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l’émergence du « problème haïtien » dans l’espace Atlantique

B. Nommer l’altérité : stéréotypes et catégorisations associés à l’ « enfer haïtien »

Au-delà de ces transformations, généralement liées au contexte historique, il est possible de repérer l’usage récurrent de certaines catégorisations structurantes ayant pour effet d’ordonner la mise en récit du « problème haïtien ». Après avoir retracé la trajectoire historique du discours anti-haïtien, on tentera maintenant d’identifier ces stéréotypes et les mécanismes qu’ils mobilisent pour produire l’exclusion d’H aïti.

1. Le zombi et le cannibale

Au cours du XIXe siècle, le vaudou et le cannibalisme sont probablement les représentations les plus couramment associées à la première République noire. Elles constituent la réponse immédiate des colons pour expliquer les « monstruosités » de Saint-Domingue et maintenir les Haïtiens en dehors des frontières de l’humanité. Ces représentations se perpétuent au fil des décennies et se laissent observer, aujourd’hui encore, dans l’espace Atlantique. Dans les années 1950, l’anthropologue Alfred Métraux constate ainsi que « Certains mots sont chargés d’une grande puissance évocatrice. “Vaudou” est l’un deux. Il suggère habituellement des visions de morts mystérieuses, de rites secrets ou de saturnales444 ». Dans ses travaux sur la représentation d’Haïti dans la presse étatsunienne, Robert Lawless dresse une liste édifiante d’émissions et d’articles de journaux américains consacrés au vaudou et aux zombis durant les années 1980 et 1990 et livrant une vision caricaturale d’Haïti445. Le chercheur américain cite, à titre d’exemple, le présentateur de télévision Bill O’Reilly qui, en 1991, tient les propos suivants dans l’émission Inside Edition durant une heure de grande écoute : « À juste une heure d’avion de Miami se trouve le pays caribéen d’Haïti, et ce pays est littéralement tenu en otage par des prêtres vaudou qui transforment les gens en zombis. Une motivation : l’argent446. »

Ces stéréotypes n’épargnent pas certains milieux académiques, comme en témoignent un regain d’intérêt récent pour la « production de zombis ». Des recherches sont en effet menées par des scientifiques renommés sur des « drogues zombifères »,

444 Alfred Métraux, Le vaudou haïtien, Paris, Gallimard, 1998 (1958), p.11.

445 Robert Lawless, Haiti’s Bad Press, op. cit., pp18-27.

leur propos relevant davantage d’une énumération de présupposés racistes que d’un véritable discours scientifique447. En anglais, le terme « vaudou » est par ailleurs souvent utilisé pour faire référence à des images négatives ou pour exprimer un mépris envers une personne ou un objet. Un des exemples les plus connus de cet usage péjoratif fut lorsque George Bush tourna en dérision la politique économique de Ronad Regan en la qualifiant, durant la primaire républicaine de 1980, de « voodoo economics448 ». S’il n’a pas été possible de trouver des études recensant la perception d’Haïti dans les médias français, on retrouve toutefois des stéréotypes similaires véhiculés dans des romans à sensation publiés en France449. Laënnec Hurbon observe enfin que les stéréotypes sur le vaudou ne se limitent pas à l’Europe et aux États -Unis et sont également observables dans la Caraïbe contemporaine : « Encore de nos jours, les autres îles et pays de la Caraïbe lisent l’histoire d’Haïti comme une longue nuit de barbarie : haut lieu de la magie noire […], conservatoire africain de la sauvage africanité où dans les boucheries faux-filets de bœufs et d’êtres humains se confondent, où la nuit, les cimetières sont des viviers d’où l’on extrait les mille et un zombis à quatre sous et où l’appétit pour les repas agrémentés de chairs fraîches d’enfants n’a plus de bornes450. »

2. Un corps primitif et malade

Le présupposé d’une sexualité débridée constitue une autre catégorisation couramment associée à Haïti. Cette prétendue légèreté des mœurs haïtienne provoque alternativement fascination et condamnation chez les observateurs blancs qui la mettent en récit. On en trouve un bon exemple dans le passage du roman de Seabrook cité un peu plus haut, qui décrit des « corps noirs sautant, criant, se tortillant, fous de sang, fous de sexe451 ». Loeder, essayiste allemand, illustre de manière tout aussi explicite cett e hyper-sexualisation du corps noir haïtien et de l’attraction qu’il exerce, dans un ouvrage

447 Voir l’ouvrage de Wade Davis, ethnobotaniste à Harvard, dont le titre a peu à envier aux romans sensationnalistes des années 1930 et a par la suite inspiré un film d’horreur : The Serpent and the Rainbow: A Harvard Scientist’s Astonishing Journey into the Secret Societies of Haitian Voodoo, Zombis and Magic, New York, Simon & Schuster Paperbacks, 1985. En France, on renvoie à « l’enquête » du médecin légiste Philippe Chartier sur la « patrie des morts-vivants » : Zombis : Enquêter sur les morts-vivants, Paris, Tallandier, 2015.

448 “Reagenomics or « voodoo economics » ?”, BBC News, 5 juin 2004, URL : http://news.bbc.co.uk/2/hi/americas/270292.stm (consulté le 05/10/2015). L’expression est toujours utilisée aujourd’hui. L’économiste Paul Krugman, dans une tribune publiée le 5 octobre 2014 dans le New York Times intitulée « Voodoo economics, the next generation », évoque ainsi le risque que la politique économique américaine tombe « dans une situation voudouesque » (voir Paul Krugman, “Voodoo economics, the next generation”, New York Times, 6 octobre 2014, URL : http://www.nytimes.com/2014/10/06/opinion/paul-krugman-voodoo-economics-the-next-generation.html? _r=0 (consulté le 5 octobre 2015). Notre traduction.

449 Voir par exemple, Jacques Pradel et Jean-Yves Casgha, Haïti, la république des morts vivants, Paris, Du Rocher, 1983 ; Pierre–Olivier Chanez, Le vaudou : enquête au pays des mort-vivants, Paris, Bressac, 1997.

publié dans les années 1930 : « Deux filles noires se promenaient lentement le long de la route et fixaient l’étranger blanc avec une curiosité lubrique. […] Dès q ue mon regard croisait le leur, elles souriaient avec bonheur et amusement. Puis elles rirent fort et exécutèrent une petite danse, tortillant et balançant leurs corps séduisants. Quand leur numéro fut terminé, elles se détournèrent et marchèrent vers leurs cabanes, se retournant de temps en temps dans un signe d’invitation452. » Cette « consommation » du corps antillais sexualisé fait partie intégrante du processus conduisant à son infériorisation dans la mesure où, pour reprendre les mots de Mimi Scheller, il procède d’une « reconstitution des frontières de la différence entre les positions de dominant et de dominé453 ». Il s’agit donc de réaffirmer la possession du corps haïtien par le visiteur blanc en le construisant en tant qu’objet sexuel. Cette assignati on libidineuse envers le corps noir est par ailleurs intimement liée à l’animalité qui lui est attribuée, dans la mesure où son érotisation est rattachée à une primitivité des mœurs et à un « fond africain » pensé comme « sauvage » et donc affranchi des normes sociales. En ce sens, le corps de l’Haïtien constitue une surface de projection des fantasmes sexuels des écrivains blancs de l’époque et de leurs désirs réfrénés par les interdits sociaux.

Cette hypersexualisation des Haïtiens, ainsi que les rumeurs circulant sur le vaudou, sont étroitement liées à l’émergence d’un troisième type de catégorisation : celui d’un corps propice aux infections et aux maladies. Ce stéréotype se manifeste à plusieurs reprises durant le XXe siècle, par exemple dans les années 1970 lorsque des rumeurs prétendent que les Haïtiens répandent la tuberculose à Miami454. C’est toutefois durant les années 1980, lorsque les Haïtiens sont associés à l’épidémie du sida, que ces représentations sont portées à leur paroxysme. En 1983, le Center for Disease Control (CDC), le centre de prévention des maladies américain, désigne pour la première fois quatre « groupes à risque » susceptibles de contracter le virus du sida : les homosexuels, les hémophiles, les drogués, et les Haïtiens. Le fait d’associer une maladie à une nationalité n’apparait pas, à l’époque, remis en cause par la communauté scientifique. Un médecin travaillant à l’Institut Américain du Cancer affirme ainsi en décembre 1982 : « Nous suspectons que [le sida] est une épidémie provenant d’un virus haïtien

451 Voir William Seabrook, The Magic Island, op. cit., p.42.

452 Richard Loederer, Voodoo Fire in Haiti, Gretna, Pelican Publishing Company, 2005 (1932), p.38. Notre traduction.

453 Mimi Scheller, Consuming the Caribbean: From Arawaks to Zombies, London, Routledge, 2003, p.173.

amené aux États-Unis par la population homosexuelle455. » Ce couplage cognitif constitue pourtant un instrument d’exclusion éminemment puissant.

La désignation des Haïtiens en tant que « groupe à risque » donne lieu à une vaste littérature exposant les hypothèses les plus diverses – et improbables – pour expliquer le taux de prévalence du sida alors particulièrement élevé à Haïti. Ces thèses reposent, pour la plupart, sur les stéréotypes racistes exprimés à l’encontre des Haïtiens d epuis le XIXe siècle. Dans l’édition d’octobre 1983 du très respectable Annals of Internal

Medicine, des praticiens du Massachusetts Institute of Technology déclarent qu’ « Il est

raisonnable de considérer que des pratiques vaudouistes sont une des causes du syndrome456. » Dans leur étude sur l’épidémie du sida en Haïti, Moore et LeBaron associent également vaudou et homosexualité, considérant que la combinaison de ces deux éléments a participé à la propagation de la maladie457. Renée Sabatier rapporte pour sa part que des scientifiques « ont postulé que des Haïtiens pouvaient avoir contracté le virus à partir de singes par le moyen de pratiques sexuelles bizarres ayant lieu dans des bordels haïtiens458 ». Frederick et Marta Siegal, considérés comme des pionniers dans l’étude du sida, poussent la logique à son terme lorsqu’ils affirment, dans un ouvrage intitulé AIDS: The Medical Mystery, que les Haïtiens ne sont plus seulement porteurs « naturels » de la maladie, mais qu’Haïti est le foyer originel du sida459. Bien que sans fondement empirique tangible, ces théories sont relayées, selon Paul Farmer, dans la plupart des grandes revues médicales américaines. Elles sont accréditées et légitimées par des dispositifs d’action publiques mis en place par les autorités américaines, notamment lorsque celles-ci décident d’interdire les transfusions de sang chez les nationaux haïtiens460. Largement reprises dans les médias internationaux, ces représentations consolident l’image des Haïtiens considérés comme des individus infectés et souillés représentant une menace pour la santé publique461.

455 Docteur Bruce Chabner, cité dans Paul Farmer, AIDS and Accusation: Haiti and the Geography of Blame, op. cit., p.2. Notre traduction.

456 Cité dans Ibid. Notre traduction.

457 Alexandre Moore et Ronald LeBaron, “The Case for a Haitian Origin of the AIDS Epidemic”, in Douglas Feldman et Thomas Johnson, eds., The Social Dimensions of AIDS: Method and Theory, New York, Praeger, 1986, pp.77-93.

458 Renée Sabatier, Blaming Others: Prejudice, Race and Worldwide AIDS, Philadelphia, New Society Publishers, 1988, p.45. Notre traduction.

459 Frederick Siegal et Marta Siegal, AIDS: The Medical Mystery, 1983, New York, Grove Press, p.85, cité dans Paul Farmer, AIDS and Accusation: Haiti and the Geography of Blame, op. cit., p.212.

460 Ibid., p.217.

3. Le despote, l’indolent et le miséreux. De l’incapacité supposée des Haïtiens à se gouverner eux-mêmes

Le despotisme et la pauvreté constituent un autre thème récurrent lorsqu’il s’agit d’évoquer Haïti. Si le « désordre » du pays et ses « dirigeants sanguinaires » sont déjà mentionnés dans les années qui suivent l’indépendance de 1804, ils sont régulièrement repris au cours du XXe siècle. Dans la continuité du « syndrome de Saint-Domingue », ces représentations servent à accréditer l’idée selon laquelle les Noirs sont incapables de se gouverner eux-mêmes et qu’une éventuelle indépendance mènerait inévitablement au « chaos » et à la misère. Ce propos peut être résumé par la citation suivante du Secrétaire d’État américain Robert Lansing, qui écrit en 1918 : « Les expériences d’Haïti et du Libéria montrent que les races africaines sont dépourvues de toute capacité d’organisation politique […]. Il y a sans aucun doute une tendance inhérente à re tomber dans la sauvagerie et à rejeter les chaînes de la civilisation qui sont incompatibles avec leur nature physique462. » Aujourd’hui encore, Haïti est régulièrement présentée dans la sphère médiatique comme « un État failli, en proie aux dictateurs et aux désastres » et désignée comme « le pays le plus pauvre de l’hémisphère ». « Violence », « chaos », « émeutes », « corruption », « instabilité », « crise » et « sanguinaire » sont par exemple les termes revenant le plus souvent dans les articles de journaux consacrés à Haïti durant l’année 2004 aux États-Unis, véhiculant l’idée que le pays est « différent » du reste de l’humanité463. Ces présupposés sont également présents dans la littérature académique, l’histoire d’Haïti se trouvant souvent résumée à la déchéance de la « Perle des Antilles » en « pays le plus pauvre de l’hémisphère464 ».

Le vaudou, la supposée crédulité des Haïtiens et les « racines africaines » du pays sont fréquemment mis en avant pour expliquer cet état de fait. Un article du Washington Post publié en 2004 affirme ainsi qu’ « À Haïti, les apparences sont trompeuses. Dans ce pays pauvre d’environ huit million d’habitants, où le vaudou est considéré comme une religion nationale et où les gens croient […] que les mort-vivants marchent dans les

462 Robert Lansing, cité dans Clare Corbould, Becoming African-Americans: Black Public Life in Harlem, 1919-1939, Cambridge, Harvard University Press, 2009, p.166. Notre traduction.

463 Amy Potter, “Voodoo, Zombies and Mermaids: U.S Newspaper Coverage of Haiti”, Geographical Review, op. cit., p.217.

464 Pour une illustration de cette mise en récit de la « déliquescence » haïtienne dans la littérature académique, voir le travail très contestable de Philippe Girard, Paradise Lost: Haïti’s Tumultuous Journey from Pearl of the Caribbean to Third World Hotspot , New York, Palgrave MacMillan, 2005.

rues, la situation politique s’enlise dans la complexité465. » L’article de Lawrence Harrison, ancien directeur de l’agence USAID466 à Haïti, publié dans le Wall Street

Journal en 2010 offre une autre illustration des associations qui sont opérées entre

pauvreté et « racines africaines ». L’essayiste y affirme que la pratique du vaudou constituerait un frein au « progrès » et situe l’origine du « cauchemar sans fin » d’Haïti et de sa pauvreté dans son « système de valeurs, largement façonné par les cultures africaines467 ». L’image des boat people haïtiens, qui émerge à la fin des années 1970 suite aux tentatives de nombreux Haïtiens, poussés par la détérioration des conditions de vie et de la situation politique locale, de rejoindre la Floride par bateau, est é galement régulièrement mobilisée lorsqu’il s’agit d’évoquer la pauvreté en Haïti468. Ses ressortissants sont alors présentés comme des migrants économiques venus profiter du système d’aide sociale, des trafiquants de drogue, ou encore comme les responsables de la criminalité qui affecte la société américaine469. Ces catégorisations sont renforcées par les dispositifs instrumentaux mis en place par les autorités américaines, qui confinent les « migrants » dans des centres de détention avant de les expulser.

Un dernier type de discours tend enfin à considérer la population d’Haïti comme indolente, passive et primitive. Déjà au XIXe siècle, St. John déclare que « Le peuple ignorant […] a quitté ses travaux et pris des habitudes de paresse et de rapines, qu’il a conservées depuis», ajoutant plus loin que « c’est un peuple de peu d’avenir, et les Haïtiens les plus intelligents en désespèrent eux-mêmes, quand ils se rendent compte des désastreux progrès des mœurs barbares470 ». Cette représentation se perpétue durant l’occupation américaine : un conseiller économique en poste à Haïti affirme ainsi que « Les paysans […] sont, de façon enviable, insouciants et satisfaits ; mais s’ils veulent être les citoyens d’une nation indépendante et autogérée, ils doivent acquérir […] une volonté propre471. » Le raisonnement implicite dans ces propos est que les Haïtiens

465 Cité dans Amy Potter, “Voodoo, Zombies and Mermaids: U.S Newspaper Coverage of Haiti”, Geographical Review, op. cit., p.224. Notre traduction.

466 United States Agency for International Development , Agence des États-Unies pour le développement international.

467 Lawrence Harrison, “Haiti and the voodoo curse: The cultural roots of the country’s endless misery”, The Wall Street Journal, 5 février 2010, URL: http://www.wsj.com/articles/SB100014240527487045332045 75047163435348660 (consulté le 7 octobre 2015). Notre traduction.

468 Sur l’immigration haïtienne en Floride, voir Cédric Audebert, “Immigration et insertion urbaine en Floride : le rôle de la famille transnationale haïtienne”, Revue européenne des migrations internationales, vol. 20, n° 3, 2004, URL : http://remi.revues.org/2027 (consulté le 06/10/2015).

469 Nina Glick-Schiller et Georges Fouron, “« Everywhere We Go, We Are In Danger »: Ti Manno and the Emergence of a HaitianTransnational Identity”, op. cit., pp.336-337.

470 Spencer St. John, Haïti ou la République noire, op. cit., p.x. et p.129. Notre traduction.

471 Arthur Millspaugh, “Our Haitian Problem.”, Foreign Affairs, n° 7, 1929, p.560, cité dans Robert Lawless, Haiti’s Bad Press, op. cit. p.69. Notre traduction.

pourraient être prospères s’ils le désiraient réellement, et induit donc que leur pauvreté est « méritée ». Ces représentations s’exprimèrent également sous la forme d’un paternalisme qui consiste à présenter Haïti comme une nation orpheline et abandonnée. Smedler Buler, en charge de superviser l’occupation américaine, affirme par exemple devant le Sénat en 1921 : « Nous nous sommes embarqués en sachant que nous étions les administrateurs d’une gigantesque propriété qui appartenait à des mineurs. C’est le point de vue que j’ai personnellement adopté, que les Haïtiens étaient nos enfants sous tutelle472. » Dans cette perspective, Haïti est pensée comme un enfant récalcitrant mais dans le besoin, abandonnée par un père négligeant – la France – et par une mère incapable d’assumer ses enfants – l’Afrique473.

Les différents types de catégorisation observés jusqu’à présent représentent Haïti comme un pays sombre, mystérieux, barbare, cannibale, pauvre, chaotique, décadent et primitif. Elles sont entretenues et renouvelées par divers dispositifs instrumentaux qui ont pour effet de matérialiser cette exclusion. Si ces thématiques ont été exposées de manière distinctes, dans la réalité sociale elles tendent à s’entremêler et à s’autoalimenter. On a pu le voir, par exemple, lorsque Lawrence Harrison liait pauvreté, vaudou et racines africaines. Cette permanence des catégories de sens associées à la figure d’Haïti est, en réalité, intimement liée au répertoire cognitif commun dont celles-ci sont issues, à savoir l’idéologie racelles-ciste.

472 Smedler Buler, cité dans Mary Renda, Taking Haiti: Military Occupation and the Culture of U.S Imperialism , op. cit., p.13. Notre traduction.

III. Idéologie raciste et luttes de pouvoir autour

de la mise en sens d’Haïti

Si Haïti est construite en tant qu’Autre dans l’imaginaire colonial par le biais de répertoires cognitifs variés, c’est bien le facteur racial qui informe, légitime et ordonne ces catégories et l’exclusion dont elles sont porteuses. En ce sens, le « problème haïtien » tel que décrit jusqu’à présent apparait comme le produit indissociable d’un besoin de réaffirmer une suprématie blanche ébranlée par la victoire d’esclaves révoltés face aux armées européennes et le contexte du XIXe siècle, marqué par l’émergence du racisme scientifique. La narration d’Haïti et les instrumentalités qui l’accompagnent constituent les leviers puissants de la mise en scène d’un ordre ontologique raciste, expression d’une pensée réduisant le Noir à la bestialité et à l’animalité la plus primaire. Partant, ce discours colonial sur Haïti participe à l’énonciation en contre-point d’un Soi blanc et civilisé. La construction d’Haïti en tant que figure racialisée de l’anti -modernité ne reste toutefois pas sans réponse et est régulièrement contestée depuis 1804 ; dans un premier temps par divers mouvements antiesclavagiste, puis par les tenants du nationalisme noir. À rebours du discours colonial, pour de nombreux activistes noirs, la Révolution haïtienne incarne un symbole d’émancipation et un outil cathartique utilisé pour sublimer la catégorie noire, (re)construire une identité commune, et informer les luttes pour l’égalité raciale. À la fois figure de l’anti-modernité et vecteur de solidarité raciale, Haïti émerge ainsi au cours du XIXe et du XXe siècle comme une figure oppositionnelle et un lieu de lutte de pouvoir autour de la validation de l’idéologie raciste.

A. Réaffirmer la performativité de l’ordre colonial à travers