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Son principal ressort est la comparaison et chaque auteur brille par son unicité

PREMIÈRE PARTIE : JARRY ET LA CRITIQUE

III. LA REVUE BLANCHE PRENANT POUR JARRY LA PLACE DU MERCURE ?

1. Son principal ressort est la comparaison et chaque auteur brille par son unicité

1. 1. Influence de Gourmont sur Jarry ?

Si la critique n’est pas possible, c’est d’abord, peut-on penser, parce que, comme l’écrit Remy de Gourmont dans « L’Art Libre et l’esthétique individuelle », « les êtres supérieurs diffèrent radicalement […]. En conséquence nulle commune mesure entre deux œuvres d’art », aussi « nul jugement de comparaison [n’est-il] possible […] 1».

Ce faisant, Gourmont s’oppose implicitement à Ferdinand Brunetière (1849-1906), directeur de la Revue des deux mondes, qui fonde « son système critique sur une notion reprise au darwinisme : celle des genres. Cette notion repose sur l’idée qu’une critique objective est non seulement possible, mais indispensable, à l’heure où toutes les autres sciences, exactes et humaines, se sont mises aux méthodes scientifiques et plus particulièrement à celles des « comparaisons », lesquelles fondent tout jugement ; une œuvre, une espèce, un être n’existe pas en lui-même, mais seulement

« par rapport » à d’autres œuvres, d’autres espèces, d’autres êtres. 2»

Pour Gourmont, à l’inverse, les êtres, en l’occurrence les « êtres supérieurs » (c’est-à-dire les artistes s’affirmant réellement comme tels), font plus qu’exister en eux-mêmes : ils ne peuvent être comparés à nuls autres, d’où l’exceptionnalité de ce qui peut émaner d’eux, l’hapax à chaque fois de l’œuvre singulière eu égard aux autres œuvres singulières : « […] si les êtres supérieurs diffèrent radicalement, essentiellement, les uns des autres, la production esthétique des uns différera non moins radicalement, non moins essentiellement de la production esthétique des autres. 3»

Gourmont développera cette conception de la critique dans ses deux séries du Livre des masques, en 1896 et en 1898, en faisant en sorte que « ses galeries de portraits des grands auteurs de la génération symboliste n’établissent pas de hiérarchie ni même de continuité ; elles se bornent à caractériser les individualités créatrices par leur irréductible différence 4».

Jarry se place dans cette exacte mouvance, dès l’écriture de son article sur Filiger, avançant :

« si je ne m’explique point par comparaison – ce qui irait plus vite – c’est que je ne fais point à ceux qui feuillettent ces notes le tort de croire qu’il leur faut prêter courte échelle… 5»

1 Remy de Gourmont, « L’Art Libre et l’esthétique individuelle », Essais d’art libre, revue mensuelle, tome I, février-juillet 1892, Genève, Slatkine Reprints, 1971, p. 193.

2 Vincent Engel, Histoire de la critique littéraire des XIX° et XX° siècles, Belgique, Bruylant-Academia, 1998, p. 31.

3 Remy de Gourmont, op. cit.

4 NORDMANN, p. 167.

5 OC I, p. 1028.

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Et il ne changera guère de positionnement lors de son travail critique à La Revue blanche puisqu’il écrit dans sa bibliographie de La Fiancée du scaphandrier de Franc-Nohain et Claude Terrasse : « La musique de Claude Terrasse est, comme toujours, du Claude Terrasse : je pense qu’il n’y a pas de comparaison meilleure pour l’auteur des Travaux d’Hercule et de Pantagruel. 1»

Si Jarry a pu très probablement s’inspirer précisément de Gourmont, étant donné les liens qui existaient entre eux et l’influence qu’a eue, notamment, « L’Art Libre et l’esthétique individuelle » sur son œuvre, il ne faut pas minimiser non plus le fait que cet avis était alors répandu.

De la même façon, Camille Mauclair écrit par exemple dans Le Mercure de France en 1894 : « Il y a une chose incontestable, c’est que Saint-Pol-Roux a son art à lui : personne aujourd’hui ne ferait ce qu’il fait, et on ne lira jamais dix lignes de lui sans l’y retrouver tout entier. Je ne sais rien de plus précieux pour un artiste […] 2».

1. 2. Formes de comparaison néanmoins possibles ?

Si la comparaison n’est pas possible, alors la critique dans son ensemble (pas seulement la critique scientifique) perd tout son sens et jusqu’à sa légitimité (le lecteur ne pouvant guère se reporter à un substitut, une médiation, un filtre, un conseil, étant forcé à chaque fois de se reporter au livre pour précisément le lire), puisqu’elle se construit en grande partie sur ce principe qui la constitue intrinsèquement comme modalité du jugement (celui-ci ne pouvant s’exprimer ex nihilo), ce qu’exprime implicitement Jarry dans son compte rendu de Le Singe, l’Idiot et autres gens de W. C. Morrow paru dans La Revue blanche du 1er août 1901 : « […] les récits de Morrow so[n]t une chose si neuve, qu’il est inutile d’y chercher des comparaisons. […] [A]ucune critique ne donnera idée du livre de Morrow si on ne le lit, car on n’a encore rien écrit de pareil. 3»

Si « aucune critique » n’est possible, c’est bien toute la critique qui dans ses modalités les plus diverses s’effondre : Jarry avec cette formulation apparemment anodine fait ainsi beaucoup plus que simplement radicaliser, par le biais de la prétérition (car il rédige bien une critique, et en outre risque plusieurs comparaisons), une modalité d’éloge alors fort courante, lorsqu’elle cherche à s’exprimer emphatiquement et chaleureusement (tonalité naissant de l’enthousiasme de la lecture ou des liens amicaux existant entre le critique et l’auteur), ainsi qu’en témoigne par exemple Beaubourg dans son compte rendu de L’Elite de Paul Radiot (Dentu) inséré dans Le Mercure de

1 OC II, p. 648.

2 Le Mercure de France, n° 49-52, tome X, janvier-avril 1894, p. 83.

3 OC II, p. 622.

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France en 1892 : « Achetez donc ce livre […] C’est, je vous le répète, le roman le plus extraordinaire, le plus stupéfiant […] que j’ai lu depuis longtemps ! 1»

Néanmoins, d’autres formes de comparaison que celle opérée entre divers auteurs restent évidemment possibles : le rapprochement de fragments de l’œuvre singulière, ainsi que l’exprime Jarry dès l’écriture des Minutes, même si ce n’est, là encore, qu’avec une certaine dose d’implicite :

« […] l’œuvre est plus complète quand on n’en retranche point tout le faible et le mauvais, échantillons laissés qui expliquent par similitude ou différence leurs pareils ou leurs contraires 2» et le rapprochement de fragments de l’œuvre complète, celle-ci émanant toujours, bien évidemment, d’une seule individualité, comme le fait de façon très elliptique Jarry à propos du Château singulier de Gourmont : « In-16 carré, format bolide, il gravite autour des Hiéroglyphes 3» ou comme le fait, de façon éminemment plus circonstanciée, Vallette, par exemple, dans « Notes d’Esthétique littéraire, Le Symbole » inséré dans Le Mercure de France en 1893, à l’occasion de la parution de Le roi au masque d’or de Marcel Schwob chez Ollendorff : les « deux préfaces » que

« M. Marcel Schwob a publiées avec ses livres de contes : Cœur double et le Roi au Masque d’or », « à première vue, paraissent indépendantes l’une de l’autre, et je voudrais succinctement, c’est-à-dire sans échafauder en entier le système que j’y vois, indiquer leur connexité [...] 4».

Du reste ce dernier rapprochement n’est-il pas pour Jarry toujours possible, l’auteur des Minutes s’inscrivant à rebours de l’ambition affichée par Vallette au sujet de Schwob5 et cherchant semble-t-il à se distinguer précisément du directeur du Mercure de France puisqu’il exprime ce sentiment en parlant de… l’épouse de celui-ci, à savoir Rachilde : bien que « Notes d’Esthétique littéraire, Le Symbole » paraisse en 1893, cet article est l’un des importants travaux qu’a publiés Vallette et il est fort possible que Jarry ait pu l’avoir toujours en mémoire, ou à portée de main, et ce d’autant plus en raison des attachements qui lient l’auteur du Surmâle à l’œuvre de Schwob, au moment d’écrire sa bibliographie concernant Rachilde.

« Qu’on n’attende point de nous ici une étude sur les romans de Rachilde », prévient Jarry, avant d’ajouter : « Ils sont trop et trop divers : vous voyez-vous conversant avec un icosaèdre…

avec chacune de ses faces ? 6» Rachilde « nous a donné l’habitude, presque chaque année, d’un nouveau livre, souvent meilleur livre, toujours autre livre […] 7» : « [p]our faire un roman… la cervelle du romancier est le lièvre de ce civet ; et quoiqu’il l’y mette tout entière, dans l’intervalle

1 Le Mercure de France, n° 25-28, tome IV, janvier-avril 1892, p. 175.

2 OC I, p. 173.

3 OC II, p. 580.

4 Le Mercure de France, n° 37-40, tome VII, janvier-avril 1893, p. 229.

5 Voir Id., p. 229-236.

6 OC II, p. 433.

7 Id., p. 595.

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d’une œuvre à l’autre elle lui repousse toute fraîche, mais il ne la pose pas, chaque fois, sur le même côté. 1»

L’évocation de la diversité en ce qui concerne l’œuvre complète de Rachilde est d’autant plus parlante qu’elle a lieu au moment où Jarry rend compte précisément d’un recueil de nouvelles (auquel sont du reste ajoutées des pièces de théâtre ; en somme d’un ensemble dont l’unité principale est la diversité) : « La nouvelle, ce roman condensé et ce sonnet des prosateurs, a l’avantage d’offrir aux gens pressés, en un recueil d’une douzaine, douze volumes. 2»

L’auteur du Surmâle rejoint ainsi le point de vue critique de Julien Leclercq dans Le Mercure de France en 1895, exprimé à l’occasion de sa bibliographie du recueil de nouvelles Histoires Désobligeantes de Léon Bloy (Dentu) : « Il est assez difficile de rendre compte absolument d’un livre de nouvelles, car il les faudrait prendre une à une et ce serait un long travail. 3»

1. 3. L’œuvre critique de Jarry parfois en contradiction avec sa théorisation de la critique.

Cependant, force est de constater que pour Jarry la comparaison entre plusieurs auteurs est également possible, dans le même mouvement, paradoxalement, et il se différencie ainsi du propos de Gourmont dans « L’Art Libre et l’esthétique individuelle ».

Dès son compte rendu de la représentation de Solness le constructeur – drame d’Henrik Ibsen, précédé d’une conférence de Camille Mauclair – au Théâtre de l’Œuvre, Jarry écrit ainsi : « On nous annonce une féerie avec des vers beaux comme du De Régnier. 4»

Des années plus tard, dans sa bibliographie de l’ouvrage de F.-A. Cazals intitulé Le Jardin des ronces, il remarque : « Il y a des parties de l’œuvre qui sont de galantes élégies quasi verlainiennes, il y a des satires qui truculent à la Tailhade […] 5».

Il écrit en outre au sujet de Le Singe, l’Idiot et autres gens de W.C. Morrow : « Voici un volume où se réunissent le génie narratif d’un Kipling et le sens de l’horreur d’un Edgar Poe […] 6». Et lorsqu’il cherche à faire affleurer l’identité du « Singe » et de « l’Idiot », il les décrit tels des « Dons Quichottes imprévus. 7»

1 Ibid.

2 Ibid.

3 Le Mercure de France, n° 64-66, tome XIV, avril-juin 1895, p. 106.

4 OC I, p. 1009.

5 OC II, p. 664.

6 Id., p. 622.

7 Ibid.

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Il se place ainsi dans la lignée de très nombreux critiques œuvrant dans les petites revues, et notamment dans Le Mercure de France, l’un des exemples les plus symptomatiques demeurant le compte rendu d’Edouard Dubus de Les Dernières Fêtes d’Albert Giraud (Bruxelles, Paul Lacomblez) inséré dans Le Mercure de France en 1891 : « M. Albert Giraud montre, en son très élégant volume […] une connaissance approfondie des poètes les plus modernes. La forme est toujours impeccable, mais tel de ses poëmes rappelle Baudelaire, tel autre Leconte de l’Isle, tel autre Verlaine. Il n’est pas jusqu’à Saint-Pol-Roux qui ne puisse revendiquer « un masque où la fièvre allume ses cactus » et « des regards éperviers pour des chasses mauvaises ». 1»

La comparaison lorsqu’elle assoit le jugement critique permet à l’exégète de reconnaître ou de réfuter l’originalité supposée de l’ouvrage, puisque celui-ci à parution se voit affublé du statut de nouveauté, avec presque toujours à la clé, lorsqu’elle se déploie avec force, une réfutation de cette implicite singularité, ce qui est bien perceptible dans la bibliographie de Dubus.