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l’émergence du « problème haïtien » dans l’espace Atlantique

Chapitre 2. Régimes de pouvoir et catégories raciales : historiciser la production du politique raciales : historiciser la production du politique

A. Gouvernement des corps et conscience raciale dans la société coloniale jamaïcaine

Tandis qu’en Guadeloupe la contestation du système colonial s’élabore à partir de la notion républicaine d’égalité, en Jamaïque celle-ci s’énonce principalement à partir des mouvements religieux et des communautés paysannes. Cette tendance, si elle débute durant la période esclavagiste, prend tout son essor dans le contexte post -émancipation, durant la seconde moitié du XIXe siècle. Car l’émancipation des esclaves en 1838 ne met pas fin aux inégalités raciales, le pouvoir colonial mettant un p lace un ensemble de dispositifs instrumentaux dont le but est d’assurer le contrôle social et politique des Noirs libres. Le système d’exploitation, tout comme les mouvements de contestation qu’il engendre, peut donc se perpétuer sous des formes nouvelles. Les luttes de pouvoir en jeu durant cette période sont incontournables pour la compréhension de l’imaginaire social jamaïcain contemporain car elles posent les bases de la conscientisation politique du pays.

1. Mise en place du système esclavagiste et construction d’espaces de résistance

En 1494, Christophe Colomb est le premier Européen à aborder les rivages de l’île, alors appelée Xaymaca par les Arawaks. La colonisation de l’île commence véritablement en 1509. Les indiens sont exterminés, et rapidem ent remplacés par des esclaves importés d’Afrique. En 1655, les Britanniques prennent le contrôle de la Jamaïque et y mettent en place un système de plantation particulièrement intensif. Après un siècle sous leur domination, l’île devient le premier producteur de sucre de l’empire. Sur le million et demi d’esclaves déportés dans la Caraïbe anglophone, plus de la moitié est envoyée à la Jamaïque538. L’économie de l’île se démarque de celle de ses voisines par la productivité et la complexité de son système productif, ainsi que par sa forte concentration de plantations539. Malgré cette intensité économique, l’ordre social et politique de l’île est relativement désorganisé540. Les propriétaires des plantations sont souvent absents, et la population blanche vivant effectivement dans l’île est principalement constituée d’anciens engagés ou d’immigrés pauvres en quête de fortune541. Tous les aspects de la vie sociale sont informés par l’ordre racial imposé par le groupe des planteurs, décidés à défendre coûte que coûte leurs privilèges et leurs intérêts économiques542.

Dès la colonisation espagnole, les esclaves refusent le sort qui leur est fait. Une partie d’entre eux s’enfuie dans les montagnes et forme les premières communautés marrons. L’arrivée des Britanniques en Jamaïque exacerbe les conflits entre autorités coloniales et Marrons, qui s’établissent dans le Cockpit Country et dans les Blue

538 747 500 sur un total de 1 665 000 esclaves, d’après Philipp Curtin, The Atlantic Slave Trade: A Census, Madison, University of Wisconsin Press, 1969, p.71.).

539 Ahmed Reid, “Sugar, Slavery and Productivity in Jamaica , 1750-1807”, Slavery & Abolition, 2015, URL:

http://dx.doi.org/10.1080/0144039X.2015.1061815 (consulté le 03/12/2015).

540 « La Jamaïque peut davantage être considérée comme un ensemble de plantations autonomes, chacun d’entre elles constituant une communauté indépendante avec des mécanismes de pouvoir qui leur sont propres, que comme un système social cohérent. » (Orlando Patterson, The Sociology of Slavery: an Analysis of the Origins, Development, and Structure of Negro Slave Society in Jamaica, London, MacGibbon & Kee, 1967, p.70. Notre traduction.)

541 Sur le rôle des immigrés blancs dans la construction du système esclavagiste en Jamaïque, voir Trevor Burnard, Mastery, Tyranny and Desire: Thomas Thistlewood and His Slaves in the Anglo -Jamaican World, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2004.

542 Christer Petley, “Slavery, Emancipation and the Creole Worldview o f Jamaican Colonists, 1800-1834”, Slavery & Abolition, vol. 26, n° 1, 2005, p.94. Pour aller plus loin sur l’organisation de la vie sociale dans diverses plantations jamaïcaines, voir Barry Higman, Montpelier, Jamaica: A Plantation Community in Slavery and Freedom, 1739-1912, Kingston, The University of the West Indies Press, 1998 ; Michael Craton, Searching for the Invisible Man: Slaves and Plantation Life in Jamaica, Cambridge, Harvard University Press, 1978 et Richard Dunn, “« Dreadful Idlers » in the Cane Fields: The Slave Labor Pattern on a Jamaican Sugar Estate, 1762-1831”, The Journal of Interdisciplinary History, vol. 17, n° 4, 1987, pp.795-822.

Mountains543. Les multiples incursions des rebelles répandent la terreur parmi les planteurs et suscitent l’ire des autorités coloniales. Après une longue période d’affrontement et la première guerre marron de 1738, un « traité » de paix est signé entre les Britanniques et les Marrons en 1739544. Au-delà des communautés marrons, les autorités coloniales doivent faire face à la menace permanente de soulèvements545. Les rébellions sont notamment favorisées par la forte proportion d’esclaves nés en Afrique, l’absentéisme des planteurs blancs, l’existence d’un ordre racial particulièrement oppressif, et le climat montagneux de l’île546. Certains auteurs évoquent même l’existence d’une forme de liberté inhérente aux esclaves (slave freedom) pour mettre en évidence le fait que les captifs ont toujours tenté de contrer la coercition physique et les assignations raciales qui leur étaient imposées547.

La religion joue un rôle significatif dans la création d’univers alternatifs au sein desquels les termes du discours colonial peuvent être contestés. Durant l’esclavage, l’obeah et le myalisme, des systèmes de croyance dérivés de religions africaines, constituent les principaux espaces d’expression des mouvements de résistance contre les planteurs548. L’obeah est ainsi utilisé comme vecteur de mobilisation majeur dans la

543 Il existe principalement deux communautés marrons en Jamaïque : les Leeward à l’Ouest (Cudjoe Town et Ac compong) et les Windward à l’Est (Nanny Town et Crawford Town), chacune ayant une organisation sociale et politique qui lui est propre. Nanny Town constitue une des communautés marrons les plus mythiques de la Caraïbe en raison de sa résistance à l’oppress ion coloniale pendant plus de 80 ans (Kathleen Wilson, “The Performance of Freedom: Maroons and the Colonial Order in Eighteenth-Century Jamaica and the Atlantic Sound, art. cit., p.55.) Sur ce sujet, voir également Klamon Kopytoff, “The Early Political Development of Jamaican Maroon Societies”, The William and Mary Quarterly, vol. 35, n° 2, 1978, pp.287-307. et Elsa Dorlin, “Les espaces-temps des résistances esclaves : des suicidés de Saint-Jean aux marrons de Nanny town. (XVIIe-XVIIIe)”, art. cit., p.49.

544 Les communautés marrons obtiennent alors la liberté, des terres et la reconnaissance de leurs chefs, en échange de leur souti en aux autorités coloniales dans leur traque contre les esclaves en fuite, durant les révoltes d’esclaves et en cas d’invasions étrangères. L’accord est violé par les autorités coloniales à de multiples reprises dans les années qui suivent. Pour un passa ge en revue de l’histoire des marrons en Jamaïque et sur la construction de leur identité politique, voir Werner Zips, Black Rebels: African American Freedom Fighters in Jamaica, Kigston, Ian Randler, 1999.

545 « La rébellion, ou la menace qu’il y en ait une, était presque un trait permanent de la société jamaïcaine », Orlando Patterson, The Sociology of Slavery: an Analysis of the Orig ins, Development, and Structure of Negro Slave Society in Jamaica , op. cit., p.266.

546 Sur une revue détaillée des formes de résistance parmi les esclaves en Jamaïque, voir Ibid., pp.260 -283.

547 Daive Dunkey, Agency of the Enslaved: Jamaica and the Culture of Freedom in the Atlantic World, Lanham, Lexington Books, 2013, p.1. Cette question est également centrale chez Patterson, qui s’interroge à plusieurs reprises sur l’ émergence d’une revendication de liberté chez les esclaves qui, selon l’auteur, n’en avaie nt pourtant jamais fait l’expérience (voir Orlando Patterson, The Sociology of Slavery: an Analysis of the Origins, Development, and Structure of Negro Slave Society in Jamaica , op. cit., et Orlando Patterson, Slavery and Social Death: A Comparative Study , op. cit.). Les termes de l’analyse de Patterson nous paraissent toutefois contestables, car celle-ci repose sur la supposition d’une aliénation complète des esclaves qui a depuis été largement contredite.

548 L’obeah renvoie à un ensemble de pratiques et de croyances spirituelles développées parmi les esclaves noirs ayant trait au contrôle et à la canalisation des forces surnaturelles. Il tend à mettre en jeu un pratiquant ( obeahman) et un client porteur d’une requête. Si les autorités coloniales ont souvent présenté l’obeah comme un système religieux unifié essentiellement caractérisé par sa « sauvagerie africaine », celui-ci est en réalité loin de constituer un ensemble cohérent et ses pratiques varient considérablement selon les époques, les individus et l es lieux (Jerome Handler et Kenneth Bilby, Enacting Power: The Criminalization of Obeah in the Anglophone Caribbean, 1760 -2011, op. cit. pp.1-5.) D’après Orlando Patterson, le myalisme, s’il constitue également un autre système de croyances afro-caribéen, s’apparente davantage un culte organisé (Orlando Patterson, The Sociology of Slavery: an Analysis of the Origins, Development, and Structure of Negro Slave Society in Jamaica , op. cit., p.188.).

rébellion de Tacky de 1760, qui constitue le plus vaste soulèvement d’esclaves du XVIIIe siècle dans la Caraïbe britannique549. Plusieurs décennies plus tard, les groupes religieux baptistes jouent également un rôle prééminent dans la révolte de Montego Bay de 1831-1832, durant laquelle plus de 20 000 esclaves se soulèvent550. Pour Mary Turner, le message chrétien véhiculé par les missionnaires baptistes anglais au début du XIXe siècle a en effet sapé les fondements du système esclavagiste jamaïcain551. Dans un contexte de tensions sociales exacerbées, les leaders de la révolte de Montego Bay, par des logiques d’adaptation et de réappropriation puisées dans les enseignements chrétiens et les religions afro-caribéennes, élaborent leurs propres revendications de liberté. Sam Sharpe, le leader des rebelles, est lui-même diacre dans l’Église baptiste. Ainsi, chez les insurgés, « Le principal corps d’arguments […] dérivait de la religion ; la chrétienté devint une justification positive pour l’action. Sharpe et ses conseillers proclamèrent l’égalité naturelle des hommes et réfutèrent, au nom de la Bible, le d roit des Blancs à maintenir les Noirs en esclavage552. » Malgré la répression brutale des autorités coloniales à l’encontre des leaders baptistes, la révolte de Montego Bay restera connue parmi la population comme la « Baptist War553 ».

549 Dans un parallèle saisissant avec la Révolution haïtienne et la cérémonie du Bois-Caïman, la rébellion de Tacky trouve ses fondements idéologiques dans la pratique religieuse de l’obeah. Avant de partir au combat, Tacky et ses hommes demandent ainsi la protection des shamans obeah pour se prémunir des balles des c olons (d’autres témoignages évoquent des sorts visant à les rendre invulnérables). Malgré l’échec de la rébellion de Tacky, la réputation des obeah man rencontre un écho considérable parmi les esclaves. C’est à la suite de ces événements que les autorités coloniales britanniques décident d’interdire l’obeah dans toute la Caraïbe anglophone et engagent une répression féroce contre leurs pratiquants (ou perçus comme tels). Vincent Brown, “Spiritual Terror and Sacred Authority in Jamaican Slave Society”, op. c it., pp.37-38 ; Jerome Handler et Kenneth Bilby, Enacting Power: The Criminalization of Obeah in the Anglophone Caribbean, 1760 -2011, op. cit. p.46.

550 Richard Burton, Afro-Creole: Power, Opposition and Play in the Caribbean , op. cit., p.111.

551 Voir Mary Turner, Slave and Missionaries: The Disintegration of Jamaican Slave Society, 1797 -1834, Urbana, University of Illinois Press, 1982, notamment le chapitre six sur la révolte de Montego Bay. On renvoie également à Mary Reckord, “The Jamaica Slave Rebellion of 1831”, Past & Present, n° 40, 1968, pp.108-125.

552 Mary Turner, Slave and Missionaries: The Disintegration of Jamaican Slave Society, 1797 -1834, op. cit., p.154. Notre traduction. Pour une étude plus détaillée sur la manière dont la religion a accompagné l’émergence de revendications liées à la liberté et à la reconnaissance politique, voir également Shirley Gordon, God Almighty Make Me Free: Christianity in Preemancipation in Jamaica, Indianapolis, Indiana University Press, 1996.

553 Michael Craton, “Proto-peasant revolts? The Late Slave Rebellions in the British West Indies 1816 -1832”, Past & Present, n° 85, 1979, p.112.

2. L’émancipation : une nouvelle pratique du pouvoir au service du maintien de l’ordre de la plantation

Les événements de Montego Bay précipitent l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques554. Malgré la résistance acharnée de la plantocratie locale, le Parlement de Westminster adopte en 1833 une loi d’émancipation des esclaves555. Toutefois, celle-ci ne libère pas immédiatement les esclaves qui sont obligés de se soumettre à une « période d’apprentissage » visant à les « former », sans contrepartie salariale, au nouveau système de travail. Leur liberté juridique n’intervient qu’en 1838 par le biais d’une nouvelle loi, qui ne leur donne pas pour autant les moyens d’une véritable émancipation. Au-delà de la prolongation du système esclavagiste qu’elle implique, la période d’apprentissage est symptomatique des contradictions profondes qui président la mise en place de l’ordre social et politique de la période post -émancipation. Car tout en proclamant l’émancipation des esclaves, le pouvoir colonial met en place un ensemble de dispositifs disciplinaires – dont le fameux « apprentissage » – visant à perpétuer l’ordre racial issu du système esclavagiste556. Thomas Holt, s’intéressant aux représentations qui conduisent les responsables politiques britanniques à mettre fin au système de l’esclavage, constate l’ambiguïté du camp des abolitionnistes et de leur conception biaisée de la liberté. Tout en défendant les droits des anciens esclaves, les abolitionnistes sont en effet favorables au maintien de l’ordre social de la plantation et à ses structures de pouvoir : les esclaves « seraient libres, mais seulement après avoir été resocialisés de façon à accepter la discipline interne qui assurerait la survie de l’ordre social existant. Ils seraient libres de poursuivre leurs intérê ts personnels, mais pas de rejeter le conditionnement culturel qui dictait ce que devait être cet intérêt. […] C’était tout du moins l’intention des représentants britanniques qui ont conçus et mis en place

554 Si la révolte de Montego Bay a joué un rôle d’accélérateur dans l’abolition du système esclavagiste, les facteurs ayant marqu é ce processus décisionnel font l’objet d’âpres débats. Trois principaux courants s’opposent sur ce sujet dans la littérature scientifique, chacun issu d’un contexte politique particulier : un premier met en valeur le courant abolitionniste anglais et ses efforts pour libérer les Noirs ; un deuxième souligne le rôle des théoriciens économiques libéraux, dont Adam Smith, qui considèrent l’esclavagisme comme un système improductif ; un troisième met l’accent sur les soulèvements des esclaves et le fait que ces derniers ont conquis par eux-mêmes leur liberté. Pour approfondir ces questions, voir Seymour Drescher, Abolition: A History of Slavery and Antislavery, op. cit., ; Robin Blackburn, The Overthrow of Colonial Slavery, 1776-1848, op. cit., David Brian Davis, The Problem of Slavery in Western Culture, Ithaca, Cornell University Press, 1966 et Claudius Fergus, Revolutionary Emancipation: Slavery and Abolitionism in the British West Indies, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2013.

555 Horrifiés par la perspective d’une libération des esclaves, les planteurs menacent de faire sécession et de placer la Jamaïque sous le contrôle d’une puissance étrangère. Ils ne sont toutefois pas capables de mettre leur menace à exécution et doivent s e soumettre aux décisions du Parlement britannique. De généreuses compensations financières, ainsi qu’une période « transitionnelle », leur sont toutefois accordées (Christer Petley, “Slavery, Emancipation and the Creole Worldview of Jamaican Colonists, 1800-1834”, op. cit., p.102.).

l’émancipation557. » Cette conception de l’émancipation est informée par des intellectuels britanniques tels que John Stuart Mill. Ce dernier, tout en condamnant l’esclavage, considère qu’il est du devoir des Européens d’extraire les Noirs de leur stade « primitif558 ». Dans cette perspective, les Afro-Créoles doivent être civilisés à travers le travail et mériter la liberté qui leur a été « octroyée ». L’objectif du nouvel ordre social est de transformer les anciens esclaves en sujets travailleurs, obéissants, chrétiens et maîtrisant le langage de la rationalité occidentale ; les façonner à l’image idéalisée du « Chrétien noir559 » produite par le discours colonial. Nous verrons par la suite à quel point ce travail des consciences, s’il a été régulièrement contesté par divers acteurs, a joué un rôle décisif dans l’élaboration de l’ordre politique jamaïcain moderne. L’abolition de l’esclavage et l’instauration du salariat en Jamaïque marquent ainsi non pas une véritable libération, mais le passage d’un système de domination à un autre560. Les termes des rapports de pouvoir entre Noirs et colons ont changé mais leurs équilibres fondamentaux sont préservés, tout comme les identités raciales qui en assurent la perpétuation. La structuration sociale de la société de plantation survit à son assise juridique.

Pour cela, les planteurs mettent en place un ensemble de dispositifs visant à instaurer de nouvelles formes de coercition et à perpétuer leur contrôle sur les travailleurs « libres » : restriction des déplacements, interdiction du « vagabondage », instauration de taxes obligeant les travailleurs à se placer sous le régime du salariat561… Ces techniques de gouvernement s’adossent à un système politique ségrégué et fondé sur la participation exclusive des Blancs. Le pouvoir institutionnel, autoritaire et centralisé, organise et légitime la domination économique et raciale des planteurs. Le monopole de l’outil foncier par les planteurs et la prégnance de l’idéologie raciste parachèvent cette reconduction d’une architecture sociale esclavagiste pourtant censée être abolie. L’évolution de l’exercice du pouvoir des planteurs imposé par l’abolition implique par

556 Pour une illustration de la perpétuation des pratiques esclavagistes durant la période d’apprentissage, voir Henrice Altik, “Slavery by another name: Apprenticed women in Jamaican workhouses in the period 1834 -8”, Social History, vol. 26, n° 1, 2001, pp.40-59.

557 Thomas Holt, The Problem of Freedom: Race, Labor and Politics in Jamaica and Britain, 1832 -1938, Baltimore, John Hopkins University Press, 1992, p.53. Notre traduction.

558 Catherine Hall, “The Economy of Intellectual Prestige: Thomas Carlyle, John Stuart Mill, and the Case of Governor Eyre”, Cultural Critique, n° 12, 1989, pp.187-188.

559 Horace Russel, “The Emergence of the Christian Black : The Making of a Stereotype”, Jamaica Journal, vol. 16, n° 1, 1983, pp.51-71.

560 Nigel Bolland, “Systems of Domination after Slavery: The Control of Land and Labor in the British West Indies after 1838”, Comparative Studies in Society and History, vol. 23, n° 4, 1981, p.592.

conséquent une réorganisation des régimes de gouvernementalité et des modalités techniques à travers lesquels les Noirs sont racialisés et infériorisés. David Scott constate ainsi, avec la mise en place du système post-émancipation, une évolution de la rationalité politique du pouvoir colonial, dont le contrôle ne s’exerce plus tant sur le corps des individus que sur leur comportement562. Cette rationalité, et la volonté de discipliner les anciens esclaves dont elle est porteuse, informe les modes d’expression du politique durant toute la période post-émancipation, jusqu’à la mise en place du processus de décolonisation en 1938.

3. Institutionnaliser les lieux de contre-pouvoir : les Églises afro-chrétiennes et la paysannerie

Dans la continuité des actions menées sous l’esclavage, les nouveaux libres tentent d’échapper à l’emprise de cette nouvelle forme d’hégémonie en construisant des espaces de contre-pouvoir où se disent des conceptions alternatives de la notion de liberté. Au sein de la culture politique jamaïcaine en formation, l’accent est mis d’emblée sur le droit à la propriété et à la liberté de culte563. Cette intersection entre religion, paysannerie et résistance se consolide durant toute la période post-émancipation et constitue le principal vecteur de protestation politique et d’affirmation d’une identité « noire ».

Après l’abolition, des missionnaires baptistes anglais, convaincus de la supériorité de la culture britannique, tentent de construire de nouvelles communautés de citoyens noirs « civilisés » menés par des leaders blancs564. Ils se heurtent toutefois à la résistance des anciens esclaves qui fondent leurs propres courants religieux, dans la continuité de la

Baptist War. Le rejet du christianisme officiel aboutit dès les années 1840 à une

résurgence du myalisme et favorise la montée en puissance d’Églises afro -chrétiennes, les Native Baptist Churches565. Celles-ci, mêlant des éléments des religions

561 Nigel Bolland, “Systems of Domination after Slavery: The Control of Land and Labor in the British West Indies after 1838”, art. cit. p.594.

562 David Scott, “The Government of Freedom”, in Brian Meeks et Folke Lindahl, eds., New Caribbean Thought: A Reader, op.