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En 2004, le Président haïtien Jean-Bertrand Aristide, suite à son renversement par des troupes rebelles, décide de se réfugier en Jamaïque. Les relations personnelles entre le chef d’État haïtien et le Premier ministre de la Jamaïque, P.J Patterson, ainsi que les liens historiques entre la Jamaïque et Haïti, jouent un rôle prépondérant dans ce choix controversé. La venue d’Aristide en Jamaïque précède également l’arrivée de nombreux Haïtiens fuyant l’instabilité politique et les violences qui affectent le pays. Les réfug iés, s’ils suscitent dans un premier temps des gestes de solidarité de la part des pouvoirs publics, deviennent rapidement un sujet de controverse. Des discours catégorisant les Haïtiens comme des profiteurs, des êtres inférieurs, ou comme une menace pour la Jamaïque, émergent dans l’espace public. Cette mise en scène du « problème haïtien » est notamment favorisée par la mise en place de divers dispositifs instrumentaux visant à contrôler l’arrivée et les déplacements des Haïtiens. Au même moment, un proce ssus similaire se déroule en Guadeloupe. L’arrivée de réfugiés haïtiens fuyant la violence politique suscite la polémique et donne à voir la production de discours hostiles. Comme en Jamaïque, des dispositifs techniques, sous l’impulsion des élus locaux, s ont mis en place pour contenir et circonscrire le « problème » haïtien. Mettre en parallèle ces récents développements incite à s’interroger sur ce qui a conduit les autorités locales, en Jamaïque et en Guadeloupe, à désigner, par le biais de représentatio ns analogues, Haïti en tant que « problème ». Comment comprendre cette similitude entre les deux îles ? D’où viennent ces catégorisations ? Le « problème » haïtien est-il entièrement nouveau dans les années 2000, ou repose-t-il sur des logiques plus anciennes ?

Avant d’entrer dans l’analyse proprement dite du contexte des années 2000, cette première partie a pour but de caractériser trois dimensions importantes du contexte sociohistorique au sein duquel Haïti est présentée comme un élément problématique. Le premier de ces paramètres est le travail de stigmatisation d’Haïti dans l’imaginaire (post)colonial, au cours du XIXe et du XXe siècle. La construction de l’ancienne colonie française en tant qu’Autre puise en effet ses racines dans un répertoire cognitif ancien.

Ce dernier émerge à la suite de l’onde de choc provoquée par la Révolution haïtienne : pour les puissances coloniales, la victoire d’une armée d’esclaves sur les troupes européennes est éminemment dangereuse dans la mesure où elle remet en cause l eur domination symbolique. Durant tout le XIXe siècle, Haïti est ainsi construite comme une altérité radicale et désignée comme une supposée preuve de la déliquescence de la « race noire ». Cette mise en scène du « barbare haïtien » se poursuit durant tout le XXe siècle et se laisse observer, entre autres, en Europe, en Amérique du Nord et dans la Caraïbe. Parce que les représentations issues de l’imaginaire colonial font partie intégrante de l’expression du politique dans la Caraïbe, l’étude des processus désignant Haïti en tant que problème public en Jamaïque et en Guadeloupe ne saurait faire l’économie d’une rétrospective historique de ces catégorisations.

Le deuxième élément abordé dans cette première partie concerne les modes d’exercice du pouvoir en Jamaïque et en Guadeloupe. On tentera ici de montrer en quoi les imaginaires sociaux dans ces deux territoires se sont élaborés à partir de régimes de gouvernementalité visant à rendre performative l’inégalité raciale. L’enjeu principal de ce chapitre 2 sera donc de mettre en évidence les liens historiques étroits qui existent entre instrumentalités et représentations raciales. Pour y parvenir, on cherchera à restituer la trajectoire sociohistorique de la Jamaïque et de la Guadeloupe et les évolutions de leurs régimes de pouvoir respectifs. Les tentatives de disciplinarisation des corps, l’assignation d’identités raciales et la contestation de l’hégémonie du pouvoir colonial constituent des aspects intervenant de manière récurrente au sein des espaces politiques concernés. La manière dont ces différents éléments s’exprime varie toutefois significativement selon les contextes, la Jamaïque étant marquée par l’héritage institutionnel britannique et la conquête de l’indépendance, tandis que la Guadeloupe se distingue par la prégnance de l’idéologie assimilationniste et l’évolution vers le statut de département français. C’est en ayant connaissance de ce fond historique qu’il sera possible d’appréhender la politisation d’Haïti, tant en termes de mobilisation partis ane que d’instrumentation, durant les années 2000.

Dans un troisième et dernier temps, il s’agira de montrer en quoi le « problème haïtien » repéré dans le chapitre 1 informe les régimes de pouvoir racialisés présentés dans le chapitre 2. En d’autres termes, on s’interrogera sur la manière dont la figure du « barbare haïtien » façonne la production du politique en Jamaïque et en Guadeloupe

durant le XIXe et le XXe siècle. Il s’agira d’une part de retracer la généalogie du rapport à Haïti en Jamaïque et en Guadeloupe, et d’autre part d’établir dans quelle mesure le « problème haïtien » influence les répertoires d’action des acteurs politiques et les instrumentalités mises en oeuvre par le pouvoir colonial. Dans les deux territoires en effet, la peur d’une autre Haïti est constamment invoquée par les classes dominantes pour légitimer la mise en place de systèmes répressifs visant à contrôler les Noirs. Cet usage n’est pas pour autant univoque, Haïti étant également invoquée dans certains mouvements de résistance en tant que vecteur de lutte contre l’oppression coloniale. Ces deux usages impliquent une même imbrication du politique : celle d’une lutte de pouvoir autour du sens à donner aux référents de sens raciaux. La manière dont ces conflits sont articulés et exprimés sur le champ politique n’est toutefois pas la même selon qu’il s’agit de la Guadeloupe ou de la Jamaïque : la comparaison entre les deux contextes sera, là encore, enrichissante.

L’hypothèse défendue dans cette première partie est par conséquent que la construction d’Haïti en tant que problème public débute dès le XIXe siècle et s’inscrit dans des régimes de pouvoir fondés sur l’inégalité raciale. Ce postulat ne va toutefois pas sans poser certains questionnements : peut-on parler de « problème public » dans le contexte colonial ? L’application de notions telles qu’ « instruments d’action publique », « sphère publique » ou encore « gouvernementalité » au XIXe siècle, ne relève-t-elle pas de l’anachronisme ? Après tout, la sociologie de l’action publique et ses outils d’analyse ne se développent qu’à partir du XXe siècle, dans un contexte marqué par l’émergence de l’État providence344. De même, la plupart des travaux de référence sur l’analyse des politiques publiques sont publiés durant la deuxième moitié du XXe siècle et portent la plupart du temps sur des objets propres à leur époque. Pour autant, conclure à une incompatibilité entre ces outils théoriques et un contexte historique antérieur à leur élaboration serait, de notre point de vue, une erreur. De nombreux auteurs ont déjà montré que l’usage de telles notions sont utiles, voire incontournables, pour étudier le politique dans une perspective historique. Michel Foucault situe ainsi l’émergence de la gouvernementalité au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle et observe durant cette époque une « étatisation » des sociétés européennes345. Habermas observe pour sa part

344 On pense notamment à l’ouvrage fondateur de Harold Laswell, Politics: Who Gets What, When, How, New York, Whittlesey House, 1936, publié dans le contexte du New Deal aux États-Unis.

345 Le philosophe distingue trois étapes durant ce processus correspondant à trois époques distinctes : la conceptualisation d’un mode alternatif de gouvernement et la spécialisation du pouvoir exécutif durant le XVIIe siècle, la rationalisation de

l’apparition d’une « sphère publique », c'est-à-dire la constitution d’un espace constitué d’individus faisant usage d’une raison critique contre le pouvoir de l’État, dès le XVIIIe siècle346. Il n’est par ailleurs pas inutile de rappeler que les instrumentalités et les dispositifs étatiques de pouvoir constituent un aspect central de l’entreprise coloniale. David Scott parle ainsi d’une « gouvernementalité coloniale », c'est-à-dire d’un ensemble d’instruments et de doctrines ayant pour but de rationaliser la domination du colonisé347. Aussi, ce que l’on cherche à faire en mettant en lumière l’existence de formes d’espaces publics et de régimes de gouvernementalité dans les sociétés antillaises du XIXe siècle, c’est de suggérer qu’il existe déjà, durant l’époque coloniale, des formes de « problèmes » appelant l’intervention des pouvoirs publics. C’est en gardant à l’esprit ce constat que l’on envisage de mettre en lumière les processus de construction du « problème haïtien » au sein de l’imaginaire colonial.

l’administration au cours du XVIIIe siècle, et l’apparition des premiers dispositifs étatiques de contrôle des individus vers la fin du XVIIIe siècle. On retrouve une description synthétique de ces trois phases dans Pierre Lascoumes, “La Gouvernementalité : de la critique de l’État aux technologies de pouvoir”, Le Portique, n° 13/14, 2004, URL: https://leportique.revues.org/625 (consulté le 08/03/2013).

346 Jürgen Habermas, The Structural Transformation of the Public Sphere : An Inquiry into a Category of Bourgeois Society, Cambridge, MIT Press, 1991 (1962).

Chapitre 1. Une figure racialisée de

l’anti-modernité : l’invention d’Haïti dans l’imaginaire