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Clinique de l’activité : pour une visée développementale de l’activité

4.2 LES MODELES DE L’ACTIVITE : SITUER L’ACCEPTATION DANS LE REEL DE L’ACTIVITE

4.2.3 Clinique de l’activité : pour une visée développementale de l’activité

Le détour par la clinique de l’activité se révèle intéressant pour comprendre comment l’acceptation technologique peut s’inscrire dans ce que Clot (1999) nomme le « réel de

l’activité » ; c'est-à-dire pour évaluer concrètement à ce que la technologie ‘’permet de faire’’ ou ‘’oblige/autorise à faire’’, mais aussi ce qu’elle ‘’empêche de faire’’ : à savoir « ce qui ne se fait pas [ou plus comme avant, NDA], ce qu'on voudrait faire sans y parvenir, ce qu'on aurait pu faire, (…) ce qu'on fait sans vouloir le faire ou encore ce qu'on fait pour ne pas faire ce qu'on nous demande de faire » (Clot, 1999, p. 204). On considère que la

technologie peut devenir un obstacle au développement du pouvoir d’agir de l’individu et, dans ces conditions, être rejetée.

Il s’agit aussi, et de manière plus paradoxale, d’appréhender ces contraintes et ces empêchements technologiques, comme un moyen pour l’individu de se dépasser et, par là même, de se développer ; en imaginant d’autres usages, d’autres réalisations, d’autres pratiques… afin de continuer à travailler malgré tout. La technologie peut donc offrir de nouvelles possibilités et de nouvelles perspectives dans l’activité45. Elle n’apparaît donc plus comme un objet technique que l’individu subit, mais comme un objet sur lequel il peut agir, transformer et développer… et par là même se développer lui-même. De sorte que la technologie n’est pas seulement une condition de réalisation de l’activité, elle est aussi un moyen de son développement et de celui du métier.

4.2.3.1 Pourvoir d’agir et développement de l’activité

Les approches de Clot se situent dans le prolongement épistémologique des théories de l’activité de Vygostki. Clot introduit le concept de « pouvoir d’agir46 » (Clot, 2008, p 13) comme le rayon d’action effective du sujet dans son milieu professionnel habituel. Cela se réfère au rayonnement de l’activité, au pouvoir de ré-création. Le pouvoir d’agir est donc une marque de l’appropriation de l’activité par le sujet. Il permet au sujet de produire de nouveaux objets de l’activité, de nouveaux instruments, de nouvelles règles qui vont transformer in fine la prescription et l’activité. On pourrait dire aussi que c’est la capacité de redonner du sens à un travail, une activité, un objet qui jusqu’à présent étaient extérieurs à l’individu. C’est dans le pouvoir d’agir que se joue le dynamisme de l’activité, son efficacité. « Cette efficacité n’est

pas seulement l’atteinte des buts poursuivis. C’est tout autant la découverte de nouveaux buts.

45 On peut définir l’activité réelle par tout ce que l’individu fait en plus pour que cela fonctionne malgré tout et faire face ainsi à ce qui n’est pas donnée par l’organisation (en termes de ressources et de conditions de travail) et tout ce qui n’a pas été prévu dans la tâche (les prescriptions, les consignes, les fiches de poste, les procédures les objectifs…) (Davezies, 1991)

46 Reprenant les propositions théoriques de Ricoeur, on notera que Rabardel (in Rabardel & Pastré, 2005) distingue les rapports entre ‘’capacité d’agir’’ et ‘’pouvoir d’agir’’. La ‘’capacité d’agir’’ est ce qui est mobilisable par le sujet tandis que ‘’le pouvoir d’agir’’ est ce qui effectivement possible, ce qui est relève du pouvoir du sujet dans la singularité des situations et des conditions de l'activité. Ce sujet capable dispose d'un ensemble de ressources à la fois internes et externes qui sont constitutives de son pouvoir d'agir. Il les mobilise au sein de ses activités. Ces ressources médiatisent et donnent forme à ses différents rapports au monde : rapport aux objets d'activité, aux autres sujets et à lui-même.

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C’est donc aussi la créativité » (Clot, 2008, p 13). Ce pouvoir d’agir professionnel est la clé

de la vitalité du métier (dans son efficacité, son développement) et aussi de la santé et du bien-être des individus. Ce qu’évoque d’ailleurs aussi Canguilhem (2002, p.68) dans ces termes : « Je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité

de mes actes, de porter des choses à l’existence, et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi ». La santé, c'est alors d'y être pour quelque chose dans ce

qui nous arrive, de disposer d’un réel pouvoir d’agir.

Le pouvoir d’agir est au centre des interventions de la clinique de l’activité. En travaillant collectivement avec les professionnels sur leur pouvoir d’agir, cette approche cherche à leur donner les moyens de développer eux-mêmes leur activité. Dans ce cadre, l’apport de la clinique de l’activité comme démarche d’intervention permet de répondre à la question :

quelles sont les conditions et quels sont les outils qui peuvent permettre de développer le pouvoir d’agir des individus ? Et parmi ces ressources, il y a les collectifs de travail et le

genre professionnel.

Le travail collectif se distingue du collectif de travail47 ; ce dernier étant l’instrument du premier (Caroly, 2011 ; Bobillier Chaumon, Saint-George (de), Cuvillier & Sarnin, 2014). C’est le collectif qui porte en soi le genre professionnel. Le genre est un instrument collectif au service du développement de l’activité. Il permet de mettre les ressources de l’histoire accumulée au service des uns et des autres (Lhuilier, 2006). Cette histoire collective recouvre la palette des gestes possibles ou impossibles, fixe les frontières mouvantes du métier dans une sorte de clavier de sous-entendus (que Clot appelle un diapason) sur lequel chacun peut jouer, en choisissant non seulement tel geste à disposition (le genre), mais aussi en rendant tel autre plus élégant ou spécifique (le style). Elle a comme horizon le développement du pouvoir d’agir des sujets sur l’organisation du travail. « Sur le clavier du collectif, chacun peut jouer

sa petite musique (Style) à lui en fonction de la situation. Le genre professionnel est à l’instar d’un diapason, ce qui donne le ton dans un collectif. (Le genre met au diapason les gens pour permettre de régler leur action personnelle). Ils doivent cependant faire l’offre d’entretenir cet instrument social, pour lui éviter de rouiller (Clot, p 102, 2010). A ce prix, ils préviennent

le risque de devenir une simple collection, un simple agencement de compétences interchangeables.

4.2.3.2 Ce que nous apporte la clinique de l’activité dans la compréhension de l’acceptation dans le réel de l’activité…

a) Le rôle du genre professionnel dans l’acceptation technologique

Par rapport à ce qui vient d’être dit précédemment, il est possible d’envisager le genre comme une ressource possible pour l’appropriation et l’acceptation technique ; c'est-à-dire comme un instrument d’action et un moyen de médiation entre le sujet et cet objet de travail et entre le

47 Le collectif de travail correspond au partage de règles et de valeurs communes permettant de créer un sentiment d’appartenance à une communauté professionnelle (Lhuilier, 2006).

68 sujet et l’activité des autres.

Confronté à l’énigme d’un nouveau dispositif technique de travail, le sujet peut en appeler au genre qui l’aide à agir dans une certaine situation en rapport avec l’objet, soi-même et les autres. En outre, la recréation stylistique qui s’opère sur le genre peut également révéler ce processus d'appropriation technique, lorsque celui-ci conduit à enrichir le genre (par exemple au niveau des règles d’usage partagées de l’objet technique) ou encore à modifier, contourner ou transformer l’objet technique pour en faire quelque chose d’autre, plus adapté aux exigences de sa propre activité ; par exemple la catachrèse qui va permettre la création d'instruments personnalisés. Cette appropriation technologique s’accompagne dès lors d’une appropriation psychologique, dans la mesure où cette « stylisation des genres » induit aussi une « variation de soi ».

b) Développement du pourvoir d’agir et acceptation technologique

Nous avons déjà indiqué que les situations, les instruments ou encore les circonstances peuvent, par les nécessités qu'ils imposent, conduire à des diminutions du pouvoir d'agir (activité empêchée ou amputation du pouvoir d’agir) et à une reconfiguration nécessaire des pratiques et des modes d'activité (schème d'action). Ce qui peut conduire soit au rejet de la technologie, soit à un développement de l’individu pour penser autrement le rapport à l’instrument. Se développe alors ce que l’on pourrait qualifier de ‘’métis’’ de l’objet technique, c'est-à-dire une intelligence de la tâche et de l’outil par l’inventivité dans l’usage, la créativité et la reconstruction de l’outil : « la métis est soucieuse d’épargner l’effort et de

privilégier l’habilité au détriment du déplacement de la force, elle est inventive et créative »

(Dejours, 1993, p 48).

Dans la perspective des théories de l’activité, Clot regarde l’incompréhension, le conflit, les controverses comme des moteurs du développement de la communication, et aussi comme une source de la compréhension. C’est la diversité des positions au sein des groupes d’acteurs qui est à l’origine du développement de leurs activités. On apprend de ce qui est différent, non de ce qu’on partage.

Dès lors, la confrontation à un environnement technologique qui présente, voire exige des manières de faire et de penser le travail différemment ne serait pas forcément un obstacle ou une contrainte dans l’activité, même si du point de vue ergonomique, cela reste une hypothèse forte. Du point de vue de la clinique de l’activité, cela pourrait devenir une source de développement, parce qu’il faut faire preuve d'imagination et affirmer son autonomie pour aller au-delà de la seule conformité aux prescriptions de l’usage. Cette confrontation devient un instrument du développement de l’individu. La contradiction, la difficulté permettent le développement, l’approfondissement des connaissances, car il ne s’agit pas d’ajout de nouvelles connaissances, mais de la restructuration de connaissances déjà en place. Ce qui renvoie aussi aux processus de genèses instrumentales (Rabardel, 1985) et conceptuelles (Pastré, 2005) déjà évoquées précédemment.

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La question du sens donné aux technologies dans le réel de son activité apparaît également cruciale pour l’acceptation, car il est intimement lié aux questions sur les conditions de travail48, sur la qualité du travail et aussi sur la notion de bien-être. Pour Clot (2010), il ne saurait y avoir de bien-être sans un certain bien faire au travail.

Or, l’activité (sa qualité, son efficacité, son efficience) dépend de moins en moins de l’intervention directe des hommes sur l’objet de travail, mais de plus en plus de leurs actions sur les moyens du travail, c'est-à-dire sur les artefacts technologiques qui médiatisent cette activité (Bobillier Chaumon, 2014). Ce phénomène de distanciation est consubstantiel au sens que les utilisateurs donnent aux systèmes utilisés : plus l’individu rencontrera des difficultés pour s’approprier ces systèmes –afin de les adapter à son mode de fonctionnement et aux contraintes de son activité-, plus il éprouvera des difficultés pour réaliser un travail dans lequel il se reconnait et pour lequel il est reconnu. « Nous ne sommes guère adaptés,

contrairement aux apparences, à seulement vivre dans un contexte. Nous sommes plutôt faits pour fabriquer du contexte pour vivre. Lorsque cette possibilité se dérobe et surtout lorsqu’elle s’évanouit durablement, nous survivons dans des contextes professionnels subis sans plus vraiment pouvoir nous reconnaître dans ce que nous faisons. » (Clot, 2007, p. 85).

Autrement dit, si nous subissons un contexte, notamment technologique, qui n’a pas de sens parce que nous ne pouvons ni l’adapter, ni le transformer, alors il y a de grandes chances que nous le rejetions afin de préserver une certaine qualité de travail (bien-faire) et aussi pour nous préserver nous-même (bien-être).

La technologie devient également plus acceptable si elle est médiatrice dans l’activité, c'est-à-dire si elle donne, pour reprendre l’expression de Clot, « la possibilité de créer entre les

choses, des liens qui ne viendraient pas sans moi » (Clot, 2007, p 85). Elle doit permettre de

voir et d’agir sur le travail selon le point de vue de l’individu. Elle est une ressource potentielle à l’activité, qui peut susciter et/ou accompagner son développement. Elle permet aussi d’exprimer ou de rendre possible le geste du métier, sans le contrarier ni le contraindre. Dans ces conditions, ces technologies deviennent alors habilitantes (Dubois, 2003) ou capacitantes49 (Falzon, 2005).