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1.2 LES PROPRIETES ORGANISATIONNELLES DES TECHNOLOGIES PROFESSIONNELLES : PROJETS ET ENJEUX ASSOCIES

1.2.2 Dominer les automatismes par des technologies plus flexibles

Une seconde propriété organisationnelle associée à ces outils serait donc leur capacité de soutenir le travail en œuvre, en devenant plus un partenaire de l’activité qu’une matrice structurante et contraignante.

a) Des technologies flexibles au service de l’activité

La vocation de ces technologies flexibles (Bobillier Chaumon, 2003) est de laisser à l’individu le choix de ses modes d’action et de décision. L’individu a la liberté d’utiliser ce qui, dans la technologie, lui semble le plus approprié pour répondre à ses besoins et atteindre ses objectifs. Il devient alors pleinement l’artisan de sa propre démarche, par rapport aux technologies prescriptives qui le cantonnaient à un rôle d’exécutant. Ces systèmessont donc une véritable ressource pour l’activité réelle. Elles permettent l’improvisation, le détournement, la (re)création, l’innovation, l’appropriation dans le travail.

Béguin & Cerf (2009) parlent de ‘’système plastique’’ pour désigner des dispositifs « suffisamment souples, suffisamment plastiques pour laisser des degrés de liberté à l’activité

en situation, tant sur le plan de l’activité productive que sur le plan de la santé des opérateurs » (p, 67). Neuville & Musselin, (2001) évoquent quant à eux le terme de systèmes

encastrés, c'est-à-dire de systèmes ancrés dans la réalité de travail et censés servir au mieux les intérêts des systèmes socio-professionels dans lesquels ils sont implémentés. Enfin, Peaucelle (2007) et Berard (2001) définissent par des systèmes malléables, des systèmes « que l’on peut modifier, adapter, personnaliser assez facilement et rapidement (dans une

certaine mesure), sans recours à un expert informatique » (Berard, p 6). Derrière toutes ces dénominations se retrouve finalement l’idée que la technologie doit permettre aux individus de développer, par l’usage, les ressources de leur propre action. Elle est une ressource potentielle à l’activité, qui peut susciter et/ou accompagner son développement. Elle s’ajuste et permet aussi à l’individu de s’ajuster aux contingences de l’activité.

Nos recherches nous ont conduit à apprécier comment certains outils pouvaient à la fois soutenir les initiatives des individus et les accompagner dans l’acquisition de nouvelles aptitudes. C’est par exemple le cas de l’usage de la banque électronique et de ses impacts sur les différents acteurs de la relation de service : conseiller-clientèle / Clients (Dubois, Bobillier Chaumon & Retour, 2002a ; Dubois & Bobillier Chaumon 2007). Dans cette recherche financée par le Ministère de la Recherche et des Nouvelles Technologies sur les impacts du déploiement des TIC sur le métier de conseiller-clientèle, nous avons été amenés à évaluer 8

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sites bancaires français selon une démarche d’enquête d’usage58. Nos résultats indiquent que ces sites sont plutôt faciles d’utilisation et suffisamment flexibles pour permettre à chaque internaute de s’informer rapidement sur les produits et de se former aux principales règles de gestion (Bobillier Chaumon, Dubois & Retour 2002, 2003a).

Plus précisément, ces sites permettent à ces clients d’accroître leur ‘’culture’’ bancaire par un usage très opportuniste et personnalisé des services proposés. Ils peuvent à tout moment et de manière très souple accéder aux conditions de prêt et aux informations sur les produits financiers, réaliser des simulations bancaires et faire des comparaisons entre sites concurrents. L’acquisition de ce savoir technique a pour effet de perturber la cohérence du système bancaire, basée historiquement sur une relation d'assistance asymétrique auprès des clients (Dubois, Bobillier Chaumon & Retour, 2002b, 2011). Mieux armés, les clients abordent différemment la relation avec leur conseiller clientèle en se montrant plus entreprenants et exigeants. De son côté, le conseiller doit apprendre à s’ajuster à ce nouveau profil de client qui présente des besoins et des exigences différentes et pour lequel il doit renouveler ses stratégies d’approche et d’accompagnement (Retour, Dubois & Bobillier Chaumon, 2010).

Ici, l’individu acquiert des compétences nouvelles grâce à l’usage de ces technologies flexibles. Ces apprentissages lui confèrent une certaine légitimité et lui permettent de redéfinir son rôle dans la négociation bancaire. Ce qui revient à dire que la technologie est exploitée opportunément et favorablement sur des dimensions à la fois identitaire (une revalorisation de son statut) et personnelle (meilleure efficacité individuelle, capacités d’action amplifiées). Habilitante, la technologie sera favorablement accueillie dans la mesure où l’individu en tire des bénéfices d’action.

b) Une prescription de la subjectivité

Dans un environnement technique non verrouillé comme le sont les technologies flexibles, les personnes ont la possibilité de construire des principes régulateurs pour l’action et pour la gestion des difficultés ordinaires et extraordinaires survenant au cours du travail. Cela suppose une mobilisation de chacun dans l’invention, l’imagination, la créativité et la capacité à utiliser à bon escient ses ressources : c’est ce que nous avons nommé, en reprenant l’expression que Clot (1989) employait déjà : ‘’la prescription de la subjectivité’’ (Bobillier Chaumon & Dubois, 2009). Autrement dit, en raison même de la puissance des équipements technologiques qui leur sont délivrés, on attend des individus qu’ils soient à l’image des outils qu’ils utilisent : plus rapides, plus réactifs, voire proactifs. Ils doivent faire montre d’une plus grande efficacité, efficience et performance au travail ; d’une certaine résilience aussi.

Avec ce type de technologies, les individus sont appelés à se mobiliser davantage dans l’activité. Il s’agit de faire en sorte que chacun devienne un véritable « concepteur » de son

58 Les méthodes utilisées portaient sur des tests d’usage, des inspections ergonomiques, des analyses de contenu de site et de questionnaires effectués auprès de 1000 clients d’une banque partenaire.

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travail, mais aussi un acteur autonome de l’organisation, capable de se débrouiller seul. On a par exemple pu observer de telles injonctions dans la recherche de thèse que nous avons coordonnée sur le transfert de compétences entre des entreprises multinationales (Ciobanu, 2012). Différentes études ont été menées sur la manière dont les compétences et les pratiques professionnelles étaient transférées d’une entreprise ‘’mère’’, localisée en France, vers des entreprises sous-traitantes basées en Roumanie (Salomon, Alsthom) (Ciobanu, Bobillier Chaumon & Grosjean, 2008 ; Ciobanu & Bobillier Chaumon, 2010, 2011, 2012, Ciobanu, Bobillier Chaumon & Ianeva, 2013). Ce transfert reposait sur des artefacts (techniques, machines, méthodes…) qui réclamaient des conduites professionnelles particulières. En l'absence de formation et de guides de procédures dédiés, c’était au salarié qu'il revenait de définir son activité et de développer les compétences idoines pour à la fois s’approprier ces nouvelles ressources de travail et mener l’activité à son terme.

Avec les environnements flexibles, la compétence, la performance, le professionnalisme ne se définissent donc plus par rapport à des normes ou à des référentiels préétablis, mais bien sur la capacité de l’individu à s’en affranchir pour réinviter à chaque fois les modalités de son action. Cette prescription de la subjectivité engage alors triplement l’individu : dans le choix des (bonnes) règles de sa conduite (sont-elles fiables, vont-elles dans le sens des attentes de

l’organisation, de l’équipe, du client...), sur l’orientation de ses actes (les finalités, les critères de travail sont-ils compatibles avec ceux attendus…) et enfin sur les risques qu'il est prêt à

encourir pour les assumer (on lui demandera au final des comptes sur le résultat obtenu). Toutefois, comme l’affirme Ughetto (2001), l’autonomie déployée s’avère d’une profonde ambivalence : si « l’autonomie au travail se développe, il s’agit avant tout d’une autonomie

contrôlée, plus que d’une autonomie s’appuyant sur la coopération spontanée et volontaire des salariés ». En mettant à disposition ces environnements flexibles, on demande aux

salariés de se débrouiller, mais on se refuse à les entendre expliquer les moyens qu’ils utilisent. On ne leur donne pas non plus la possibilité de discuter collectivement de leur travail et de ses critères de réalisation en cas de difficultés ou d’échec. Seul le résultat compte ; peu importent les moyens, même si cela passe, comme on l'abordera plus loin avec la recherche APEC, par l’usage de technologies dans des contextes et des temporalités inappropriés (en famille, dans les transports, au repos). Cette autonomie réelle peut donc s’avérer être une source de tensions difficilement supportables pour les salariés « qui en viendraient presque à

demander davantage de règles, pour leur côté rassérénant, mais aussi source d’intensification du travail (chacun prend sur soi pour atteindre coûte que coûte, les objectifs» (Ughetto op.cit., p 11).

Dans une dimension plus organisationnelle de l’acception, on voit ici que la technologie peut générer ou exiger un surcroît d’autonomie qui peut s’avérer tout aussi problématique pour l’individu, que lorsqu’il en était privé (autonomie vs hétéronomie vue précédemment). Dans ce cadre, le rejet de la technologie est lié à l’absence de cadres et de repères formels pour

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l’activité et résulte aussi des risques que l’individu est prêt à encourir pour assumer des choix et des actes, hors de toute consigne technique.

1.2.3 Le recours à un aménagement concerté de la tâche : la discrétion