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Impossibilité première de la critique venant du fait que la création émane du corps astral

PREMIÈRE PARTIE : JARRY ET LA CRITIQUE

III. LA REVUE BLANCHE PRENANT POUR JARRY LA PLACE DU MERCURE ?

3. Impossibilité première de la critique venant du fait que la création émane du corps astral

3. 1. Supériorité du corps astral.

3. 1. 1. Dualité corps terrestre / corps astral.

Mais la plus importante raison pour laquelle la création ne peut en aucun cas être soumise à la critique est qu’elle émane pour Jarry entièrement du corps astral.

Toute vie humaine est en effet pressentie comme étant caractérisée par la dualité des deux corps (principalement) la caractérisant, le corps astral et le corps visible que Jarry nomme « corps terrestre ».

Jarry schématise ici, dans un souci de synthèse, puisque sont théorisés également le plus souvent dans les publications de l’époque1, en plus de ces deux corps, le corps mental et le corps causal2.

Le corps astral est relié indubitablement à l’âme, étant en quelque manière son siège, même s’il est patent que ces deux entités ne sauraient être confondues. Ainsi Jarry notamment dans Les Jours et les Nuits différenciera-t-il, avec une certaine force, le corps astral de l’âme : « Son corps marchait sous les arbres, matériel et bien articulé ; et il ne savait quoi de fluide volait au-dessus, comme si un nuage eût été de glace, et ce devait être l’astral ; et une autre chose plus ténue se déplaçait plus vers le ciel à trois cents mètres, l’âme peut-être, et un fil perceptible liait les deux cerfs-volants. »

1 Ce ne sont pas les seules entités, palpables ou impalpables constituant à elles toutes l’unité du corps humain. Nous citons les travaux du docteur Pascal, auquel Jarry s’intéressera, puisqu’il rendra compte d’un de ses ouvrages : « pour le corps physique : la vie dite organique [est]

représentée par l’ensemble des forces physico-chimiques, électriques, magnétiques, caloriques et vitales proprement dites ; [...] le corps dit astral [est caractérisé] par la sensation, résultat de la vibration que lui transmettent les centres nerveux de l’appareil physique ; [...] le corps mental [est caractérisé par] la pensée et tous ses corollaires ; [...] le corps spirituel [est caractérisé par] l’amour et ses dérivés ; le corps divin [est caractérisé par] la volonté ; pour les deux corps les plus élevés, cette fondamentale nous est encore inconnue. Les états de conscience dus à l'intervention du spectateur et percepteur des mouvements véhiculaires, – l’Âme, – sont tous le produit de l’ensemble des activités d’un corps. » (Docteur Th. Pascal, Les Lois de la Destinée, Publications théosophiques, 1904, p. 9).

2 « Les véhicules de conscience sont souvent nombreux dans un être, d’autant plus nombreux que ce dernier est plus avancé sur l’échelle d’évolution. Chez l’homme actuel, on en trouve quatre : le corps visible, le corps astral, le corps mental et le corps causal. Ils ne sont pas tous également développés, et, par suite, également conscients, car la netteté et l’intensité de la conscience tiennent au degré de perfection de ses véhicules [...]. » (Docteur Th. Pascal, Essai sur l’Évolution Humaine, Résurrection des corps, réincarnations de l’âme, Publications Théosophiques, 1908 [seconde édition, la première datant de 1901], p. 308-309).

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Le corps astral 1, pour être presque imperceptible 2 (étant « formé d’une matière plus subtile que les éthers du corps physique » ; « on l’a appelé "astral" » car il est néanmoins « brillant à l’œil des clairvoyants 3»), n’en est pas moins réel et agissant puisque le contenu des rêves est souvent perçu comme étant le fait de la sorte de voyage que ce corps fait opérer au dormeur ; le rêve par conséquent est toujours perçu comme étant rattaché à une part de réel suscitée par soi et non à une hallucination de la conscience ou de l’inconscient 4.

3. 1. 2. Primauté de l’œil sur le reste du corps : influence de Fechner sur Jarry.

Cette dualité corps astral/corps terrestre communément ressentie avec une très grande force et violence fait que les auteurs appartenant à cette époque charnière éprouvent très douloureusement leur incarnation (et l’extrême engouement à la fin-du-siècle pour le Christ souffrant est dû en grande partie à cette dichotomie empiriquement, pensait-on, du fait des rêves, constatée, de même que l’intérêt extrême de Jarry ou encore de Valéry pour Anne-Catherine Emmerich qui parviendra, par une série d’hallucinations née d’une série de privations extrêmes infligées à son corps, à n’être, d’une certaine façon, que son corps astral), douleur que Jarry ne

1 Papus donne une définition assez précise du corps astral dans l’Initiation (numéro de juillet 1895) qu’il relie à l’étude du livre d’Abel Haatan intitulé l’Astrologie judiciaire. Cette définition est recopiée in extenso dans Le Mercure de France en 1895, dans un numéro que Jarry, on peut le penser, ne manquera pas de lire, avec d’autant plus d’intérêt que l’on sait son goût pour la question du

« double », et Edmond Pilon la présentera en ces termes : « Papus donne de fort intéressantes notes sur la définition possible du corps astral, et sur le « double de l’homme » ». « La tradition hermétique, écrit Papus, nous enseigne que rien n’est isolé dans la nature et qu’une vibration générée en un point de l’univers se répercute avec plus ou moins d’intensité sur le système tout entier. Les corps producteurs de vibrations considérables doivent agir avec plus de force que les autres corps ; de là, l’importance attribuée aux astres dans les phénomènes de la nature et, en particulier, dans la production, la génération et la conservation (ou même la destruction) des choses et des êtres terrestres. Ces astres, invisibles dans le jour (dans les conditions habituelles), visibles et lumineux, dès la disparition de la lumière solaire, agissent les uns sur les autres grâce à un fluide subtil et lumineux. Ils sont les régulateurs et les conservateurs des formes terrestres, et, bien plus, nous verrons par la suite qu’ils conservent dans leur lumière secrète les idées et les faits à l’état d’images. Aussi Paracelse nomme-t-il ce principe : l’astre de l’homme ou le CORPS ASTRAL » (Le Mercure de France, n° 67-69, tome XV, juillet-septembre 1895, p. 368).

2 Dans les publications de l’époque, il est répété qu’on ne saurait asserter avec raison qu’il est immatériel : « En allant au fond des choses on trouve qu’il s’agit là, comme pour les esprits des spirites modernes, non pas d’une chose vraiment immatérielle, mais d’un corps gazeux, invisible. » (Ernest Haeckel, Le Monisme, lien entre la religion et la science, profession de foi d’un naturaliste, préface et traduction de G. Vacher de Lapouge, Librairie C. Reinwald, Schleicher Frères Éditeurs, 1897, p. 26).

3 Docteur Th. Pascal, Les Lois de la Destinée, op. cit., p. 9.

4 Si cette notion était encore balbutiante, elle avait bien un sens, mais non celui véritablement que lui donnera Freud.

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cessera de décliner, y compris dans sa vie même, dans la façon qu’il aura d’être dévoré au quotidien par le masque d’Ubu, en séparant toujours la tête (principe de pureté : « la tête humaine, c’est-à-dire la plus noble partie de notre corps 1» écrit Fechner, auteur dont Jarry s’inspire beaucoup, ainsi que nous allons le voir) du reste du corps (« je soutiens qu’une tête n’est une tête que séparée de son corps 2», est-il énoncé dans Faustroll), la tête ne pouvant être soumise à aucun principe corporel, c’est-à-dire d’impureté (Ubu n’étant en définitive qu’un corps, qu’un ventre sphérique), d’intimité, en lien, d’une façon ou d’une autre, avec l’éphémère, puisqu’elle apparaît logiquement, étant toujours perçue par Jarry tel un astre3, comme le siège du corps astral, puisque ce dernier est nommé par Papus : « l’astre de l’homme 4», du fait en premier lieu du principe de conformité édicté par Fechner entre les yeux et le soleil : « La sphère est la forme parfaite. Le soleil est l’astre parfait. En nous rien n’est si parfait que la tête, toujours vers le soleil levée, et tendant vers sa forme ; sinon l’œil, miroir de cet astre et semblable à lui 5» écrit Jarry dans « L’art et la science », sous l’impulsion de la pensée de Fechner : « Que le soleil ait essentiellement la puissance de produire des formes sphériques, c’est [...] ce que prouve la tête humaine, qui est à la fois plus constamment tournée vers le soleil et plus arrondie ; c’est ce que prouve encore notre œil, qui est en relation plus spéciale avec cet astre 6».

Jarry retient déjà cette précision dans « Au repaire des Géants » présent au sein des

« Tapisseries » (Les Minutes) que nous avons analysées, écrivant : « J’ai vu – j’ai vu luire leurs yeux / D’or comme l’or de deux essieux ». Les yeux sont d’or du fait de la lumière à laquelle ils sont inéluctablement rattachés (Fechner, découvert par Jarry dans Le Magasin pittoresque7, écrit : « le plus bel organe de l’homme est une sphère qui se nourrit de lumière 8»), la présence du soleil étant indéfectiblement reliée à celle de l’or, topos du mysticisme que l’on retrouve chez Lévi et que développe Jarry au sein de Faustroll notamment.

Si le soleil renvoie à l’or, ce n’est pas uniquement du fait de sa couleur, cela a également trait au principe de perfection que l’un et l’autre sont censés incarner. L’or renvoie évidemment à la

1 Fechner, « Anatomie comparée des anges » [paru initialement dans le tome XXIV du Magasin pittoresque (1856)], Julien Schuh, « Jarry et Le Magasin pittoresque, une érudition familière », L’Étoile-Absinthe, tournées 123-124, Paris / Tusson, Société des amis d’Alfred Jarry / Du Lérot, 2010, p.

121.

2 Bouquin, p. 516.

3 Voir le début de L’Amour absolu par exemple.

4 Papus, cité par Edmond Pilon (Le Mercure de France, op. cit.).

5 OC I, p. 188.

6 Fechner, op. cit., p. 123.

7 Comme l’a montré Julien Schuh : voir Julien Schuh, « Jarry et Le Magasin pittoresque, une érudition familière », « Filiger – présentation d’Ubu Roi – Les Jours et les Nuits », L’Étoile-Absinthe, tournées 123-124, Paris / Tusson, Société des amis d’Alfred Jarry / Du Lérot, 2010, p. 110-113.

8 Fechner, op. cit., p. 120.

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perfection1, à un principe alchimiste et divin (ce dernier apparaissant comme découlant directement de la mythologie donnant à penser, à rêver l’histoire du roi Μίδας) dont il est la trace la plus palpable : « Des paillettes d’or couvriront tes dalles. Tout ce qui me touche se transmute en or. Les yeux des hiboux m’ont souvent fixé éternellement ils resteront d’or... 2».

Si l’or, rattaché inéluctablement aux yeux, est symbole de la perfection, c’est parce que les yeux sont bien pour Fechner le réceptacle de l’âme : « Cependant le jeune homme qui lit son bonheur dans deux beaux yeux, que voit-il, sinon deux globes dans lesquels l’âme a passé tout entière ? L’œil n’est-il pas le vrai siège de l’âme [...] ? 3».

La réalité des yeux, c’est en quelque sorte l’homme passé au crible de l’abstraction, l’homme sublimé, puisque les yeux sont le seul organe parfait en l’homme selon Jarry ; c’est la forme achevée de l’homme contenue en l’homme, lequel échoue toujours à s’incarner totalement du fait de cette dualité fondamentale, de cette coexistence de pureté et d’impureté – à laquelle il se résume douloureusement – faisant de lui véritablement une figure monstrueuse : « Même dans notre corps, l’œil a déjà une sorte d’indépendance ; c’est tout un organisme dans lequel les divers systèmes du corps humain, le système nerveux, le système musculaire, etc., sont groupés, mais de la manière la plus harmonieuse et en affectant la forme concentrique. Que lui manque-t-il pour vivre de sa vie propre, qu’un milieu pour lequel il soit fait ? 4»

Cette forme achevée et ainsi suffisante ne peut malgré tout, de facto, de par l’unité organique de l’homme, se suffire à elle-même.

3. 1. 3. Désir paradoxal exprimé pour la décollation.

3. 1. 3. 1. La tête, siège de l’âme : continuité de l’influence de Fechner sur Jarry.

1 C’est ainsi par antiphrase que Jarry le relie également à l’intimité amoureuse. L’or des yeux doit être mis en parallèle avec l’évocation de la Muse dans L’Amour en visites, évocation également reliée à celle du hibou, l’évocation de cet animal du bestiaire jarryque renvoyant invariablement à l’intimité amoureuse (renvoyant à la formulation des « Prolégomènes de Haldernablou » : « son sexe, beau comme un hibou pendu par les griffes ») – et la Muse est une créature sexuée à l’extrême, bien que son sexe soit semblable à celui de la Princesse du conte de Remy de Gourmont Le Château singulier dont Jarry rend compte dans les pages de L’Art littéraire – : « Elle est aveugle. Sur ses yeux, fermés hermétiquement comme son sexe, brillent des monocles d’or, deux monocles d’or et non pas un binocle, selon l’indépendance des yeux du caméléon. Sa bouche est d’un rouge obscur. Elle s’avance, suivie d’un vol de chauves-souris et de hiboux dont les pattes sont phosphorescentes » (OC I, p. 892).

2 OC I, p. 176.

3 Fechner, op. cit.

4 Id., p. 121.