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Le choix nécessaire d’une édition critique et commentée

3. 1. Une œuvre mineure ?

Jarry a tout abandonné, depuis la rédaction du Surmâle, des complications syntaxiques qui enracinaient, au moins en surface, ses premiers écrits dans la mouvance symboliste. Aussi les comptes rendus qu’il fait paraître régulièrement à La Revue blanche n’ont-ils plus rien à voir avec ceux qu’il faisait paraître à L’Art littéraire, et qui témoignaient d’un réel souci de ne pas rendre compte de l’ouvrage, mais de se l’approprier dans un discours critique savamment obscur qui fasse œuvre de poème en prose.

Ces nouveaux comptes rendus qu’il fait paraître à La Revue blanche sont d’une grande clarté syntaxique et lexicale. Toute obscurité semble en être désormais absente. Mais cette grande clarté doit poser question et ne pas s’affirmer justement comme une norme, à laquelle Jarry répondrait

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dans un souci de conformer son discours à l’horizon d’attente qui émane de la revue qui l’emploie, son travail de critique étant avant tout alimentaire. C’est à la suite de ce constat semble-t-il que Henri Bordillon, au sein de l’édition Pléiade, observe que « [d]e l’ensemble important de pages que nous publions ici sous le titre Textes critiques et divers, il n’y a finalement que peu à dire. 1»

Implicitement, Bordillon considère ainsi que l’ensemble des comptes rendus est une œuvre mineure, travail uniquement alimentaire, l’essentiel demeurant, en partie du moins pour Jarry, d’« annoncer la publication d’un livre […] 2».

Du reste, les autres éditeurs des textes critiques de Jarry, hormis Sylvain-Christian David en ce qui concerne la critique picturale3, mettent implicitement en avant le fait qu’il s’agit d’une œuvre subsidiaire de Jarry, de par leur choix de titre. Ainsi, Michel Décaudin nomme

« Compléments » le choix de critiques littéraires de Jarry qu’il donne à la suite de La Chandelle verte4 et Maurice Saillet choisit à dessein le terme « annex[e] » dans le titre qu’il donne à l’ensemble des « Textes critiques et divers » : « Spéculations annexes, Notes sur des livres et des spectacles, Réponses à des enquêtes, etc. »5.

Si Bordillon – et en un certain sens jusqu’à l’ensemble des éditeurs des « Textes critiques et divers » – considèrent que cet ensemble est une œuvre mineure, l’on ne peut néanmoins pas parler d’œuvre mineure en soi bien évidemment (ce qui ne signifierait rien). L’on peut uniquement parler d’œuvre mineure eu égard à l’œuvre complète : « lorsque l’on distingue entre œuvres majeures et mineures, on définit bien une relation hiérarchique, au sens fort : l’assignation d’un rang s’y fait sous condition d’une unité préexistante, qui est celle de l’œuvre [complète]. Cela ne signifie pas [bien sûr] que chaque fois qu’on distingue entre œuvres majeures et mineures, on fasse une théorie, explicite et conséquente, de l’unité de l’œuvre [complète] et de la façon dont elle englobe des contraires, mais plutôt que la distinction entre œuvres majeures et œuvres mineures fait fonctionner une relation hiérarchique 6».

Ce sont les conditions d’émergence des textes critiques parus dans La Revue blanche qui ont, semble-t-il, pour Bordillon, façonné cette caractéristique d’œuvre mineure. En somme, est en cause ici le fait que la critique littéraire soit un travail alimentaire, le compte rendu étant voué à

1 OC II, p. 940.

2 Id., p. 941.

3 Voir L’Étoile-Absinthe, n° 9-12, « Alfred Jarry, Pont-Aven et autres lieux », Société des amis d’Alfred Jarry, 1981.

4 Voir Alfred Jarry, « [Compléments] », Bouquin, p. 1116-1131.

5 Voir Alfred Jarry, « [Spéculations annexes, Notes sur des livres et des spectacles, Réponses à des enquêtes, etc.] », La Chandelle Verte, lumières sur les choses de ce temps, op. cit., p. 521-679.

6 Catherine Larrère, « Foucault, critique des hiérarchies littéraires », Dir. Catherine Volpilhac-Auger, Œuvres majeures, œuvres mineures ?, Lyon, ENS Éditions, collection Signes, 2004, p. 22.

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l’éphémère dans ses conditions d’apparition qui impliquent la possibilité d’un certain laisser-aller par opposition aux exigences relatives à l’œuvre publiée en volume, et étant soumis à la rapidité dans son écriture, ce qui induit également le risque de ce laisser-aller, la périodicité seule du compte rendu, son retour incessant légitimant son écriture dans le sens où c’est elle seule qui permet de transformer cette discipline en véritable travail alimentaire et, en l’occurrence, en un travail pouvant assurer (du moins momentanément) la survie de Jarry.

Et, de fait, Jarry compte très notablement pendant la période où il participe à La Revue blanche comme l’un de ses « principaux chroniqueurs 1», ainsi que le remarque Paul-Henri Bourrelier ; rien qu’en terme de critique littéraire, « avec […] trente huit » livraisons, « Jarry signe […]

soixante quinze » chroniques2 ; mais il tiendra également, comme le spécifie Maurice Saillet, « la chronique des théâtres dans les huit dernières livraisons de la revue. 3»

Cette périodicité « impose un rythme de pensée et de création qui n’est pas celui du livre. L’un des effets possibles de ce paramètre est d’entraîner » Jarry, qui œuvre d’abord au sein de La Revue blanche, à certains égards, en tant que philosophe déployant la ’Pataphysique, « à suivre de près l’actualité scientifique, politique, ou artistique, à confronter ses conceptions à un réel mouvant. Le philosophe endosse alors une posture qui tranche avec l’image traditionnelle : il quitte la sphère intemporelle des idéalités et consent, au moins provisoirement, à l’imprévisible, au contingent, au fugace, à l’inachevé 4» : en témoigne la « Revue des plus récents événements politiques, littéraires, artistiques, coloniaux, par-devant le père Ubu 5» de l’Almanach du Père Ubu pour le XX° siècle qui apparaît comme la synthèse du travail effectué par Jarry au sein de La Revue blanche dans ses comptes rendus.

Le fait pour Jarry « de rédiger des articles ou des comptes rendus, de réagir à l’actualité, de répondre à des enquêtes, l’engage dans une voie excentrée par rapport à la pratique canonique de l’écriture livresque 6». L’œuvre ne répondant plus à cette « pratique canonique de l’écriture livresque », peut-on encore parler d’œuvre ?

Si œuvre mineure il y a, c’est ainsi la résultante du fait semble-t-il que, comme Mallarmé, l’auteur de La Chandelle verte ait « varié les postures d’énonciation, occupant singulièrement toutes sortes de places singulières, situé dans des configurations diverses et pris nécessairement dans le

1 BOURRELIER, p. 996.

2 Ibid.

3 Alfred Jarry, La Chandelle Verte, lumières sur les choses de ce temps, op. cit., p. 18.

4 Laurent Fedi, « Les pratiques de pensée à l’œuvre dans les revues philosophiques et généralistes, des années 1870 à 1900 », Dir. Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant, Presse et plumes, Journalisme et littérature au XIX° siècle, Nouveau monde éditions, collection Culture-médias, Études de presse, 2004, p. 294.

5 OC II, p. 603.

6 Laurent Fedi, op. cit.

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jeu de toutes sortes d’extériorités, où se manifeste non pas tant l’absence du sujet que sa dispersion, liée à la dispersion des destinataires et à la multiplicité des objets de pensée requis 1» par Jarry.

3. 2. Force dispersive à laquelle participent les comptes rendus.

Du reste cette diversité dans les postures d’énonciation qui a donné naissance aux textes critiques se ressent-elle fortement jusque dans l’écriture de ces derniers : en témoignent notamment les répétitions qui parcourent l’ensemble, les allusions et renvois à d’autres éléments du corpus, à des éléments de l’œuvre complète, ou à d’autres œuvres. En ce sens, dans les comptes rendus, ainsi du reste que dans les chroniques (puisque celles-ci partagent les modalités d’apparition et d’existence des comptes rendus), « la dispersion, ou plus exactement la force dispersive, est constitutive de l’œuvre en tant que telle 2», pour reprendre la formulation de Laurent Zimmermann à propos de Rimbaud.

Ne pas présenter notre travail sous la forme d’une édition critique et commentée, c’eût été rendre obligatoirement inapparente cette force dispersive, en la maquillant sous les atours d’un propos exégétique gommant les répétitions en même temps que ramenant à l’unité l’éclatement qui pourtant structure paradoxalement l’ensemble des comptes rendus.

Cette force dispersive ne peut être restituée autrement qu’en la donnant à voir (et ressentir) au travers de ce mode d’édition3 qui même s’il unifie et thématise par de nombreux aspects un discours exégétique, fût-il protéiforme, garde néanmoins intact quelque chose de l’éclat de la répétition, de la persistance appuyée de schèmes, parfois contradictoires, qui se fait jour dans l’apparent constant renouvellement d’un point de vue critique – qui est en fait sa perpétuation – ayant trait à des ouvrages exaltant, pour Jarry, le Même.

1 Daniel Oster, « Ce que je pourrais dire de Stéphane Mallarmé », Dir. Bertrand Marchal et Jean-Luc Steinmetz, Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, Hermann, collection Savoir : lettres, 1999, p. 20.

2 Laurent Zimmermann, Rimbaud ou la dispersion, Éditions Cécile Defaut, 2009, p. 10.

3 Aussi notre volonté d’avoir recours à une édition critique et commentée ne découle-t-elle aucunement (car elle pourrait y voir une forme de justification) du fait qu’un certain nombre de thèses soutenues ou bien en cours sont des éditions commentées (en le présentant ou non dans leur titre). Ainsi, pour ce qui de thèses soutenues récemment, l’on se reportera notamment, pour ce qui est des Lettres Modernes et de la Littérature française, à la thèse de Myriam Barakat intitulée Édition commentée des « Discours politiques et militaires » de François de la Noue (1531-1591) (Montpellier 3, thèse placée sous la direction d’Evelyne Berriot-Salvadore) et à celle de Radu Suciu titrée La mélancolie en français : édition commentée du Discours des maladies mélancoliques d’André Du Laurens (1594) (Paris IV, thèse placée sous la direction de Patrick Dandrey et Michel Jeanneret).

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En outre la force dispersive tient-elle au fait que Jarry construit le corpus de ses comptes rendus, dans le sens où il s’agit bien d’une série de « textes homogènes sur le plan générique », à partir de questions ayant trait à l’actualité principalement, comme au féminisme par exemple, qui recoupent ainsi à chaque fois des « champs », métaphore « exportée de la sociologie bourdieusienne en analyse du discours, en particulier par Dominique Maingueneau, permet[tant]

de souligner l’hétérogénéité, l’interdépendance, la mobilité, la dispersion et la dissymétrie potentielle des positionnements discursifs autour d[e] question[s demeurant à chaque fois] en litige. 1»

Jarry ramène ainsi le « champ » dans le « corpus », mais sans les fondre l’un dans l’autre, le corpus se structurant autour de la notion d’éclatement qui caractérise en propre le champ. Jarry signifie ainsi implicitement que le corpus par son être même n’exclut pas le champ sur lequel il s’élabore pas plus qu’il ne l’intègre entièrement à son halo d’existence. En effet, le champ garde ses caractéristiques de champ du fait de la façon dont Jarry utilise le « raccourci », l’auteur de La Chandelle verte faisant des allusions constantes à la réalité du ou des champs qui excède(nt) chaque compte rendu.

Étant donné la façon dont les « raccourcis » chez Jarry sont dans son travail journalistique, comme nous le verrons, la résultante d’un mécanisme de pensée qui érige la synecdoque en synthèse, ouvrant l’encyclopédique sur l’intransivité d’un texte opaque et autotélique, le champ convoqué demeure bien ainsi hors corpus car hors discours, se refusant plus à l’intellection qu’il ne s’offre à elle.