• Aucun résultat trouvé

Nos principaux résultats en termes d’usages et de développement de l’activité sur l’étude

1.3 ETUDE DES INCIDENCES ET APPROPRIATIONS - REAPPROPRIATIONS TECHNOLOGIQUES PAR L’ANALYSE DES USAGES ET DES

1.3.4 Nos principaux résultats en termes d’usages et de développement de l’activité sur l’étude

industrielles’’

Nous avons mené une série d’études dans 3 entreprises industrielles (Rhodia, SEB et Renault-Trucks) pour accompagner la mise en œuvre d’outils à vocation coopérative (Bobillier Chaumon, 2010, 2011 ; Vacherand-Revel, Bobillier Chaumon, Bouvier, 2011 ; Bobillier Chaumon & Triposelli, 2012).

Ces études portaient sur le développement des activités collaboratives médiatisées lorsque les équipes de travail sont globalisées, multi-sites et réparties sur plusieurs zones à l’international. Dans ces entreprises, les technologies (visio/audio-conférence, Web-cammessagerie instantanée, partage d’écrans et d’applications, espace communautaire de partage de ressources …) ont pour objectif de permettre aux salariés de travailler ensemble, malgré la distance géographique, la diversité culturelle et professionnelle (souvent plusieurs métiers et pays réunis autour d’un projet) et le décalage entre fuseaux horaires. Nous nous sommes intéressés plus particulièrement à la manière dont ces dispositifs favorisaient ou fragilisaient le travail collectif, et aussi à quelles finalités ils répondaient.

Sur ces trois terrains, les méthodes utilisées relevaient surtout d’approches ethnographiques et consistaient en des analyses très fines de situations et d’interactions médiatisées par des enregistrements audio et vidéo. Des techniques de verbalisation consécutives ont également été utilisées, en plus d’entretiens individuels et collectifs auprès des différents partenaires de ces réseaux de travail.

a) Les finalités de ces TIC collaboratives

L’implémentation des outils collaboratifs répond d’abord à des enjeux stratégiques et d’efficacité organisationnelle. On retrouve en effet l’idée, empreinte d’un certain déterminisme technologique, selon laquelle les pratiques professionnelles, pour être efficientes et performantes, ne peuvent être que collectives et partagées. On cherche alors à synchroniser les opérations et à coupler des communautés dans une optique de rationalisation des interactions et de pilotage des collaborations.

114

Il s’agit, par exemple, de pouvoir identifier rapidement les personnes disponibles munies des compétences idoines, pour les réunir efficacement sur un projet en leur fournissant les outils et les méthodes de travail en équipe. C’est par exemple le cas de l’entreprise Rhodia, avec des réunions de coordination de projet à distance, impliquant les représentants de différents services (RH, gestion, informatiques…) localisés au Brésil, en France, aux USA (Cf. Photo 3). Ou encore, de ces ingénieurs de Renault-Trucks répartis sur plusieurs sites internationaux (Suède, France, Japon) qui doivent, dans le cadre d’une revue de validation technique, prendre des décisions sur les composants d’un moteur en dialoguant par visio-conférence et via un écran de CAO65 partagé (Cf. Photo 4). Dans ces deux situations, les échanges se font à la fois à distance et en présentiel avec des personnes présentes dans la même pièce que l’animateur.

Photo 3 : Réunion de coordination avec des équipes en présentiel et distantes : audio-conférence

(Rhodia)

Photo 4 : Ingénieurs concevant à distance : visio-conférence et partage d’écran CAO (cas

Renault-Trucks)

En qui concerne SEB, l’équipement technique sert principalement à faciliter les échanges internationaux et synchrones entre différents services et métiers (R&D, Marketing, logistique) collaborant au développement d’un produit. Ces échanges convoquent en général deux, voire

115

trois partenaires de travail simultanément sur des outils collaboratifs (messagerie instantanée, Web-cam, partage de documents et de bureaux).

b) Les effets de ces TIC collaboratives sur le travail collectif

On observe une recomposition des collectifs existants avec une nouvelle articulation des relations en présence et à distance, basée sur une palette de communication élargie et des compétences spécifiques à développer.

Par exemple, dans la situation de conception à distance des ingénieurs de Renault-Trucks, le chef de projet doit endosser de nouvelles fonctions et responsabilités pour coordonner l’équipe ad hoc ainsi constituée : facilitateur, régulateur, animateur, mais aussi technicien de maintenance…, autant de rôles à assurer et de compétences à déployer afin de gérer ces situations de travail particulières (négociation avec les partenaires à distance, aparté et arrangements avec les collaborateurs de proximité, régulation temporelle et stratégique de la réunion, reformulation et synthèse des propos…). Il s’agit aussi de dépasser les contraintes spatiales et de surpasser les clivages classiques entre unités, services, métiers, cultures nationales et organisationnelles pour établir des espaces de consensus66 entre les participants. Il faut enfin réussir à construire une représentation commune de la tâche, susciter des synergies et instaurer une confiance mutuelle entre les co-équipiers distants (Vacherand-Revel, Bobillier Chaumon, Bouvier, 2011).

Dans cette activité collaborative dématérialisée, le salarié doit alors apprendre à articuler des sphères temporelles à court terme (résolutions de problèmes) et à plus long terme (collecte d’informations, positionnement stratégique) en se référant à un savoir-faire individuel et collectif qu’il acquiert par l’expérience. Le travail s’appuie sur des collaborations multiples qui mettent en avant la communication entre les acteurs. L’enjeu n’est ainsi pas simplement de faire circuler un flux informationnel, mais de le rendre pertinent, de l’enrichir, de le filtrer pour les acteurs-collaborateurs en situation de coopération.

Ce sont donc de nouvelles compétences et de nouvelles responsabilités à mobiliser pour ces animateurs, mais aussi un repositionnement social à trouver dans ce contexte particulier de travail, qui relèvent plus spécifiquement de la sphère ‘’professionnelle et identitaire’’ de l’acceptation. Ces responsables de projet peuvent se sentir requalifiés ou au contraire disqualifiés dans l’exercice de ces nouvelles fonctions, en n’étant pas assez reconnus, peu visibles ou en effectuant de simples tâches opérationnelles (techniques, de régulation…) à faible valeur ajoutée.

66 Il incombe surtout au manager de développer la continuité du travail de ses collaborateurs. Son travail consiste non seulement à pouvoir organiser, harmoniser, coordonner, conduire l’activité de son équipe, mais également à articuler les perspectives en tenant compte des aléas de l’activité. Ce travail est d’autant plus complexe que le manager ne connaît pas exactement toute l’activité de ses collaborateurs. Collecter les informations aux bons endroits pour reconstituer un sens commun à tous est alors un travail colossal. En s’appuyant sur les différents indicateurs dont il dispose, le manager construit «l’arc de travail’’ collectif selon l’acception de Strauss.

116

Sur une dimension plus ‘’interpersonnelle’’ de l’activité, les dispositifs ont des effets assez contrastés. Ils peuvent favoriser le travail collectif, comme chez Seb (Bobillier Chaumon & Triposseli, 2012), où la messagerie instantanée (MI) va permettre de pallier certaines difficultés de communication avec les partenaires distants : l’interlocuteur étranger perdant la face au téléphone quand on lui demande de répéter. L’indicateur de disponibilité couplé à la MI permet également la co-présence, illustrant ainsi la notion de « vivid present » (Licoppe et Denis, 2006) ou encore d’Awareness, c'est-à-dire d’une conscience mutuelle et d’attention partagée entre personnes distantes (Grosjean, 2005). Les membres des services R&D67 et Marketing utilisent l’espace communautaire comme une ressource aux projets de recherche qu’ils conduisent, impliquant des personnes éloignées ou mobiles, s’affranchissant ainsi des contraintes géographiques et temporelles. La vidéo a par ailleurs une visée illustrative et démonstrative pour présenter les prototypes entre personnes éloignées.

Néanmoins, si les outils collaboratifs peuvent contribuer à rendre plus efficace ce travail collectif (en donnant les moyens techniques de se coordonner, de s’organiser et d’échanger), ils peuvent également fragiliser les collectifs de travail en place, ou du moins s’opposer à leur développement

Dans le cas de l’étude dans l’entreprise Rhodia (Bobillier Chaumon, 2011), les entretiens semi-directifs réalisés après des divers acteurs du projet (répartis entre le Brésil, New-York, Paris & Lyon) mettent en évidence que ce groupe de travail, bien que coopérant régulièrement à distance, n’a pas l’impression de partager des règles et des valeurs communes. Or, celles-ci se révèlent indispensables pour créer, selon Lhuilier (2006) et Caroly (2011), un sentiment d’appartenance à une communauté professionnelle, et donc un collectif de travail.

Cela se manifeste par fait que les personnes interrogées se méfient des partenaires distants et des informations qu’ils peuvent transmettre. Elles s’interrogent aussi sur la concordance des objectifs et des finalités communes de leur travail. Les partenaires ressentent une certaine frustration de ne pas pouvoir discuter ni partager leurs pratiques, leurs difficultés ou leurs expériences au-delà des simples échanges, souvent techniques, sur le projet. Ils reprochent aussi aux outils de ne pas véritablement soutenir l’activité collective et de ne pas répondre aux besoins réels de collaboration. Pour eux, les dispositifs servent davantage à évaluer leur niveau de contribution.

Ces difficultés ont également été repérées dans l’étude SEB où l’on a pu voir que les outils collaboratifs posaient un problème dans le travail quotidien entre gens de métiers différents et distants ; en l’occurrence ceux du Marketing et de R&D. Ce qui les réunit, c’est le produit, mais dans les faits, la distance géographique est doublée de la distance ‘’générique’’68,

67 R&D : Recherche et Développement

68 Pour rappel, le concept de genre professionnel (Clot, 1999) rend compte de la mémoire collective des manières d’agir, de dire et de penser qui conduit les professionnels à se reconnaître entre eux comme exerçant le même métier. Le genre constitue une ressource sociale essentielle pour la mobilisation psychologique en tant qu’il permet à chacun, selon l’expression de Darré (1994) de « ne pas errer seul face à l’étendue des bêtises possibles »

117

dire des façons de penser, de se représenter et de partager le travail à faire. Chacun se base sur des référentiels, sur une culture professionnelle propre qui peuvent diverger voire s’opposer. D’où la nécessité de se voir, de se confronter, d’échanger entre métiers différents et de ne pas s’en tenir aux seuls échanges du travail distant. Autrement dit, l’outil ne peut pas, à lui seul, réunir deux métiers et ne peut prescrire la coopération dans des espaces virtuels dédiés.

Si nous avons montré que ces TIC collaboratives pouvaient avoir des effets contrastés sur la dimension interpersonnelle de l’activité, nous pouvons cependant envisager une autre perspective selon laquelle les changements technologiques à l’œuvre seraient aussi l’occasion pour les salariés et l’organisation de réfléchir, ensemble, au travail à faire et de reconsidérer la manière dont les technologies peuvent servir au mieux les intérêts de l’individu et les objectifs de l’activité.

C’est ce que nous avons cherché à appliquer dans l’intervention SEB, avec l’idée de favoriser l’adoption finale de ces outils, par une mise en débat sur le travail et sur l’usage des TIC. Nous allons présenter rapidement cette démarche, car en plus de son aspect opérationnel, elle permet d’identifier certaines ressources et conditions nécessaires pour l’acceptation des technologies en situation professionnelle.

c) Comment passer d’une coopération prescrite à une coopération construite ? La controverse professionnelle sur l’outil.

Outre l’accompagnement et la mise en place d’outils collaboratifs à une large échelle -sur près de 1000 salariés-, la recherche-action menée chez SEB avait aussi pour objectif de définir les ‘’bonnes pratiques’’ ou les ‘’bons usages’’ relatifs à ces TCAO69. Cet environnement était composé d’une messagerie instantanée, d’une espace communautaire de partage de ressources (bureau et fichiers) et d’un système de visio-conférence. A terme, ces outils équiperont tous les salariés de l’organisation pour devenir le principal support de coopération. Notre recherche s’est focalisée sur un échantillon de 30 personnes appartenant à 3 services différents de l’entreprise (R&D, Marketing et logistique) qui expérimentaient l’outil. Des techniques d’entretiens individuels et collectifs utilisant la démarche de l’objet technique70 (Gaubert, 2012), ainsi que des séances d’analyse de l’activité ont été déployées dans cette étude (Triposelli & Bobillier Chaumon, 2012).

69 Technologies Coopératives Assistées par Ordinateur

70 La méthode de l’objet technique est issue des principes de la pédagogique active et inductive et a été développée dans le champ de la formation des adultes par Marcon en reprenant des éléments de l’objet technique de Simondon. Il a pour but, à partir de la présentation et de la description d’objets familiers, riches, emblématiques voire problématiques de la situation professionnelle de mettre le métier en débat par un collectif de travail. Ces objets peuvent être tangibles comme des artefacts techniques, des instruments, des supports de travail. Mais ils peuvent être aussi de nature intangible comme des processus, des règles, des procédures, des pratiques collectives instituées. Il s’agit, au travers de ces discussions sur ces artefacts et sur le travail, de rendre visible les difficultés de l’activité, mais aussi son inventivité, de rendre lisible les productions, les créations individuelles et collectives et d’organiser de façon dynamique et collective la transmission des savoirs d’expérience. Cette démarche doit aider à définir les conditions de développement du pouvoir d’agir (Cf. Gaubert, 2012 pour une présentation plus détaillée)

118

L’objectif de cette démarche était non seulement de produire des connaissances sur la nouvelle activité médiatisée en œuvre (les difficultés, les obstacles, les tensions, les apports…), mais aussi de mettre en place un dispositif permettant au collectif71, dans la perspective de la clinique de l’activité, de développer son pouvoir d’agir (Clot 2008). Les capacités d’action pouvant s’exercer autant sur les modalités de réalisation de l’activité médiatisée (comment mieux travailler ensemble par l’intermédiaire de ces dispositifs ?

comment redéfinir ces règles et modalités de travail collectif ?) que sur l’usage, voire la

conception de ces outils pour l’activité (comment mieux utiliser, adapter l’outil pour notre

métier ? Quelles sont les règles d’usage communes que l’on peut déterminer sur l’outil ?).

Concrètement, les professionnels étaient amenés à discuter collectivement (groupes de 5 à 8 personnes) sur des situations et des pratiques collaboratives suffisamment riches et familières pour mettre le travail en débat : principalement au niveau des règles de métiers, des obstacles à l’activité ou au contraire des astuces déployées dans la profession.

Les TIC deviennent ainsi un objet d’étude et sont le médiateur entre la personne et son activité, entre la personne et elle-même et entre la personne et les autres. Il ne s’agit pas seulement de produire des connaissances sur le travail, mais d’inciter les personnes à parler d’elles-mêmes, et de leur rapport à la technologie et à l’activité. Le but est de décentrer sa perspective pour s’observer soi-même, et ainsi pouvoir mettre en dialogue ses façons de faire avec ses collègues. Ces cadres de réflexion permettent aux individus la comparaison et la confrontation de pratiques et de fonctionnements différents, et ainsi l’enrichissement de leur propre expérience. On cherche à comprendre comment la technologie peut davantage s’articuler avec l’activité : quand et comment doit-elle intervenir ? A quoi peut-elle servir ? En prenant en charge quels types de ressources, de tâches ? Que doit-elle respecter dans le métier ?

A titre d’exemple, on a pu observer comment le genre professionnel pouvait ‘’dicter’’ la gestion de l’usage de l’outil. L’individu s’appuie sur l’histoire du métier (ce qui existe avant

moi, avec moi, après moi) pour définir ce qu’il est possible de faire ou pas, d’accepter ou pas

de l’outil. Un ingénieur explique ainsi pourquoi il refuse systématiquement d’utiliser la messagerie instantanée, malgré l’insistance de ses collègues du marketing qui souhaiteraient accélérer le processus de prise de décision. Dans sa conception du métier d’ingénieur, toute décision d’ordre technique exige d’abord un temps de réflexion et d’analyse qui peut s’avérer plus ou moins long. Aussi, répondre à ces sollicitations dans l’urgence, avec cet outil, contredit l’idée même qu’il se fait du travail bien fait et reconnu comme tel par ses pairs. Ces réflexions communes ont permis de poser la question des règles d’usage des outils techniques. Ce travail sur l’intelligibilité de l’expérience, qui la transforme en ressource,

71 Pour rappel, le collectif de métier est un instrument de travail qui contient les gestes de chacun. Il n’est pas un moule. « Il est dans chaque personne, la gamme de gestes possibles ou récusés, de même que la palette lexicale expérimentée dans lesquelles et avec lesquelles on peut se déterminer en cours d’activité » (Clot, 2010 p 80)..

119

représente de nombreux enjeux pour le travailleur et pour l’organisation. L’élaboration de l’expérience favorise aussi le développement de ressources de l’action quotidienne et contribue alors à l’efficacité des travailleurs ainsi qu’à leur bien-être, source de santé au travail (Sarnin, Kouabenan, Bobillier Chaumon, Dubois & Vacherand Revel, 2014).

Enfin, cette démarche a également été l’occasion de réfléchir sur la notion de ‘’bonnes pratiques’’ qui était, rappelons-le, l’une des demandes initiales de l’intervention. Comme on l’a indiqué, l’outil n’est pas coopératif en soi. Il peut, en revanche, par les nouveaux modes d’activités collectives qu’il suppose, permettre de s’interroger sur les bonnes pratiques de l’outil en adéquation avec le métier qui change et ainsi jouer un rôle dans la constitution de liens de coopération. La pratique devient ainsi « bonne » quand un espace de délibération se crée et permet le dialogue entre les différentes instances du métier. La bonne pratique est donc un processus, non un état. Elle doit être vue dans une perspective développementale.

C’est aussi dans ce cadre d’échange que la technologie peut être acceptée et intégrée à l’activité.

1.3.5 Synthèse sur les usages et sur les incidences des technologies sur les