les principales méthodes
de mesure (indirectes et directes) du secteur informel ainsi que leurs limites. Dans un second
point, nous présentons brièvement quelques estimations du secteur informel dans les
différentes régions du monde en développement.
4.1. Les différentes méthodes de mesure du secteur informel
Deux types de méthodes sont employés pour évaluer la taille du secteur informel : les
méthodes indirectes et les méthodes directes. Les premières sont basées sur la technique du
solde qui consiste globalement à déduire la production ou les revenus du secteur informel de
la différence entre les estimations globales de la production et de l’emploi de la comptabilité
nationale et les données issues du secteur formel enregistré [Vernières, 2003]. Quant aux
secondes, elles sont basées sur des enquêtes annuelles sur l’emploi ou spécifiquement sur des
enquêtes sur le secteur informel (enquêtes-ménages, enquêtes-établissements et enquêtes
mixtes).
4.1.1. Les méthodes indirectes
Les méthodes indirectes les plus importantes sont la méthode monétaire, la méthode des
écarts et la méthode de « l’offre de travail implicite ». Pour un exposé exhaustif et détaillé de
ces méthodes voir Adair [2002b] et Archambault et Greffe [1984].
4.1.1.1. La méthode monétaire : cette méthode consiste à estimer la taille du secteur informel
en utilisant des indicateurs monétaires. Elle est basée sur l’hypothèse selon laquelle toutes les
transactions informelles sont effectuées en monnaie fiduciaire. Ainsi, toute variation du
rapport monnaie fiduciaire/monnaie scripturale par rapport à une année de base (ou
l’économie informelle est supposée faible ou nulle) constitue un indicateur de l’économie
informelle. Cette méthode a été testée surtout aux Etats Unis par trois auteurs ayant abouti à
des résultats sensiblement différents
6.Au delà de sa simplicité, cette méthode pose un certain nombre de problèmes. L’extrême
variabilité des résultats de cette méthode (3,4% à 33%) fait de celle-ci une méthode peu fiable
[Archambault et Greffe, 1984]. Aussi, les hypothèses sur lesquelles repose cette méthode sont
à la fois irréalistes et arbitraires. Ainsi, le choix de l’année de base est souvent arbitraire et la
vitesse de circulation des revenus n’est pas identique dans le secteur formel et le secteur
informel [Adair, 2002b].
6
Gutman a estimé, sur la base de cette méthode, l’économie informelle aux USA à 10% du PIB en 1976 alors que Feige et Tanzi ont abouti respectivement à des estimations de 33% du PIB (1978) et 3,4% à 11% du PIB (1976)
4.1.1.2. La méthode des écarts : cette méthode consiste à comparer le PIB calculé selon
l’optique Dépense et le PIB calculé selon l’optique Revenu ; l’écart entre les deux agrégats
constitue la taille de l’économie informelle. Etant donné la non-prise en compte du travail non
déclaré (les sources du PIB-Revenu sont fiscales), cet écart ne peut fournir une mesure fiable
de l’économie informelle.
4.1.1.3. La méthode de « l’offre de travail implicite » : cette méthode, fondée sur le marché du
travail, consiste à comparer le taux d’activité officiel avec le taux d’activité réel (celui-ci est
mesuré grâce à des enquêtes). L’écart entre les deux indicateurs représente l’emploi informel.
En multipliant ce dernier par le revenu moyen dans le secteur formel, on obtient la production
du secteur informel (PIB du secteur informel)
7. La principale faiblesse de cette méthode
réside dans le fait qu’elle considère que la productivité du travail est la même dans les deux
secteurs- formel et informel-de l’économie. C’est qui est loin d’être le cas.
Les méthodes monétaires et des écarts recouvrent la dimension souterraine, voire criminelle
qui renvoie à l’ENO qui fait l’objet du tableau 23 au chapitre 3.
4.1.2. Les méthodes directes
Ces méthodes consistent à faire des extrapolations à partir d’enquêtes, nationales ou locales,
sur des échantillons de ménages ou d’entreprises. Il existe globalement trois types
d’enquêtes : les enquêtes auprès de ménages, les enquêtes auprès des établissements et les
enquêtes mixtes.
4.1.2.1. Les enquêtes auprès des ménages
Dans ce type d’enquête, la collecte d’informations sur le secteur informel se fait directement
auprès des ménages (et les individus composant le ménage). Elle permet non seulement
d’appréhender la pluriactivité et le travail à domicile- deux segments importants du secteur
informel- mais d’obtenir également des informations, quoique fragmentaires, sur les
entreprises. Son principal défaut réside dans le fait qu’elle ne permet pas d’appréhender
correctement la question des revenus (il est difficile de distinguer le revenu individuel de celui
du ménage) [Charmes, 2002].
4.1.2.2. Les enquêtes auprès des établissements : ces enquêtes portent sur les établissements
de petite taille localisés. Elles permettent de collecter des informations sur la production des
biens et services, sur les revenus ainsi que les caractéristiques techniques des entreprises. Leur
inconvénient réside dans le fait qu’elles ne couvrent pas le travail à domicile, le commerce
ambulant et le phénomène de pluriactivité.
4.1.2.3. Les enquêtes mixtes (ménages-entreprises) : ce sont des enquêtes combinant les
enquêtes-ménages et les enquêtes-établissements et se déroulant en deux phases. Dans la
première phase, une enquête auprès des ménages est menée et permet d’identifier les
entreprises du secteur informel. Intervient ensuite l’enquête-établissements auprès des
entreprises préalablement identifiées et sélectionnées. Ce type d’enquête constitue la
meilleure source pour mesurer le secteur informel [Charmes, 2002]. Elle fournit en effet des
informations exhaustives et détaillées sur les différents segments de ce dernier. Cependant, la
complexité mais surtout le coût prohibitif de ce type d’enquête font que le recours à celle-ci
est rare (Cf. enquête 1-2-3 DIAL).
7
En employant cette méthode en 1977, les statisticiens italiens ont abouti au redressement de leur PIB de 10%. Ce taux constitue la taille minimale de leur économie informelle.
4.2. Ampleur du secteur informel dans les pays en développement
Si l’économie informelle se rencontre pratiquement dans toutes les régions du monde, y
compris dans les pays développés
8, c’est incontestablement dans les pays en développement
qu’elle constitue un phénomène à la fois massif et structurel. Cependant celui-ci est loin
d’être uniforme et homogène, il revêt des formes différentes selon les pays et les régions.
Le tableau 3 met en évidence l’importance du secteur informel dans la majorité des pays en
développement, aussi bien en termes d’emplois que de revenus.
Tableau 3 : part de l’emploi informel dans l’emploi total non agricole et dans le PIB (total et non agricole)
Régions/pays
Taux d’emploi informel/ emploi non agricole (%)
Régions/pays (année)
Part du SI dans PIB non
agricole (%) Part du SI dans PIB total (%) 75/79 80/84 85/89 90/94 95/99 2000/2007 1980 1990 Afrique du Nord 47,5 47,3 Afrique du Nord 26,7 23,1 Algérie 21,8 25,6 42,7 41,3 Algérie (1997) 26,5 24,2 Maroc 56,9 44,8 67,1 Maroc (1986) 30,7 24,9 Tunisie 38,4 35 39,3 47,1 35,0 Tunisie (1995) 22,9 20,3 Egypte 58,7 37,3 55,2 45,9 Afrique subsaharienne 76,0 Afrique subsaharienne (1) 37,2 24,3 Amérique latine 54,2 Amérique latine (2) Asie Asie (1) 33,6 27,7
Asie du Sud et du Sud-st 69,9
Asie de l’Ouest 43,2
Source : [Charmes, 2002 ; Jutting et Laiglesia, 2009] + modifications de l’auteur (1) Moyennes non pondérées (sauf Afrique du Sud ou la Corée).
(2) les moyennes n’ont pas été calculées pour l’Amérique latine en raison du nombre insuffisant de données.
Depuis les années 1980, la part de l’emploi informel dans l’emploi total non agricole, a connu
une progression remarquable dans pratiquement toutes les régions du monde en
développement. Celle-ci représente, selon les régions, la moitié voire trois quarts l’emploi
total non agricole (47,3% en Afrique du Nord ; 76% en Afrique subsaharienne ; 54,2% en
Amérique latine, 69,9% en Asie du Sud et Sud-Est et 43,2% en Asie de l’Ouest).
Le secteur informel est également important en termes de revenus. Sa part dans le PIB total
varie selon les pays de 12,7% à 42,9%. Sa part dans le PIB non agricole est encore plus
importante ; elle varie de 13,4% à près de 60%. Elle représente globalement un tiers du PIB
non agricole dans ces trois régions du monde (Afrique, Asie et Amérique latine).
8
En Europe, le travail non déclaré représente 7 à 16% du PIB de l’UE, selon le rapport de la Commission européenne (1998) cité par le BIT [2002], ce qui représente, toujours selon la même source, 10 à 28 millions d’emplois, soit 7 à 19% de l’emploi total déclaré