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Prendre conscience du toucher

Dans le document Le toucher suspendu (Page 179-186)

En reprenant les acquis des analyses précédentes, nous pouvons émettre

I. Prendre conscience du toucher

Si la conscience est une certaine attention à la vie, il nous faut donc en passer par elle pour respecter cette vie d’étudiants en toucher. De plus, c’est elle qui « correspond exactement à la puissance de choix dont l’être vivant dispose ; elle est coextensive à la frange d’action possible qui entoure l’action réelle, synonyme d’invention et de liberté »536, « savoir revenant sur lui-même et prenant pour centre la personne elle-

même, qui se met en demeure de décider et de se juger »537. C’est donc elle qui peut

mettre l’étudiant acteur en demeure de suspendre son toucher si besoin est, afin de mieux toucher, mieux apprendre à toucher.

L’intentionnalité du toucher

Mais suspendre son toucher ne signifie pas le mettre entre parenthèses, le détacher de son contexte d’apprentissage, l’isoler dans une cage de verre pour le contempler, le décortiquer, l’analyser pour essayer de le comprendre et le saisir. Le toucher détaché du reste du monde n’existe pas, il ne peut être mis en suspens, tout comme la conscience ne peut l’être non plus. Le toucher a les mêmes qualités que la conscience décrite par Husserl, « état en général qui est, en lui-même, conscience de quelque chose, quoi qu’il en soit de l’existence réelle de cet objet et quelque abstention que je fasse, dans l’attitude transcendantale qui est la mienne, de la position de cette existence et de tous les actes de l’attitude naturelle »538. Il est nécessairement et

intentionnellement toucher de quelque chose, ou plus exactement toucher de quelqu’un. Dans le contexte de notre recherche, les étudiants sont touchants et touchés et leur toucher n’existe pas pur de tout contenu, réduit à un simple ego cogito. Dans son examen des consciences, lorsqu’il fait comme si le monde n’existait pas, Husserl

536 Bergson, L’évolution créatrice, Paris, PUF, 1987, p. 718. 537 Alain, Définitions, Paris, Ed. Proverbe, 1999, p. 38. 538 Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 18.

montre que la conscience n’est pas réduite à un je pense, mais contient aussi des objets, ceux qu’elle pense, dont elle a conscience. Que le monde existe ou qu’il n’existe pas, qu’il existe tel que je le pense ou non, la conscience est toujours conscience de quelque chose, visée de quelque chose qui se distingue d’elle, d’un objet. C’est ce qu’il appelle l’intentionnalité de la conscience, « le mot intentionnalité ne signifiant rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même. »539 Il n’y a donc

pas de pensée de rien, tout comme il n’y a pas de toucher de rien. L’objet du toucher est le corps d’un étudiant, le cogitatum de la conscience du toucher de l’étudiant qui masse ou mobilise est ce corps pensé, ces mains pensantes, l’état de toucher étant de la même nature que l’état de conscience décrit par Husserl pour qui « tout état de conscience vise quelque chose, et porte en lui-même, en tant que visé(en tant qu’objet d’une intention), son cogitatum respectif »540.

Ces citations de Husserl illustrant le concept d’intentionnalité mettent en exergue deux exigences de la conscience que nous retrouvons dans la conscience du toucher : il n’y a pas de conscience vide, toute conscience est en relation à un quelque chose (ici un corps, un étudiant, une idée d’un toucher), et ce quelque chose doit pouvoir être pensé comme différent de soi, c’est-à-dire comme un objet, ce que les étudiants ne font pas puisque beaucoup d’entre eux considèrent que tous les corps, tous les touchers, ressemblent aux leurs qui eux-mêmes sont, ou ont, des corps et des touchers qualifiés par eux de « normaux » et normés. Mais Husserl ne s’en tient pas là. Comme l’écrit F. Dastur à son propos, « il ne faut pas concevoir la conscience comme le réceptacle de l’objet, il s’agit de penser le vécu de conscience comme une intention, une visée d’un objet qui lui demeure transcendant. Il n’y a donc pas deux choses, l’une transcendante (l’objet réel) –pour nous le corps réel-, l’autre immanente (l’objet mental) –pour nous le corps représenté- à la conscience, mais une seule et même chose, l’objet en tant qu’il est visé par la conscience »541. La conscience n’est de ce fait pas un miroir passif sur lequel

539 Id., p.35. 540 Ibid., p.35.

se reflètent les choses. Elle est active dans son rapport aux objets, comme nous allons le développer dans les lignes suivantes.

La conscience active du toucher

La conscience étant conscience des objets qu’elle vise, le sujet -l’étudiant qui apprend à toucher en prenant des risques et en en faisant courir à ses camarades- peut viser intentionnellement, c’est à dire délibérément, volontairement, tel ou tel corps ou partie du corps de « telle ou telle manière », comme le dirait Husserl pour qui « chaque cogito le fait à sa manière. La perception de la « maison » « vise »(se rapporte à) une maison –ou, plus exactement, telle maison individuelle- de manière perceptive ; le souvenir de la maison « vise » la maison comme souvenir ; l’imagination comme image ; un jugement prédicatif ayant pour objet la maison « placée là devant moi » la vise de la façon propre au jugement prédicatif ; un jugement de valeur surajouté la viserait encore à manière, et ainsi de suite »542.

La conscience n’est pas harcelée par des objets, c’est le sujet doué de conscience qui prend pour objet telle ou telle chose, dans un souvenir, une idée, un projet, pour les étudiants le souvenir d’une friction antérieure et des réactions « normales » à cette manœuvre de massage, l’idée d’un toucher-jeu sans conséquences graves, le projet d’apprentissage du toucher kinésithérapique en toute tranquillité et sécurité etc.

Le sujet conscient est donc actif dans son rapport aux objets, et les étudiants devraient l’être plus dans leur visée du toucher pour atteindre un degré de conscience supérieur à celui qu’ils ont actuellement, afin d’être moins passifs et moins dangereux dans leur apprentissage du toucher en institut de formation. L’activité de l’esprit est un des moteurs principaux d’une dynamique de prise de conscience qui, comme l’écrit

Piaget, « constitue elle-même une conduite »543. Il ajoute « on peut presque aller jusqu’à

dire que la « prise » de conscience représente autre chose et davantage qu’une « prise », c’est –à-dire qu’une incorporation à un domaine donné d’avance avec tous ses caractères et qui serait « la conscience » : il s’agit en réalité d’une construction véritable »544, activité de synthèse permettant à l’homme de se constituer pour soi dans

le monde dans un cogito pratique unificateur.

La conscience réflexive

L’activité unificatrice de la conscience réflexive peut être envisagée sous un angle théorique tout autant que pratique. Théoriquement, la conscience peut être conscience de soi, et correspond à la saisie de l’esprit par lui-même. Classiquement, cette conscience théorique, dénommée conscience réfléchie, apparaît comme l’acte essentiellement intellectuel par lequel je réfléchis sur la pensée en tant que telle, parce que je suis homme, et « parce que l’homme, parce qu’il est esprit, a une existence ; il existe, d’une part, au même titre que les choses de nature, mais, d’autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense , et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi »545.

Proche de la conscience réfléchie, la conscience réflexive est la conscience par laquelle je prends conscience de mes pensées, la conscience d’avoir conscience de quelque chose. Penser au toucher, à la pensée d’un toucher, est un acte que les étudiants accomplissent, souvent mal, mais savoir qu’ils y pensent est une étape vers la prise de conscience que peu franchissent. Penser aux risques de leur toucher peut leur arriver, mais avoir conscience de ce que ces pensées provoquent en eux est plus rare. Se penser mettant l’autre en danger est encore moins fréquent, ce qui laisse entrevoir un gouffre d’absence de conscience chez ces étudiants, ou peut-être plus simplement une

543 J. Piaget, La prise de conscience, Paris, PUF, 1974, p. 7. 544 Id., p. 8.

absence d’attention. En effet, « pour Leibniz, la prise de conscience est un produit ou un corollaire de l’attention »546 écrit M. de Gaudemar. L’acte réflexif, « ce je ne sais quoi

que nous sentons quand nous nous sentons penser »547 ne se contente pas des images

auxquelles il pense et que nous sentons avoir dans l’esprit, déclare Leibniz, « nous avons en effet des images dans l’âme, même quand nous n’y pensons pas. Mais nous nous sentons, de plus, être attentifs à cette image »548. S’agirait-il, pour les étudiants,

plus d’un manque d’attention ou d’un manque d’action pour passer d’une perception irréfléchie à une réflexion virtuelle que d’une incapacité à exercer une conscience réflexive ?

Conscience réflexive, pensée, si ces deux notions sont liées, irions nous jusqu’à dire que les étudiants sont dans un abîme de pensée ? Peut-être, si nous nous référons à la thèse de Descartes pour qui « ce que c’est que penser, par le mot penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir est la même chose que penser »549. Or, en première année, de nombreux étudiants

n’entendent pas, n’imaginent pas, ne sentent pas, et nous pourrions ajouter ne voient pas. Descartes parle d’apercevoir ses pensées et non pas de conscience, mais apercevoir ses pensées est équivalent à en prendre conscience. Nous pouvons dire que les étudiants n’ont pas d’aperception immédiate puisqu’ils ne saisissent pas les contenus que leur conscience devrait se donner notamment par la perception de leur toucher ou la conception de leur séquence gestuelle.

Descartes soutient que penser, l’acte de penser, est toujours perçu immédiatement, de même que les pensées (les contenus et les objets de la pensée associés au cogitatum de Husserl que nous avons étudié) puisque pour lui « par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous que nous en sommes

546 M. de Gaudemar, « Leibniz, la notion de conscience », L’Expérience et la Conscience, Paris, Actes

Sud, 2004, p. 195.

547 Leibniz, Confessio Naturae contra atheistas, Paris, Aubier, 1998, p. 76. 548 Id., p. 76.

immédiatement connaissants »550. S’il n’est pas possible de ne pas savoir ce que nous

pensons, ce dont nous avons conscience et comment nous en avons conscience, si penser c’est penser à quelque chose et savoir que l’on y pense, savoir ce que l’on pense, alors il est évident que les étudiants ne pensent pas lorsqu’ils pratiquent des manœuvres de massages en cours. Même sentir est penser puisqu’on en a une aperception immédiate, ce qui pose le problème de la perception même des étudiants, de leurs sensations, de leur toucher sensitif que pourtant nous croyions être bien enseigné et bien appris…Certes, pensée et conscience réfléchie ne se confondent pas et doivent être distinguées, mais penser puis réfléchir sur ces pensées semble être ce qui fait cruellement défaut aux étudiants et ce manque de retour réfléchi sur leur toucher explique pourquoi ils ont tant de mal à se construire, à devenir hommes dans l’apprentissage d’un toucher kinésithérapique.

Le Je pensant

Car ce dédoublement du sujet se saisissant lui-même en tant que conscience est ce qui définit l’homme. Cette conscience réfléchie participe à la prise de conscience de soi et à la grandeur de l’homme, comme l’affirme Pascal pour qui « l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant…Quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt »551, et comme le souligne Leibniz lorsqu’il décrit une conscience qui définit

elle aussi l’existence d’un Ego comme substance pensante. « Ego est une existence individuelle qui se rapporte à soi, qui se sent et se rapporte à soi dans se sentir. C’est en ce sens qu’exister signifie sentir et se sentir »552 commente M. de Gaudemar en faisant

référence aux déclarations de Leibniz. (« Ens necessarium agere in se ipsum, sive cogitare. Nihil enim aliud cogitare quam se sentire” et “Existentiae ideam nullam habemus quam ut res intelligamus sentiri. Cogitatio seu sensus sui, sed actio in se ipsum necessario

550 Descartes, Réponses aux secondes objections, op. cit.

551 Pascal, Pensées et opuscules, Paris, Hachette, 1980, Pensée 347. 552 M. de Gaudemar, L’Expérience et la Conscience, op. cit,. p. 203.

continuatur”.)553Nous avons vu que les étudiants, eux, ne sentent même pas qu’ils

donnent ou reçoivent un toucher qui peut les détruire, ne se considérant pas toujours non plus acteurs de leur toucher. Ils se sentent puissants, alors que c’est la conscience qui fait la puissance, cette conscience qui leur fait défaut, cette conscience inséparable de la saisie de leur faiblesse.

Une conscience réfléchie permet à l’homme de se saisir comme moi, contrairement aux animaux, car « l’homme est conscience de soi, il est conscient de soi, conscient de sa réalité et de sa dignité humaines, et c’est en ceci qu’il diffère essentiellement de l’animal, qui ne dépasse pas le niveau du simple sentiment de soi »554. Les étudiants se croient professionnels, petits d’hommes, mais ils sont à peine

plus hauts dans l’échelle de la dignité que les animaux car ils pensent, mais n’ayant pas de conscience, ne sont pas des Je-pensants. Ils se sentent exister dans leur monde du toucher, mais ce sentiment d’appartenir à l’école et au monde de l’apprentissage professionnel ne porte que sur leur existence en tant que K1 ou K2. Comme tel, ce sentiment ne leur dit rien sur ce qu’ils sont, quels étudiants avec quel toucher, ni sur ce qu’est ce monde du toucher. Sentir qu’on existe au monde n’a rien à voir avec savoir ce que l’on est et ce qu’est le monde, et ce que l’on est par rapport à ce monde. Un sentiment n’est pas un savoir, ne permet pas la connaissance de soi et du monde, de leurs déterminations. Dans le sentiment, je coïncide totalement avec mon sentiment, et nous verrons dans notre dernier chapitre comment cette fusion peut être fort utile. Pour l’instant, ce sentiment diffère de la conscience que nous recherchons, celle qui introduit une distance entre moi qui ai conscience et ce dont j’ai conscience d’une part, la distance de la représentation que j’existe au monde au lieu de seulement le sentir ou le ressentir, et celle qui introduit un savoir que j’exprime, un savoir qu’on n’éprouve pas, mais qu’on se dit à soi-même, un savoir selon lequel on existe par l’emploi du mot « Je », dans un retour sur soi, structure de l’ego pensant, « quand un même esprit est

553 Leibniz, De Existentia, in G. Grua, G.W.Leibniz, Textes inédits, Paris, PUF, 1999, p.267-268. 554 A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1982, p. 43.

son propre objet immédiat, et agit en soi-même en pensant à soi-même et à ce qu’il fait »555.

Mais comment apprendre à dire Je à ces étudiants qui se sentent et s’appréhendent à peu près par leurs corps et leurs mains de façon sensible, mais qui ne se saisissent pas eux-mêmes dans leur toucher réflexif ?

Dans le document Le toucher suspendu (Page 179-186)