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Le comparatisme, s’il est couramment associé à sa reconnaissance récente en tant que sous-discipline de la science politique, est en réalité inhérent à la pensée sociologique. Comme l’explique Émile Durkheim dans Les règles de la méthode

sociologique, « nous n’avons qu’un moyen de démontrer qu’un phénomène est cause de

l’autre, c’est de comparer les cas où ils sont simultanément présents ou absents et de chercher si les variations qu’ils présentent […] témoignent que l’un dépend de l’autre313. » Fort de ce raisonnement, les travaux en science politique fondés sur des études comparées ont, depuis la fin des années 1990, connu un succès remarquable et ont été accompagnés d’un nombre croissant d’articles et d’ouvrages réflexifs consacrés à la méthode comparative314. Pour cette recherche, on reprendra la définition proposée par Bertrand Badie et Guy Hermet, selon qui le comparatisme procède « en mettant en évidence des ressemblances et des différences entre objets empiriques tenus pour comparables, induisant de ces observations des hypothèses explicatives à prétention causale315. » Cette méthode présente de nombreux avantages pour le chercheur. Comme le mettait déjà en évidence Durkheim, la comparaison permet d’établir des liens causaux entre phénomènes sociaux. Par le décentrement qu’elle implique, elle oblige également le chercheur à « dénaturaliser » des catégories d’entendement tenues pour acquises, et à questionner ses propres présupposés et prénotions. Surtout, comme le souligne Sartori, elle permet de tester la validité d’une hypothèse théorique générale sur plusieurs

312 On retrouve des actes d’exclusion perpétrés à l’encontre des Haïtiens en Jamaïque et en Guadeloupe depuis le XIXe siècle. Voir le chapitre 3 de ce travail : « Retracer la relation à Haïti. Mise en contexte historique des relations avec la Jamaïque et la Guadeloupe ».

313 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, 1988 (1894), p.217.

314 Hassenteufel observe ainsi que « la question de la pertinence de la démarche comparative ne semble plus vraiment se poser. Elle est quasiment devenue, pour les politiques publiques en particulier, un passage obligé pour faire l’objet d’une forte reconnaissance scientifique » (Patrick Hassenteufel, “De la comparaison internationale à la comparaison transnationale : Les déplacements de la construction d’objets c omparatifs en matière de politiques publiques”, art. cit. p.113.), alors que seulement dix ans plus tôt Pierre Favre faisait état d’une science politique française « à l’écart du monde » et peu comparative (Pierre Favre, “La science politique française, une science à l’écart du monde ?”, in Cahiers français, n° 276, 1996, pp.23-30.).

315 Guy Hermet, Bertrand Badie, et alli., Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques , Paris, Armand Colin, 2010, p.62.

terrains316. Pour paraphraser Hassenteufel, la question à se poser n’est donc plus « faut-il comparer ? » mais « comment comparer317 ? ».

Car si la démarche comparative semble prometteuse pour notre recherche, elle implique de prendre certaines précautions méthodologiques. En synthétisant les écueils les plus courants menant à des « comparaisons au rabais318 », tels que l’absence d’une grille d’analyse homogène, la tendance à mener des comparaisons à distance et/ou uniquement fondées sur des données quantitatives, ou encore le risque d’une démarche essentiellement déductive, Hassenteufel donne des premiers outils pour se garder des pièges les plus répandus. Cependant, la démarche comparatiste pose d’autres difficultés pratiques qui constituent autant d’obstacles potentiels pour le chercheur. Dans notre cas, la Jamaïque et la Guadeloupe présentent des configurations politiques, sociales et culturelles différentes. Les dispositifs d’action publique et les processus décisionnels n’y obéissent pas aux mêmes logiques, et les acteurs impliqués varient d’un contexte à l’autre. Les catégories d’entendement mobilisées, notamment celles liées aux représentations raciales, diffèrent également en fonction des espaces et renvoient à des moments historiques différenciés. Comment, dans ces conditions, mobiliser un appareil conceptuel capable de couvrir cette pluralité des situations, sans pour autant tomber dans l’écueil du « conceptual stretching319 », qui consiste à « étirer » des concepts à tel point qu’ils finissent par renvoyer à des réalités n’ayant aucun rapport ?

Pour sortir de cette impasse, on s’inspirera du modèle de l’histoire croisée, conceptualisée par Michael Werner et Bénédicte Zimmermann. Les deux auteurs se donnent pour objectif d’interroger des « formations historiquement constituées », tout en dépassant les difficultés traditionnellement rencontrées dans la comparaison et dans les études de transfert320. Au cœur de la démarche de l’histoire croisée se trouve la notion de point d’intersection, où peuvent se produire des évènements susceptibles d’affecter à des degrés divers les éléments en présence et leur environnement. À partir de ce lieu du croisement, les auteurs détaillent quatre principes fondant leur approche321. D’abord, la notion d’intersection implique de rompre avec une perspective unidimensionnelle,

316 Giovanni Sartori, “Bien comparer, mal comparer”, Revue internationale de politique comparée, vol. 1, n° 1, 1994, pp.19-36.

317 Patrick Hassenteufel, “De la comparaison internationale à la comparaison transnationale : Les déplacements de la construction d’objets comparatifs en matière de politiques publiques”, art. cit., p.115.

318 Ibid., pp.118-119.

319 Giovanni Sartori, “Bien comparer, mal comparer”, art. cit.

320 Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, “Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité”, Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 58, n° 1, 2003, p.8.

statique et homogénéisante, au profit d’une entrée plurielle et dynamique. Dans cette perspective, les objets de recherche comparés ne sont pas seulement appréhendés les uns par rapport aux autres, mais les un à travers les autres, en termes de relations et de circulations. Deuxièmement, l’analyse porte autant sur les croisements proprement dits, que sur les répercussions et les processus qui en résultent. En troisième lieu, l e croisement induit de « croiser » à plusieurs reprises, dans des temporalités décalées. Il s’agit ici d’aborder le caractère processuel du point d’intersection et d’analyser les modifications, les inerties et les combinaisons qui résultent du et se déploi ent dans le croisement. Enfin, les transformations du point d’intersection sont étudiées au regard de mises en relation, et plus précisément de logiques de réciprocité (les éléments sont affectés par le croisement de manière similaire) et de logiques d’asymétrie (les éléments sont affectés de manière différenciées). La perspective offerte par l’histoire croisée semble d’autant plus prometteuse qu’elle permet non seulement d’appréhender le « problème haïtien » comme un point d’intersection entre des espaces politique distincts, mais aussi de mettre en lumière la manière dont les modalités de ce croisement ont évolué au cours de l’histoire, ainsi que la façon dont les configurations locales ont pu affecter ces processus.

Pour saisir ces croisements, on aura recours à des études de cas – des « échantillons322 », pour reprendre les mots de John Gerring – qui auront pour objectif de mettre à jour la manière dont le « problème haïtien » est articulé et mis en mouvement avec les imaginaires qui nous intéressent. Dans cette perspective, la méthodologie de l’étude de cas servira d’outil de « réduction de la complexité323 » et de guide dans la construction de nos hypothèses de recherche. Jean -Pierre Olivier de Sardan définit l’étude de cas comme « une séquence sociale unique, circonscrite dans l’espace et dans le temps324. » Comme le soulignent Jacques Hamel, Stéphane Dufour et Dominic Fortin, l’étude de cas consiste plus précisément d’une part à étudier en détail un phénomène « en contexte », et d’autre part à proposer un protocole transférable à d’autres études de cas325. Outre sa complémentarité avec la démarche comparatiste, ce modèle présente l’avantage de renvoyer à un au-delà de lui-même, à un contexte social

321 Ibid., pp.15-16.

322 John Gerring, “The Case Study: What it is and What it Does”, in Carles Boix et Susan Stokes, The Oxford Handbooks of Comparative Politics, Oxford, Oxford University Press, 2007, p.96.

323 Yves Surel, La science politique et ses méthodes, Paris, Armand Colin, 2015, p.178.

324 Jean-Pierre Olivier de Sardan, La rigueur du qualitatif : Les contraintes empiriques de l’interprétation socio -anthropologique, Louvaint-la-Neuve, Bruylant-Academia, 2008, p.73. En italique dans le texte.

plus vaste dont il est le révélateur, le symptôme. Il permet de « faire émerger des enseignements généraux d’une étude approfondie de singularités326. » Les études de cas développées durant cette recherche reposent sur un type particulier de « séquences sociales », à savoir des séries d’événements. Celles-ci sont déclenchées par la présence de migrants haïtiens en Jamaïque et en Guadeloupe au début des années 2000 et donnent lieu à des interprétations contradictoires au sein des espaces publics locaux. Afin de préciser cette notion d’événement, qui servira de « clé d’entrée » pour appréhender le « problème haïtien », on s’appuiera sur l’analyse développée sur le sujet par Alban Bensa et Didier Fassin327. Chez les deux auteurs, l’événement constitue une rupture d’intelligibilité ; un moment singulier où le sens devient incertain et où les grilles de lecture tenues pour acquises sont soudainement remises en cause : « Tandis que nous vivons d’ordinaire dans le régime de ce qui va sans dire, nous voici plongés avec l’événement dans le régime extraordinaire de ce qui ne sait plus se dire, ou du moins n’en est plus si sûr. [...] Avec l’événement, c’est l’intelligibilité qui fait problème328 ». Dans la littérature scientifique, l’événement est souvent réduit au contexte dans lequel il prend place – c'est-à-dire qu’il est appréhendé comme l’explicitation d’un déjà-là – ou à l’inverse comme un épiphénomène détaché de la réalité dans laquelle il prend forme. Pour Bensa et Fassin, il convient de restituer l’événement dans sa spécificité temporelle, en ce qu’il constitue une ligne de fracture entre le passé et le présent, entre un avant et un après329. Parce qu’il pose la question du sens, l’événement altère en effet le rapport au temps : il constitue un point de bascule à partir duquel le monde et le temps semblent subitement devoir s’ordonner autrement330. En bref, ce qui caractérise un événement, c’est l’évidence d’une rupture et l’incertitude quant à sa signification. Dans notre cas, on cherchera à comprendre les modalités par lesquelles la présence haïtienne fut considérée comme une source de labilité auxquels différents types d’acteurs ont tenté de répondre.

Pour terminer ce propos sur la comparaison, on posera trois préalables qui ont guidé la construction de cette recherche. D’abord, ne jamais présumer de la comparabilité des deux terrains d’étude. Une similarité apparente entre des événements ne peut justifier à elle seule un travail comparatif. Il s’agira donc, non pas seulement durant les lignes qui

325 Jacques Hamel, Stéphane Dufour et Dominic Fortin, Case Study Methods, London, Sage Publications, 1993, pp.40-44.

326 Agathe Devaux-Spatarakis et Amandine Gregot, “Les défis de l’emploi de l’étude de cas en évaluation”, Politiques sociales et familiales, vol. 110, n° 1, 2012, p.33.

327 Alban Bensa et Éric Fassin, “Les sciences sociales face à l’évènement”, art. cit.

328 Ibid., p.4.

suivent mais tout au long de cette recherche, de (re)construire cette comparabilité en repérant des questionnements communs aux réalités observées. Deuxièmement, se prémunir autant que possible du risque de surinterprétation des données, c'est -à-dire du fait de déconnecter la réalité empirique des propositions du chercheur. En raison de l’importance qu’elles accordent à l’analyse interprétative, les recherches qualitatives sont régulièrement critiquées pour cet écueil. Où commence la subjectivité du chercheur et où s’arrête celle des acteurs ? S’il semble difficile d’apporter une réponse précise à ces questionnements, un travail de recherche étant avant tout une opération de mise en récit de faits sociaux effectuée par le chercheur via un protocole scientifique331, trois garde-fous nous paraissent susceptibles de limiter le risque de surinterprét ation : l’acquisition de connaissances avancées sur les terrains d’étude, la production d’un corpus de données empiriques réfléchi et organisé, et l’adoption d’une démarche consistant à rester au plus près du discours des acteurs. Le troisième impératif re nvoie quant à lui à la nécessité de mobiliser la même grille d’analyse pour les deux études de cas et de recueillir le même type d’informations. Cette dernière nécessité est d’autant plus difficile à respecter que les données produites en Jamaïque et en Gu adeloupe présentent nécessairement des asymétries, en raison des différences de conditions dans lesquelles l’enquête a été menée, et de la nature des contextes étudiés. Sans prétendre gommer ces aléas du terrain, inhérents au travail comparatiste, nous avo ns tenté de compenser ces lacunes en mobilisant différents types de sources.