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Le journalisme : ressource pour les écrivains

PREMIÈRE PARTIE : JARRY ET LA CRITIQUE

II. LA CRITIQUE POUR JARRY, OBLIGATION POUR ASSURER LA MATERIELLE ?

2. Le journalisme : ressource pour les écrivains

2. 1. Expansion de la presse.

Comme l’affirme Jules Renard, « le métier des Lettres est tout de même le seul où l’on puisse, sans ridicule, ne pas gagner d’argent 3». Seulement, voilà, il faut bien assurer la matérielle.

Une ressource demeure vive à l’époque de Jarry pour les écrivains : le journalisme. Si Camille Mauclair note dans Le Soleil des Morts que la presse « s’intitule pompeusement le quatrième pouvoir de l’État 4», « nul n’échappe décidément, au journalisme 5», comme le constate avec amertume Mallarmé dans ses Divagations. À quoi cet attrait irrésistible pour la presse en tant que profession est-il dû ?

« Les deux décennies 1880 et 1890 sont [en effet] marquées par la vigoureuse expansion de la presse, la libéralisation politique, les progrès techniques et l’extension du lectorat. 6» Ces deux décennies voient ainsi survenir « l’émergence de la profession de journaliste et sa différenciation interne 7» : « [l]a Troisième République n’a pas été seulement l’âge d’or des quotidiens, elle a

1 Id., p. 10.

2 OC II, p. 679-680.

3 Jules Renard, Journal, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 1072 (cité par LEROY BERTRAND-SABIANI, p. 372).

4 Romans Fin-de-Siècle, 1890-1900, textes établis, présentés et annotés par Guy Ducrey, Robert Laffont, collection Bouquins, 1999, p. 899.

5 Mallarmé, op. cit., p. 82.

6 Christophe Charle, Le siècle de la presse (1830-1939), Seuil, collection L’Univers historique, 2004, p. 143.

7 Ibid.

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connu aussi une expansion sans précédent du nombre de revues et des périodiques spécialisés 1», l’ « abondance » et la « plasticité » de cette presse étant liées « aux goûts et aux attentes multiples d’une société de plus en plus différenciée et en mutation. 2»

Ainsi, « la prospérité de la presse » et la « multiplication des titres et des rubriques » suscitent

« un attrait irrésistible sur toute une génération de nouveaux venus. Ceux-ci se contentent de plus en plus souvent de cette seule profession 3» car « à tous les niveaux de la hiérarchie 4», comme le constate Christophe Charle, « les journalistes s’en tirent mieux que les professions hiérarchiquement équivalentes et dont l’accès est, en général, beaucoup plus difficile. 5» Cela tient au fait que « [l]e journalisme […] a rapporté des ressources considérables. Un journal est une grosse affaire qui donne du pain à un grand nombre de personnes. Les jeunes écrivains, à leurs débuts, peuvent y trouver immédiatement un travail chèrement payé. 6» Mallarmé écrit par exemple à Sarah Helen Whitman en mai 1877 : « Je cherche, pour tout concilier, au loin, comme en Amérique, quelque travail de journalisme, anonyme, une chronique parisienne, même dans une publication peu importante mais payant un peu 7».

2. 2. Le recours condamnable à l’écriture journalistique.

2. 2. 1. Le journalisme vécu comme un poison.

Quand les écrivains consentent à publier dans la presse, c’est ainsi presque toujours uniquement pour des raisons d’argent. Il faut dire que c’est là l’occasion rêvée pour eux de pouvoir vivre de leur plume. Les écrivains, et singulièrement les poètes, acceptant un travail journalistique qui soit alimentaire et, en un certain sens, prostituant de ce fait leur plume, sont-ils, pour cela même, condamnables, aux yeux de la communauté littéraire se voulant élitiste ?

Mallarmé profère : « Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la

1 Id., p. 169.

2 Ibid.

3 Id., p. 144.

4 Id., p. 153.

5 Ibid.

6 Emile Zola, « L’argent et la littérature » [1880], réédité dans Le Roman expérimental [1880], Garnier-Flammarion, 1971, p. 271 (propos cité par Christophe Charle, Les intellectuels en Europe au XIX° siècle, Essai d’histoire comparée, Seuil, collection L’Univers historique, 1996, p. 168).

7 Mallarmé, Œuvres complètes, I, édition présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 774.

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littérature exceptée, participe tout entre les genres d’écrits contemporains. 1» Comme l’écrit Jacques Rancière dans son article intitulé « La rime et le conflit », précepte mallarméen qui a nourri toute la génération de Jarry, « [c]e qui s’oppose au numéraire de la foule, au langage que la foule traite comme le denier de César, c’est un état du langage qui témoigne d’un autre état de la même foule, un état lié à la présence sensible de la parole qui se donne sa propre manifestation. 2» D’où le recours (vécu comme obligatoire) à la poésie : « l’essence de la poésie est d’être un mode spécifique, un mode originaire du langage : un verbe, si l’on veut, en entendant bien que le verbe n’est pas la parole qui se mire en elle-même, mais au contraire la parole qui s’atteste en manifestant son corps de vérité et fonde par là même un peuple 3».

En outre la poésie telle que déployée par Jarry dans Les Minutes ou César-Antechrist est-elle le lieu où l’art cesse « de se produire comme signe », comme l’écrit Jean-Michel Le Lannou. C’est le lieu où apparaît « l’exigence de dé-signification. […] C’est en [la poésie] que la puissance de l’art, ici de la parole, se libère d’abord. Qu’y découvrons-nous ? L’exigence la plus forte de contester, dans le langage même, la représentation et la domination du sens. Dans la poésie, l’aspiration à la sortie du signe s’énonce comme « purification ». Qu’est-elle en effet, si ce n’est la lutte contre la tendance spontanée de la parole au réalisme, c’est-à-dire au « reportage » ? Qu’est la poésie si ce n’est la purification de la parole ? 4»

Les écrivains qui œuvrent pour la presse ou même les revues ne sont-ils pas accusés de rompre ce principe qui est presque un dogme en pactisant avec la foule par ailleurs haïe, honnie ? Car « les journalistes, qui semblent diriger l’opinion publique, la subissent » en réalité. Ils sont « la parole de l’opinion, avec laquelle, par une sorte de mimétisme psychologique, ils se confondent 5» affirme Jean de Gourmont.

De plus leur fréquentation des journaux n’est-elle pas prétendument à même de pouvoir irrémédiablement transformer leur style, le façonnant suivant une platitude de plus en plus grande, allant jusqu’à assécher les idées présentes dans les phrases, du fait de la réalité indéfectible de l’ « universel reportage » ? Jean Lorrain écrit par exemple à Georges Casella le 5 avril 1904 :

« Je sens et je déplore non moins amèrement ce que le journalisme m’a fait gâcher et dilapider de documents et de sensations qui auraient pu être mieux employés 6».

1 Mallarmé, Œuvres complètes, II, op. cit., p. 212.

2 Jacques Rancière, « La rime et le conflit », Dir. Bertrand Marchal et Jean-Luc Steinmetz, Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, Hermann, collection Savoir : lettres, 1999, p. 119.

3 Id., p. 120.

4 Jean-Michel Le Lannou, La Forme Souveraine, Soulages, Valéry et la puissance de l’abstraction, Hermann, collection Hermann philosophie, 2007, p. 50.

5 Le Mercure de France, n° 166-168, tome XLVIII, octobre-décembre 1903, p. 209.

6 Jean Lorrain, Correspondance, La Baudinière, 1929, p. 205.

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Et ce du fait de l’horizon d’attente du journal et des présupposées modalités de lecture limitées du large lectorat qui conditionnent cet horizon d’attente : se place très haut, pour le bon fonctionnement d’un journal, « l’indispensable établissement d’une connivence entre le journaliste et le lecteur, seule susceptible [de fait] d’assurer la survie du journal », et de cette « exigence de familiarité » « découle inévitablement » « la stéréotypie 1».

En outre l’écriture se trouve-t-elle placée d’emblée sous le risque de la banalité non pas tant parce que sa nécessité naît tout entière des contingences, mais parce qu’elle est soumise à l’actualité, et ainsi à l’éphémère par excellence, qu’elle épouse en paraissant sous la forme éphémère du journal ou de la revue. Aussi est-elle rattachée de facto au dérisoire, quand bien même l’éphémère de l’actualité dessine peu à peu les traits d’une époque et permet que soit lisible l’Histoire, ainsi que Jarry a voulu le signifier, en ce qui concerne son volume de chroniques rêvé, par le choix de son sous-titre « lumières sur les choses de ce temps ».

Enfin, l’écriture est menacée de systématisme, du fait de la périodicité sur laquelle elle se construit : « la régularité de l’écriture, quotidienne ou plus souvent hebdomadaire […] [fait que]

les articles ne valent pas seulement en soi, mais aussi comme partie d’un feuilleton, que le lecteur est invité à suivre semaine après semaine 2» ; c’est pour cette raison que La Renaissance latine présentera la contribution de Jarry sous le titre « Le Journal d’Alfred Jarry ».

En cela, la presse apparaît bien comme un poison : elle est la promesse d’une influence pernicieuse et définitive sur l’auteur qui fraiera avec elle, ne pouvant que l’amener à rompre l’idéal qui le porte jusque dans son écriture, visible au travers des exigences suivant lesquelles elle se déploie. Un compte rendu anonyme des Âmes fidèles au Mystère d’Adolphe Frères (Lacomblez) inséré dans Le Mercure de France en 1892 résume ainsi : « L’auteur dit dans sa préface « des âmes très impersonnelles, n’ayant pas lu les journaux ». Oh ! Certes, et cela se devine rien qu’au parfum, exquis, véritable odeur de sainteté littéraire, qui se dégage de l’œuvre. Ce sont presque des doigts manieurs d’hosties que les doigts d’un tel joaillier. 3»

2. 2. 2. La presse comme exhalaison de la démocratie.

Cette influence néfaste est due au fait que la presse est d’abord une concession douloureuse à la démocratisation faite par l’auteur qui cherche par ce moyen à pouvoir vivre de sa plume. Pour

1 Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, « « Contes de lettres » et écriture de soi : la critique littéraire dans le journal au XIX° siècle » », Dir. Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant, Presse et plumes, Journalisme et littérature au XIX° siècle, Nouveau monde éditions, collection Culture-médias, Etudes de presse, 2004, p. 482.

2 Ibid.

3 Le Mercure de France, n° 25-28, tome IV, janvier-avril 1892, p. 360.

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Jarry, la démocratisation qui épouse invariablement pour les auteurs de sa génération les frémissements du suffrage universel au point de se confondre avec lui fusionne inéluctablement avec la presse : « PYAST. – Qu’est-ce que c’est que son suffrage universel ? Le suffrage universel est celui où on met un sou par jour pour avoir un journal du jour. 1» Si Jarry écrit dans sa chronique « La cervelle du sergent de ville » parue dans La Revue blanche le 15 février 1901 : « C’est une des gloires de ce siècle de progrès que la grande diffusion de la feuille imprimée ; et en tout cas il n’est point douteux que cette denrée s’atteste moins rare que la substance cérébrale », c’est bien évidemment par ironie. Jarry fait ici une allusion possible à Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier : « Une des choses les plus burlesques de la glorieuse époque où nous avons le bonheur de vivre est incontestablement la réhabilitation de la vertu entreprise par tous les journaux […] 2». Mais surtout il exprime de façon détournée une idée répandue – à cette époque de mépris partagé par nombre d’écrivains pour la démocratie – que formulera par exemple clairement Paul Valéry : « L’homme moderne n’a guère que les journaux pour nourriture de son esprit 3».

En s’opposant à la presse, Jarry s’oppose ainsi à la démocratisation, tissant sa filiation avec Le Mercure de France puisque Vallette écrit par exemple dans Le Mercure de France en 1893 (mais il est vrai que cette idée était alors extrêmement répandue, notamment parmi les artistes) qu’il faut

« simplement combattre, sans la jeter bas, la sotte, la déplorable, la malfaisante idée de cette institution ridicule : le suffrage universel… 4»

Si la démocratisation est aussi nettement vilipendée, c’est parce qu’elle témoigne, pour les auteurs voulant renouer avec une idée de l’élite littéraire, d’une prise de pouvoir par la foule, et ainsi d’un triomphe de la médiocrité, ainsi que l’exprime Paul Laffitte dans Le Paradoxe de l’égalité dès 1887 : « L’avènement du suffrage universel a été un coup de théâtre ; les masses ont conquis le pouvoir politique avant d’avoir reçu l’éducation politique ; la majorité est plus persuadée de ses droits que de ses devoirs ; […] organiser la démocratie ou être emportés par le flot de la médiocrité, c’est l’alternative où nous sommes placés. 5»

1 Bouquin, p. 612-613.

2 Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, chronologie et introduction par Geneviève van den Bogaert, Garnier Flammarion, 1966, p. 25.

3 Paul Valéry, Œuvres, I, édition établie et annotée par Jean Hytier, introduction biographique par Agathe Rouart-Valéry, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 1140.

4 Le Mercure de France, n° 45-48, tome IX, septembre-décembre 1893, p. 359.

5 Paul Laffitte, Le Paradoxe de l’égalité, Librairie Hachette et Cie, 1887, p. XV.

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2. 2. 3. Le livre soigné comme objet de résistance face au journal qui colore de son empreinte l’ordinaire de la librairie.

Et le suffrage universel devient « le suffrage du public 1», expression employée par Jarry dans Albert Samain (Souvenirs). Outre le fait que la presse a supplanté le livre, devenant le principal loisir et supposé intérêt de la foule, ce flot de la médiocrité tel que stigmatisé par Mauclair colore directement le livre de son empreinte, le transformant en produit manufacturé au même titre qu’un journal : il y a ainsi d’abord un désaveu du livre, celui-ci étant remplacé par le journal, moins cher, plus commode, au travers duquel il est possible de façonner sa propre lecture en fonction de ses intérêts, eu égard au développement des rubriques, par la foule et d’autre part il y a une mise sur le même plan par elle du livre et du journal, puisqu’il s’agit dans les deux cas d’un objet communicationnel, le livre étant ainsi supposé suivre dans son évolution celle de la presse, c’est-à-dire mettre à profit les innovations technologiques (et ce en matière de couverture, d’illustrations…), manifester une baisse du prix et se construire de façon de plus en plus pléthorique et diversifiée, – devant épouser le flux des attentes supposées se cristallisant autour du marché éditorial –, autour d’un souci de développement d’analyses concernant les questions traitées constamment dans la presse, le plus souvent d’actualité (celles qui passionnent les foules en somme), et de ce fait s’inscrire de plus en plus dans l’horizon d’attente de ce nouveau public de plus en plus dense, et, en une large part, céder ainsi à ses exigences.

Il s’agit bien pour Camille Mauclair qui ne fait ici que cristalliser au moyen de formulations un topos, d’ « enrégimentement 2» ; Mauclair ajoute dans Le Soleil des Morts que les journaux notamment « réduis[ent] les créateurs aux conditions de vente d’un produit manufacturé quelconque. 3» « Le livre, brocanté par ces hommes, devenait une marchandise empaquetée par ballots à pleines charrettes, déversée dans des provinces. […] La Bourse des bouquins était aussi répugnante que l’autre, on vendait la pensée et le style de pacotille aussi salement que les cuirs et les raisins secs. Dans cette cohue, l’élite risquait ses pauvres livres délicats comme un bébé dans une foule de fête nationale. Elle en sortait avilie, sous les ricanements, ou étouffée par le silence. 4» Et Mauclair de conclure : « La démocratie a galvaudé jusqu’au livre. Il n’y a plus de livres, il n’y a plus que des bouquins. 5»

1 OC III, p. 534.

2 Romans Fin-de-Siècle, 1890-1900, op. cit., p. 950.

3 Ibid.

4 Id., p. 941.

5 Id., p. 948.

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C’est pour faire en sorte que le livre perdure en tant que livre face aux exigences concernant l’objet livre véhiculées par la presse et son incessant développement que des efforts constants seront faits pour individualiser chaque ouvrage publié vis-à-vis de la cohorte des ouvrages parus, lorsque cela est possible, et bien que ce souci perde de sa vigueur au fil du temps, ainsi qu’en témoigne l’évolution des éditions du Mercure de France.

Ainsi en est-il des tirés à part luxueux : « Il a été tiré de ce livre : Cent exemplaires sur papier de Hollande, Et quelques-uns sur Japon Impérial 1», peut-on lire par exemple dans La Fille aux mains coupées, « mystère » de Pierre Quillard. Fagus rendant compte de l’ouvrage de George Auriol intitulé Le premier livre des cachets, marques et monogrammes (Librairie Centrale des Beaux-Arts) dans La Revue blanche en 1902 constate en outre que « la « justification de tirage », le monogramme d’auteur, restituent au livre imprimé la personnalité dont le dépouille l’anonyme et banalisée imprimerie actuelle », affirmant que « [t]out écrivain artiste le ressent et le désire. 2»

Les Minutes et César-Antechrist sont exemplairement la résultante, dans leur factualité d’ouvrages, de cette volonté que nous venons d’évoquer laquelle demeurera vive en Jarry jusqu’à la fin de sa vie : en témoigne son souci de créer des ouvrages autographique et autographe. Le livre paraît parfois à ce point individualisé qu’il devient le double de son auteur et ainsi s’exprime le souhait de celui-ci, pour reprendre la formulation présente dans Éloge de la folie, de « porte[r] [s]a personnalité écrite en toutes lettres sur [s]on front 3», souhait dont le dandysme peut apparaître comme l’une des déclinaisons (et Jarry developpera une forme de dandysme paradoxal en jouant constamment son rôle de Père Ubu).

En outre, pour s’opposer à la façon suivant laquelle le développement de la presse pousse le marché éditorial à vouloir épouser un peu plus, à sa suite, les frémissements du goût du public en s’adaptant aux exigences du lectorat acquis aux habitudes de la presse ainsi qu’aux modalités d’apparition qui lui sont propres, faire en sorte que l’ouvrage publié soit bien un livre et aussi luxueux et personnel que possible n’est bien évidemment pas suffisant.

2. 2. 4. Apologie nécessaire de l’obscurité face au trop lisible de la presse.

Il faut faire en sorte, dans la mouvance du symbolisme, que le sens continue autant que possible, au moins en une certaine part, à se refuser à l’intellection, la création s’opposant ainsi en force au « trop lisible » véhiculé presque idéologiquement (puisqu’il s’agit de toucher toutes les classes sociales) par la presse. L’art doit rester inaccessible pour la foule du public.

1 Pierre Quillard, La Fille aux mains coupées, mystère, Imprimerie de Alcan-Lévy, 1886, p. 29.

2 La Revue blanche, tome 28, mai-août 1902, p. 318. Pour le compte rendu, voir Id., p. 318-319.

3 Érasme, Éloge de la folie, Librairie de la Bibliothèque Nationale, L. Pfluger éditeur, 1899, p. 19.

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Aussi dans son être même l’art fonde-t-il paradoxalement le désaveu dont il est (et se dit constamment) victime. Fonde et accroît : il s’agit aussi pour les artistes de transformer une fatalité en choix, dans une volonté de transmuer la marginalité d’une communauté d’écrivains ignorée du grand public en choix de fondation d’une élite à l’abri du sens commun ; comme l’écrit Camille Mauclair dans Le Soleil des Morts, « […] il faudrait lutter, proclamer la grande idée, l’idée de l’art inaccessible, aristocratique, solitaire, refusé à la sottise publique, l’idée de l’élite en un mot […] 1».

« [L]’homme des démocraties étant neuf », « il n’y a plus de noblesse héréditaire que dans l’âme, le blason est devenu le livre. 2» Encore ne s’agit-il pas de tout livre. Puisque, ainsi que le résumera Valéry, le « langage est dû au suffrage universel – un mot est un élu de la nation qui parfois n’est pas réélu », les « écrivains » doivent faire « de petits coups d’éclat 3», par le renouvellement constant des structures syntaxiques et par l’audace dans le choix du lexique mais également par le recours à une esthétique de l’obscurité, qui permet à la langue de se tenir dans le retrait constant vis-à-vis de la façon qu’elle a de pouvoir être saisie par l’intellection.

D’où également le développement de « l’écriture artiste 4», également dénommée « sculpture littéraire 5». « [L]a langue » ici, jusque dans les œuvres poétiques, doit ainsi être également prise en considération comme « un marqueur social. 6» Il s’agit pour les artistes, par elle, de se refuser à la foule, c’est-à-dire à l’intelligence du premier venu. De se dérober, ce qui est le sens étymologique

D’où également le développement de « l’écriture artiste 4», également dénommée « sculpture littéraire 5». « [L]a langue » ici, jusque dans les œuvres poétiques, doit ainsi être également prise en considération comme « un marqueur social. 6» Il s’agit pour les artistes, par elle, de se refuser à la foule, c’est-à-dire à l’intelligence du premier venu. De se dérober, ce qui est le sens étymologique