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4.1 L’INSCRIPTION SOCIALE DES USAGES : POUR UNE CONSTRUTION SOCIALE DE L’ACCEPTATION DANS L’USAGE

4.1.3 Les processus d’appropriation de la technologie

Face aux manifestations de l’usage, l’appropriation révèle la partie immergée de l’usage ; celle qui produit du sens, des règles d’usage, des valeurs, une subjectivité qui échappent à l’ordre social prescrit imposé par la technologie. Elle dévoile aussi la ‘’capacité d’agir’’ dont les individus disposent et qui leur permet d’établir entre eux et avec les TIC des relations d’un autre ordre. Des relations où s’exprime la subjectivité des individus, c'est-à-dire la part de soi qui est mise dans l’usage des technologies pour les réinventer, les détourner et les ajuster à leur propre mode de fonctionnement ; mais aussi celle que l'on retire de cet usage pour son propre développement.

Ce processus d’appropriation est d’autant plus intéressant à examiner qu’il permet aussi de mieux comprendre la façon dont l’outil peut changer de fonction, de rôle et donc de statut dans l’activité. D’objet initialement rejeté ou délaissé, ce dernier peut, au fil de l’usage et des ajustements qu’il subit, devenir attractif et se voir réinvesti d’une nouvelle signification d’usage qui le rend acceptable dans la situation. De même que l’utilisateur peut, par l’expérience de l’outil et/ou sous l’influence de l’environnement social auquel il appartient, changer de ‘’cognition’’ et aborder différemment l’outil pour lui trouver des qualités (fonctionnelles, opératoires, stratégiques…) favorables à son adoption.

Un même outil peut donc être utilisé dans des sens et des pratiques très diverses avec des niveaux d’appropriation et des degrés de formalisation différents. C’est ce que nous allons à présent aborder.

4.1.3.1 Une appropriation symbolique : donner du sens aux technologies

Un premier courant est représenté par les sociologues de l’innovation et notamment Alter (2000) qui souligne que ce n’est pas l’outil qui a de la valeur, mais les capacités créatrices des utilisateurs, leur inventivité. Selon cet auteur, il y a appropriation lorsque les acteurs parviennent à apporter un sens à l’invention initiale ; ce que l'on peut appeler également un projet d’usage. En mettant l’accent sur la dimension créative incluse dans la notion d’appropriation, Alter se rapproche des travaux de De Certeau (1990) et de ceux des « structurationnistes » comme Desanctis & Poole (1994) et Orlikowski (1992). Cette approche

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place l’appropriation au cœur même de la théorie, en introduisant les notions de ‘’dualité de la technologie’’ et de ‘’flexibilité interprétative’’. Pour Orlikowski, la technologie est avant tout une production humaine. D’un côté, elle est physiquement construite par des acteurs travaillant dans un contexte social donné (les concepteurs) et de l’autre, elle est construite individuellement et socialement par des acteurs (les utilisateurs), à travers les différentes significations qu’ils accordent à la technologie, notamment par l’intermédiaire d’un « cadre d’interprétation technologique » (Technological frames35). Ces deux niveaux forment la dualité de la technologie. Néanmoins, il ne s’agit pas de voir la conception et l’usage comme des moments déconnectés dans le cycle de vie d’une technologie. L’outil est potentiellement modifiable tout au long de son existence ; c’est la flexibilité interprétative (Mayère, 2004). Dans ce processus de co-construction de la technologie, Orilikowsli (2003) suppose que c’est l'utilisation - et l’appropriation qui en découle - qui donne sa valeur à la technologie. L’outil n'aurait donc ni valeur, ni sens, ni conséquences par lui-même : c'est la pratique (l'usage, le système social, l'activité) qui déciderait de tout.

Ce qui revient aussi à dire que l’usage affecterait l’acceptation de l’outil par la rétroaction qu’il autorise. C’est la mise à l’épreuve de la technologie dans son contexte réel d’usage qui permet d’évaluer concrètement ses apports et ses limites, et de définir ainsi son intérêt par rapport à l’activité et au projet de l’individu. Le sens de l’outil est constitué par les valeurs fonctionnelles et subjectives qu'il peut potentiellement prendre au sein de l'activité d'un sujet. Comme le sens du mot dépend de son contexte, il en va de même pour l’artefact technologique et de sa valeur d’usage.

4.1.3.2 Une appropriation stratégique et sélective des technologies : développer et maintenir du pouvoir

Une autre approche36 issue des théories des organisations consiste plutôt à penser que si les innovations technologiques modifient l’organisation, c’est parce qu’elles offrent de nouvelles opportunités de « jeu » aux acteurs de ces organisations. Une certaine « logique structurante » est à l’œuvre qui consiste en un déplacement du champ de contraintes et d’opportunités pour les acteurs (Muhlmann, 2003). Autrement dit, si le processus même de l’informatisation est inévitable, sa forme ne peut pas être déterminée a priori : tout dépend de la façon dont les

35 Ce concept de « cadres technologiques » se réfère aux processus interprétatif présents dans des groupes organisationnels. Composés d’hypothèses, d’attentes et d’expériences que les individus utilisent pour comprendre la technologie, ces unités conceptuelles partagées servent à donner du sens aux technologies. Elles reflètent les ententes tacites, les valeurs, les enjeux et les hypothèses que les membres de l'organisation ont vis-à-vis des technologies qu'ils utilisent. La technologie est alors le produit de l’action humaine et est physiquement construite par les acteurs dans un contexte social particulier.

36 Ces réflexions ne sont d’ailleurs pas nouvelles puisque l’on sait depuis G. Friedmann et P. Naville (Friedmann et Naville, 1961, 1962 ; Naville, 1963) que le rapport entre technologie et organisation est complexe et contingent : déterminisme technologique et déterminisme social coexistent et construisent des configurations technico-organisationnelles toujours singulières.

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acteurs vont s’approprier ces systèmes, c'est-à-dire se saisir de cette nouvelle incertitude et l’intégrer dans leurs jeux souvent conflictuels. Les technologies deviennent dans cette perspective, un simple outillage au service de leurs utilisateurs parce qu’elles sont parties prenantes de leurs jeux d’acteurs (Crozier et Friedberg, 1998). Ce que Jamous & Grémion (1978) évoquent aussi en affirmant que « le processus [d’informatisation] est beaucoup moins

déterminant que déterminé. Et il peut être diversement déterminé et réorienté par les conflits et les nouveaux groupes que fait émerger sa propre dynamique [...] » (p. 214).

Ici, l’appropriation des technologies est donc loin d’être un processus automatique ou programmable. Les technologies ne s’imposent pas : les acteurs se les approprient (ou non), les intègrent (ou non) dans leurs pratiques, en fonction des stratégies d’acteurs et de leurs jeux. Cette appropriation ne se réduit ni totalement aux règles prescrites par l’organisation sociale, ni tout à fait aux contraintes imposées par la technique. Elle dépend de la capacité de régulation autonome des exécutants (Reynaud, 1988) ainsi que la rationalité stratégique des acteurs (Crozier et Friedberg, 1998).

Dans ce cadre, l’acceptation serait à finalité stratégique dans la mesure où elle est liée à la possibilité des acteurs d’utiliser la technologie pour servir leurs intérêts. Les technologies sont alors perçues comme des supports d’intérêts et comme des leviers d’actions stratégiques

4.1.3.3 Une appropriation subjective des technologies : développer ses capacités d’agir L’acceptation d’un dispositif technologique ne peut s’appréhender sans clarifier la notion d’appropriation instrumentale. Alors que nous avions rapidement esquissé cette approche dans l’acceptabilité pratique et opératoire, nous nous proposons d’y revenir plus en détail, afin de mieux en comprendre les ressorts pour l’étude de l’acceptation en situation d’usage. Rabardel (1985) propose d’aborder l’appropriation en la plaçant au centre de la définition de l’instrument et non plus simplement comme une interprétation du rapport homme-machine. Il distingue l’artefact (objet pré-fabriqué et ‘’relativement neutre’’) proposé à un usager et pour des usages particuliers, de l’instrument37 construit par l’usager en activité. Pour cela, il introduit la notion d’instrument subjectif composé d’artefact et de schèmes38 d’utilisation et définit ainsi par la genèse instrumentale, l’appropriation de l’objet technique par le sujet selon un double mouvement d’instrumentation tournée vers le sujet et d’instrumentalisation

37 Rabardel (1999, p 284) définit l’instrument comme « une entité fondamentalement mixte, constituée du côté de l’objet, d’un artefact, voire d’un ensemble d’artefacts matériels ou symboliques, et du côté du sujet, d’organisateurs de l’activité, que nous avons nommés les schèmes d’utilisation qui comprennent les dimensions représentatives et opératoires. L’instrument n’est donc pas seulement une partie du monde externe au sujet, c’est une donnée disponible pour être associé à l’action. Les schèmes d’utilisation constituent les entités psychologiques ou organisatrices des actes instrumentaux au sens où l’entend VYGOTSKI. »

38 Les schèmes sont « … des invariants organisateurs de l’activité du sujet que développent les sujets dans les classes de situations et domaines de leurs activités » (Folcher & Rabardel, 2004, p 265).

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tournée vers l’objet technique-. L’appropriation des outils est abordée sous l’approche développementale de la construction des instruments ; « c’est-à-dire sur des activités

orientées vers la constitution, par le sujet, des ressources de son action et de son développement » (Cuvelier & Caroly, 2009, p 58).

Béguin situe, quant à lui, le processus d’appropriation dans une perspective développementale et professionnelle plus large : pour lui, il s’agit non seulement du développement des outils de l’activité, mais de l’activité elle-même (Béguin, 2005), car durant le processus d’appropriation, le sujet a besoin de développer toutes les ressources de sa propre action. Cela concerne la genèse instrumentale, mais aussi le développement de ses compétences et le développement des formes subjectivement organisées de l’action au sein des collectifs, des formes correspondant au genre professionnel (Clot, 2008).

La genèse instrumentale amène également le sujet à une forme de « genèse conceptuelle ». Une fois le modèle opératif stabilisé, une nouvelle classe de situations apparaît, « les

situations potentielles de développement » qui viennent mettre en crise le modèle opérationnel

existant, avec l’obligation pour l’opérateur de chercher à le reconstituer en l’adaptant. Cet élargissement du modèle opératif de l’acteur correspond à une genèse conceptuelle39 (Béguin, 2005 ; Pastré, 2005) et participe au développement de l’individu par l’usage.

En somme, l’appropriation s’inscrit donc dans des processus de genèse instrumentale (Rabardel, 1995), conceptuelle (Pastré, 2005) et professionnelle (Béguin, 2007) permettant non seulement d’adapter l’outil aux pratiques des utilisateurs, mais également de développer l’activité de l’utilisateur, de créer les ressources de son action quotidienne. L’acte d’usage est donc souvent un acte de recréation : « Sans invention, il n'y a pas d'outils ; mais sans

réinvention, il n'y a pas d'usage » (Béguin, 2010).

Cette perspective d’analyse invite à ne plus voir les écarts entre conception initiale et usage effectif comme un dysfonctionnement. Il conduit plutôt à reconnaître dans ce processus

d’appropriation – réappropriation le lieu d'une production secondaire tout à fait originale à

travers lequel s'expriment et se développent les individus. Pour de Certeau (1990), cet acte est d’ailleurs une authentique poïétique car il reconnaît à la fois, à l'utilisateur une part d'autonomie, et aux technologies une certaine souplesse interprétative (Humbert, 2012). Béguin (2010) milite d’ailleurs en faveur d’une forme de plasticité nécessaire dans la conception de ces outils pour leur permettre de s'ajuster aux aléas de l’activité et aux profils des utilisateurs.

En définitive, l’appropriation sous l’angle de la genèse instrumentale conduit à la construction d’un instrument subjectif : il permet la création d’un objet particulier, à nul autre pareil, ayant

39 Cet élargissement du modèle opératif permet de créer des situations nouvelles et de modifier les préconstruits. Il ne s’agit pas ici d’ajouter de nouvelles connaissances aux connaissances anciennes, mais de reconstruire les ressources cognitives du sujet. La contradiction devient alors le support qui engendre une restructuration du modèle opératif de l’acteur. La genèse instrumentale et la genèse conceptuelle participent pour Pastré au même processus, une ré-élaboration du schème.

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subi un raffinement, une adaptation à notre manière de fonctionner et nous ayant aussi conduit à nous ajuster aux exigences de l’outil, requérant également adaptation et développement. Par conséquent, tout instrument est unique pour le sujet. Il se construit et se reconstruit dans l’activité, selon les circonstances de la situation et les ressources de l’individu.

Dans ce cadre, l’acceptation ne peut être envisagée que par rapport à un instrument particulier qui s’incarne dans l’activité et dans la relation avec un usager : « Les artéfacts ne doivent pas

être analysés pour eux-mêmes et de façon isolée. Ils doivent êtres analysés dans leurs cadres d'utilisation (use settings) eux mêmes non statiques, mais évoluant et développés dans le temps » (Rabardel, 1995, p 19)

4.1.3.4 Une appropriation instrumentale des technologies : développer de nouvelles pratiques

Ici, le concept d'appropriation est lié à l'idée d'une maîtrise des outils où les individus concernés deviennent aptes à gérer l'usage de la technologie qui leur est transmise, voire d'en assumer eux-mêmes le développement. Akrich (1998) distingue quatre niveaux dans cette appropriation instrumentale qui mène à un usage personnalisé de l’outil ainsi qu’aux développements de nouvelles pratiques. Cela comprend : (i) le déplacement (on modifie d'abord le spectre d’usage sans introduire de modification technique), (ii) l’adaptation (on transforme/ajuste une des fonctionnalités de l’outil), (ii) l’extension (on enrichit la gamme des fonctions/usages) et (iv) le détournement de l’outil (équivalent de la catachrèse).

De son côté, Proulx (2001)considère le moment de l’appropriation comme le but ultime du processus d’usage. L’appropriation effective d’une technologie supposerait trois conditions : a) une maîtrise cognitive et technique minimale de la technique ; b) une intégration sociale significative de l’usage aux pratiques quotidiennes et c) la possibilité qu’un geste de création soit rendu possible par la technologie. Autrement dit, l’usage de l’objet fait émerger de la nouveauté dans la vie de l’usager. Millerand (2002), pour sa part ne distingue pas l’usage de l’appropriation. L’appropriation est consubstantielle à l’usage : c’est un « processus temporel

continu durant lequel l’usager choisit ou redéfinit les fonctionnalités du dispositif pour redonner du sens à son usage » (Millerand, 2002, p 190).

Ici, l’appropriation s’inscrirait dans une sorte de trajectoire d’usage alternant des utilisations ordinaires et novatrices des outils, permettant de faire émerger de nouvelles pratiques. La pratique est une notion plus large que l’usage. On parle ainsi des pratiques liées au travail, aux loisirs ou à la famille, sans nécessairement que l’usage technique y soit associé. La pratique renvoie au sujet, aux modalités et aux finalités de l’action. Elle touche aussi la singularité d’un individu.

Dans ce cadre, les usages s’apparentent plus à des pratiques spécifiques avec des objets particuliers : « l’usage est [...] restrictif et renvoie à la simple utilisation tandis que la

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(usage), mais aussi les comportements, les attitudes et les représentations des individus qui se rapportent directement ou indirectement à l’outil. » (Jouët, 1993, p 371). La pratique serait

alors une des extensions et des conséquences possibles de l’usage qui peut conduire à envisager différemment son rapport au monde. En cela, l’appropriation par l’usage n’est pas seulement une ré-instrumentalisation de la technique, elle constitue aussi un espace fécond de créativité pour l’agir humain.

4.1.3.5 Ce que nous apportent les approches sur l’appropriation dans la compréhension de l’acceptation dans l’usage

De ces différentes analyses, on retiendra que le processus d’appropriation est un processus complexe. Il s’appuie à la fois sur des facteurs objectivement externes à l’objet technique (propriétés organisationnelles, caractéristiques culturelles, activité, système social…), à la fois sur des facteurs propres à l’objet (propriétés techniques, qualité ergonomique, logique procédurale, etc.) et sur les caractéristiques de l’individu (ses expériences individuelles ou partagées, ses jeux et enjeux d’acteurs, ses ressources et projets …). Lorsque l’usager s’approprie un dispositif technique, il lui donne du sens, il évalue la cohérence des propriétés du dispositif (facteurs internes, propres au dispositif) en les reliant à ce qui constitue son propre cadre de référence (facteurs externes, propres à l’usager et son contexte social d’usage). Il instrumentalise aussi la technologie à des fins stratégiques ou de développement personnel. Mais ce processus d’appropriation sert également à améliorer la situation de l’utilisateur et la technologie elle-même.

Ce qui nous conduit à penser que l’appropriation est une condition de l’acceptation technologique. C’est parce que l’individu peut s’approprier l’outil (de manière fonctionnelle, stratégique, symbolique ou subjective) qu’il peut justement se reconnaître en lui, lui donner du sens et donc l’accepter. Aussi, l’acceptation comme l’appropriation ne sont jamais données au départ, elles se jouent dans le temps, elles procèdent par tâtonnement, elles supposent une maturation conjointe de la technique, de l’individu et du contexte social. L'appropriation comme l’acceptation sont aussi fondamentalement liées à une affirmation d'identité ; on n'accepte que ce dans quoi on peut finalement se reconnaître, et donc ce qui peut s’approprier. Dit autrement, les individus n’ont aucune raison d’accepter les TIC et de s’impliquer dans leur usage si les transformations à l’œuvre ne font pas écho à ce qu’ils ont construit quotidiennement (individuellement et collectivement) par leur activité, et si d’une manière ou d’une autre, ils n’ont pas le sentiment qu’ils y sont pour quelque chose dans ce qui se passe.

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4.1.4 Le rôle de la construction des usages dans le processus d’acceptation