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Le toucher programmé

Dans le document Le toucher suspendu (Page 63-67)

LE TOUCHER DELIVRE

II. Le toucher programmé

Cadre historique

C’est en 1936 que le diplôme d’état de masso-kinésithérapie est créé, dont la préparation est confiée à partir du 30 avril aux premières écoles de masso- kinésithérapie à la Salpétrière, puis à Lariboisière. Un véritable engouement se produit, et le nombre de diplômés triple en dix ans. Cette croissance trop rapide, l’enseignement trop succinct dispensé par des non professionnels, l’emploi non garanti à la fin des études, conduisent les syndicats à modifier l’organisation des études en masso-kinésithérapie afin de maintenir le niveau souhaité.

C’est pourquoi le 25 juillet 1967, un décret institue un certificat de masseur- kinésithérapeute moniteur (MKM) qui permet de former un corps d’enseignants spécialisés pour assurer la qualité de l’enseignement. Parallèlement, le 28 mars 1969, la durée des études est portée à trois ans, ce qui favorise l’approfondissement des connaissances données et demandées aux étudiants.

Des décrets successifs sont ensuite adoptés, dont celui du 6 septembre 1976 créant le certificat de moniteur-cadre de masso-kinésithérapie (MCMK), transformé par la suite en diplôme de cadre de santé (CDS).

Des écoles de cadres ont pour mission de former des moniteurs, puis des cadres, sachant à la fois administrer et gérer un service hospitalier, et enseigner dans les écoles de kinésithérapie rebaptisées en 1990 Instituts de Formation en Masso-kinésithérapie.

Les études de masso-kinésithérapie sont actuellement organisées par le décret numéro 89-633 du 5 septembre 1989 modifiant le décret du 29 mars 1963 relatif aux

études préparatoires et aux épreuves du Diplôme d’Etat de masseur-kinésithérapeute. D’après ce texte, ces études comprennent des enseignements théoriques et des stages cliniques. L’objet de cette recherche portant sur l’apprentissage du toucher en Institut de formation initiale, seuls nous intéresseront les enseignements qualifiés de théoriques, répartis en cours magistraux, travaux dirigés et travaux pratiques. Notons dès à présent l’ambiguïté du terme enseignement théorique puisque des travaux de pratique sont considérés comme théoriques car effectués à l’institut et non pas sur le lieu de stage ! Le toucher requis pour l’apprentissage du massage et de la mobilisation passive manuelle, pratique s’il en est, est délivré dans les modules 4 en première année, et 1 en deuxième année. Ces deux modules, intitulés « masso-kinésithérapie- technologie » ont pour objectifs annoncés « l’acquisition des techniques fondamentales et le développement des capacités d’habileté manuelle, gestuelle et de palpation » pour le module 4, et de « poursuite de l’apprentissage par l’affinement du geste thérapeutique et acquisition de techniques » pour le module 1.

Une brève analyse de contenu de ce texte ministériel fait apparaître une dimension cognitive très nette dans les intentions pédagogiques des décideurs de programme au sens où B.S. Bloom l’entend : « rappels de connaissances portant sur le développement des habiletés et des capacités intellectuelles ».191

Mais de quelle connaissance tactile s’agit-il ? De quelle habileté masso-kinésithérapeutique ? De quelle intelligence du toucher ?

191 B.S. Bloom, Taxonomie des objectifs pédagogiques, Montréal, Presses de l’Université du Québec,

Le toucher normé

Les enseignants estiment devoir être des professeurs de savoir-faire, des animateurs de savoir-être et des vecteurs de savoir-devenir. Ces kinésithérapeutes- formateurs exercent dans un environnement socio-économique où sont exigées en permanence des évaluations des pratiques.

C’est pourquoi, dans ce monde où les normes culturelles, expressions de la société depuis l’antiquité, impliquent des obligations secrétées par les sociétés elles-mêmes, les enseignants en masso-kinésithérapie formulent et imposent des normes « à la fois référence et enjeu du consensus »192. Ces normes sont le reflet de l’histoire et de

l’évolution des kinésithérapeutes, véritables « capacité de parler, d’agir, de se soumettre à des normes »193. Le normatif enraciné dans l’histoire culturelle des

kinésithérapeutes s’articule autour des deux branches de la norme-équerre latine, l’hygiène et la thérapie. Celui des enseignants délimite un espace spécifique de compétence et cohérence rééducatives. Les normes en vigueur dans les instituts de formation, établies par les équipes dirigeantes et pédagogiques, sont presque des « commandements, ordres, prescriptions »194, et sont d’ailleurs considérées par les

étudiants comme significations d’un acte de volonté, impératifs d’un devoir-être, « statuant une sanction en cas d’inobservance ».195

Examinons par exemple certaines listes de critères données aux étudiants avant le passage des partiels de pratique en massage et mobilisation passive en cours de première année. Ces documents, véritables ensembles de règles de référence, sont des grilles à partir desquelles l’apprentissage du toucher, puis son évaluation, sont effectués. Leurs termes « résonnent comme des étalons de valeur du domaine de ce

192

F. Ewald, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986, p. 584.

193 J-P. Changeux, P. Ricoeur, Ce qui nous fait penser, op. cit., p. 39. 194 H. Kelsen, Théorie générale des normes, op. cit., p. 1.

qui doit être (sollen) » tel que défini par H. Kelsen196. Les normes de l’hygiène à

respecter peuvent être l’utilisation de serviettes recouvrant la table sur laquelle l’étudiant va masser, le non-port de bagues ou bijoux divers La compétence technique d’un étudiant masseur repose sur l’utilisation de prises et contre-prises très strictes (aucune articulation ne devant être interposée lors de la mobilisation passive d’un segment de membre), sur l’ouverture de sa première commissure lors d’un pétrissage dit profond, sur la fluidité de ses gestes, le contact de ses mains sur le corps de celui qui est massé, et sur la capacité à se justifier ou à répondre aux questions. Il est demandé aux étudiants une installation sécuritaire, une technique rigoureuse et précise, une connaissance théorique des effets de ces techniques et une interprétation déjà « professionnelle » du massage. Il parait évident que l’objectif recherché, tant par les enseignants que par les étudiants qui les approuvent, est l’acquisition d’une maîtrise d’un toucher codifié, normalisé, respectant les lois internes de la profession.

Ces normes peuvent paraître enfermer les étudiants dans un carcan restrictif et relever d’une évaluation purement sommative. Il faut néanmoins reconnaître leur utilité pour « servir de point d’appui pour trouver un chemin vers un corps d’idées directrices qui soient l’âme de notre pratique et nous permettre une construction du nous, nous autres, non plus tourné vers l’intérieur du cadre, mais tourné vers la fenêtre comme si un dehors était appelé au-dedans pour le constituer en dedans »197. De plus,

établir des normes d’apprentissage fait partie de la fonction de ces enseignants dont, comme l’écrivait implicitement Montaigne, « la tâche d’éduquer présuppose la reconnaissance d’une norme »198. En définissant ainsi les limites du champ du toucher,

ils participent à la naissance de futurs kinésithérapeutes, à leur régulation et à leur professionnalisation.

196 H. Kelsen, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 2ème Ed., 1962, p. 7. 197 J. Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1990, p. 60.

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