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Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, le centre de l’action politique dans les Antilles françaises se situe ainsi dans la liquidation des séquelles de l’esclavagisme d’une part, et la sortie du colonialisme d’autre part730. On l’a vu, en Jamaïque le processus d’autonomisation du pouvoir local passe par le self-government, l’adoption des institutions de Westminster, puis par l’indépendance. Ces différentes étapes sont légitimées par la diffusion d’un nationalisme créole qui, tout en reconduisant les normes du discours colonial, participe de l’affirmation d’une communauté nationale présentée comme multiraciale. En Guadeloupe, à l’inverse, la décolonisation passe par la reconnaissance d’une égalité complète avec la métropole et la disparition des inégalités raciales. La départementalisation n’apporte toutefois pas les promesses escomptées et suscite rapidement désillusion et mécontentement, constituant un terreau favorable à l’émergence de nouvelles formes de revendications identitaires racialisées.

1. Une nouvelle forme de subordination coloniale ? La départementalisation et le temps des désillusions

La réaffirmation de l’attachement aux institutions républicaines après la Seconde Guerre Mondiale s’accompagne d’un renouvellement du personnel politique, avec la venue au premier plan d’une nouvelle génération d’élus. Les fédérations locales des partis métropolitains de gauche sont les grands bénéficiaires de ce changement. Les espérances suscitées par le contexte après-guerre épousent en effet les ambitions des communistes antillais, qui voient en la départementalisation un moyen de mettre fin aux inégalités socio-raciales, d’assurer aux plus défavorisés les avantages de la législation sociale avancée dont la métropole se dote, et de réaffirmer une identité noire bafouée731. En 1945, les élections législatives en Guadeloupe sont remportées par la SFIO732, les communistes et les gaullistes, augurant d’un partage durable de la représentation

729 Éric Jennings, Vichy sous les tropiques : La révolution nationale à Madagascar, en Guadeloupe, en Indochine, 1940 -1944, op. cit., p.180.

730 Ou comme le dit Aimé Césaire à l’Assemblée constituante : « Ce dont il s’agit aujourd’hui c’est, par une loi d’assimilation, mieux d’égalisation, de libérer près d’un million d’hommes de couleur d’une des formes modernes de l’esclavage » (Aimé Césaire, Débats. Assemblée constituante, Paris, Journal Officiel, 11 mars 1946, p.659, cité dans Véronique Dimier, “De la France coloniale à l’outre-mer”, Pouvoirs, n° 113, 2005, p.53.).

731 Sur le contexte idéologique de la départementalisation de 1946 et l’objectif de démocratisation des institutions politiques locales, voir Nick Nesbitt, “Departmentalization and the Logic of Decolonization”, L’Esprit Créateur, vol. 47, n° 1, 2007, pp.32-43.

politique locale entre ces trois courants politiques733. Dès février 1946, les élus communistes de la Martinique, menés par Aimé Césaire, déposent une proposition de loi relative à la transformation des « vieilles colonies » en départements. La forte présence des communistes français à l’Assemblée nationale facilite les revendications des députés martiniquais et le 19 mars 1946, la loi relative à la départementalisation est adoptée. En d’autres termes, le droit applicable dans les départements de métropole est désormais pleinement étendu aux DOM, en dépit d’adaptations prévues par le législateur734.

À l’époque toutefois, aucun acteur politique n’entend pareillement le vote du statut de 1946, qu’il s’agisse de l’État, des représentants de l’administration locale, des acteurs politiques locaux, des milieux économiques ou de la population735. Ce « hiatus » est mis en évidence par Michel Giraud, qui constate l’existence d’une confusion entre les notions de citoyenneté et de nation : « en souhaitant acquérir la citoyenneté de la France, les peuples des “vieilles colonies” ne voulaient pas, dans leur grande majorité, se fondre dans “l’identité culturelle française”, mais œuvrer à la suppression de l’injustice sociale736 ». Or, si elle incarne un idéal d’émancipation dans l’imaginaire antillais, la départementalisation puise également ses racines dans un « imaginaire de la civilisation » : l’accès à l’égalité formelle est conçu, dans la doctrine assimilationniste, comme le moyen de s’extraire d’une « barbarie en dehors » en adoptant un modèle culturel français pensé comme universel. Ainsi, le système colonial pousse sa logique perverse à son terme dans la mesure où il va jusqu’à offrir les solutions de son propre dépassement737. La perpétuation des hiérarchies coloniales qu’implique la départementalisation est notamment pointée par Frederick Cooper, qui l’associe à « un

732 Section française de l’internationale ouvrière.

733 Le socialiste Paul Valentino remporte le premier siège à l’Assemblée, t andis que le deuxième siège revient à Eugénie Éboué -Tell, proche des gaullistes. La section du PC en Guadeloupe, crée en 1944, s’allie alors avec les socialistes. Les communiste s opèrent également une percée significative aux élections locales durant cette période. En Martinique les élections sont remportées par les communistes. On notera que les élections de 1945 sont les premières au cours desquelles le droit de vote d es femmes est appliqué, et qu’Éboué-Tell est la première femme député guadeloupéenne. Su r l’influence du vote féminin sur le processus de départementalisation, voir Clara Palmiste, “Le vote féminin et la transformation des colonies françaises d’Améri que en département en 1946”, Nuevo Mundo Mundos Nuevos, 2014, URL : http://nuevomundo.revues.org/66842 (consulté le 27/01/2016).

734 Jacques Adélaïde-Merlande, Histoire contemporaine de la Caraïbe et des Guyanes de 1945 à nos jours, Paris, Karthala, 2002, p.83.

735 Jean-Pierre Sainton, La décolonisation improbable : Cultures politiques et conjonctures en Guadeloupe et en Martinique (1943-1967), op. cit., p.26.

736 Michel Giraud, “Revendication identitaire et « cadre national »”, Pouvoirs, n° 113, 2005, p.99.

737 Élise Lemercier, et. alii., “Les Outre-mer français. Regards ethnographiques sur une catégorie politique”, Terrain & Travaux, n° 24, 2014, pp.14-15.

régime politique [polity] multinational qui n’est plus “colonial” mais qui n’équivaut pas encore à une communauté d’égaux738 ».

Dès les premiers mois suivant l’adoption de la loi de 1946, les limites de cette égalisation apparaissent et l’enthousiasme cède rapidement la place à un désenchantement grandissant. Les politiques sociales ne sont étendues que progressivement et sur un temps très long. La sécurité sociale n’est par exemple mise en place qu’en 1954, les prestations familiales durant les années 1950 sont moitié moins élevées qu’en métropole et le SMIC n’y est appliqué qu’en 1970, avec une décote de 18 pour cent. Pour justifier ce nouveau « régime d’exception », les gouvernements successifs invoquent un surcoût trop important ou un risque économique lié à un alignement jugé prématuré739. Ces décalages suscitent l’indignation et sont considérées comme une véritable ségrégation. Ce sentiment est accentué par le remplacement de nombreux fonctionnaires antillais par des métropolitains. Le statut du fonctionnaire s’éloignant du milieu agricole est un symbole particulièrement fort de mobilité sociale dans les Antilles françaises : c’est donc l’un des fondements de la demande d’assimilation qui se trouve mis en cause740. Au niveau économique, la départementalisation offre un contraste brutal : elle permet d’augmenter le niveau de vie de certaines catégories socioprofessionnelles (fonctionnaires, commerçants), mais au détriment d’autres groupes sociaux (ouvriers agricoles, pet its propriétaires) qui sont confrontés à un chômage croissant. L’hypertrophie de la fonction publique et des services se réalise au prix de l’effondrement des secteurs traditionnels et des modes de sociabilité qui leur sont attachés741.

Cette reproduction des rapports inégalitaires entre catégories socio-raciales s’accompagne d’une tentative de capture des espaces culturels et politiques antillais par l’appareil étatique français. Paradoxalement, le nouveau statut de département éloigne en effet la prise de décision : l’État se substitue aux assemblées délibérantes locales,

738 Frederick Cooper, “Provincializing France”, in Ann Stoler, et. alii., eds., Imperial Formations, Santa Fe, School for Advanced Research Press, 2007, p.359. Notre traduction.

739 Sur les retards et « aménagements » des politiques sociales aux Antilles, voir Thierry Michalon, “The Extension of French Welfare to Overseas Departements”, Pouvoirs dans la Caraïbe, n° 14, 2004, pp.109-125. ; Terral Roméo, “Soixante ans d’extension de la législation sociale dans les DOM : l’exemple de la Guadeloupe aux Antilles françaises (1946 -2006)”, Revue française des affaires sociales, vol. 4, n° 4, 2014, pp.12-27. et Jacques Dumont, “La quête d’égalité aux Antilles : la départementalisation et les manifestations des années 1950”, Le Mouvement Social, n° 230, 2010, pp.79-98.

740 Ibid., p.90.

741 Jean Crusol, “Quelques Aspects Économiques de la Départementalisation aux Antilles Françaises”, Caribbean Studies, vol. 15, n° 1, 1975, pp.20-31. Sur les mutations sociales provoquées par la départementalisation et la formation d’une société

faisant de lui l’unique gestionnaire de la vie sociale et économique. Le rôle du Conseil général est ramené à celui d’une « chambre d’enregistrement » ; l’expression démocratique est de facto circonscrite et amoindrie742. Ce changement est très mal vécu par le personnel politique local, grand perdant de cette transition743. Les tentatives de nationalisation de la culture locale et la relégation de cette dernière au rang de pratiques folklorisées, la mise sous silence des discours identitaires orchestrée par l’État, et l’étouffement de toute velléité d’autonomie locale, suscitent en retour des stratégies défensives et la formation de sphères culturelles échappant aux normes imposées744.

Bien que la décolonisation s’opère dans des termes radicalement différents en Jamaïque et en Guadeloupe, dans les deux cas, l’émergence d’un nouvel ordre socio -politique ne permet pas de mettre fin aux inégalités socio-raciales. En Jamaïque, la captation du pouvoir par les classes moyennes mulâtres, l’imposition des valeurs de respectabilité, et la dureté des conditions de vie suscitent frustration et ressentiment dans les couches sociales défavorisées noires. En Guadeloupe, la départementalisation ne tient pas ses promesses et ouvre la voie, sous couvert d’un discours égalitaire éludant la question raciale, à une entreprise d’assimilation culturelle menée par l’État central. Dans les îles, les frustrations provoquées par les régimes postcoloniaux suscitent l’appariti on de nouveaux mouvements de résistance et l’émergence d’identités raciales alternatives. En Guadeloupe, cette contestation inédite passe notamment par les mouvements autonomistes et indépendantistes.

2. L’essoufflement du mythe républicain et le passage au politique des revendications identitaires

Jusqu’à la loi de 1946, la survalorisation de la culture française et sa contrepartie, la minorisation des cultures antillaises, sont intrinsèquement liées à la crédibilité de l’idéologie assimilationniste. Le désenchantement suscité par le statut départemental ne pouvait donc que remettre en cause cette hégémonie de l’idéal républicain et donner lieu

consumériste fondée sur la dépendance économique à partir des années 1950, voir le chapitre 8 d’Alain Philippe Blérald, Histoire économique de la Guadeloupe et de la Martinique du XVIIe siècle à nos jours, Paris, Karthala, 1986.

742 Cet évidement du pouvoir local se concrétise avec les lois de 1949 qui signent la fin des pouvoirs spécifiques des assemblées locales, héritées de la fin du XIXe siècle (Jacques Dumont, “La quête d’égalité aux Antilles : la départementalisation et les manifestations des années 1950”, op. cit. pp.83 -84.).

743 Ainsi de Césaire qui, en 1958, saisit ce sentiment de dépossession en dénonçant le « malaise d’un peuple qui a le sentiment qu’il n’est plus responsable de son sort, et qu’il n’est plus qu’un comparse dans un drame dont il devrait être le protagonis te » (Aimé Césaire, “Pour la transformation de la Martinique en région dans le cadre d’une Union française fédérée”, discours prononcé au congrès constitutif du Parti progressiste martiniquais, 22 mars 1958, cité dans Aimé Césaire, Nègre je suis, Nègre je resterai : Entretiens avec Françoise Vergès, Paris, Albin Michel, 2005, pp.9-10.).