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Ces mains qui sont les nôtres

Dans le document Le toucher suspendu (Page 72-76)

LE TOUCHER DELIVRE

III. Ces mains qui sont les nôtres

Formes et contours

Pour apprendre à masser, il est coutume de dire qu’il faut travailler ses mains, ses poignets, ses coudes, ses épaules, son tronc et ses jambes, sans oublier sa respiration. Les étudiants sont-ils les usagers ou les fabricants de leurs mains de rééducateurs ? En comparant leurs mains en première et en troisième année, il est facile de constater un changement de morphologie due à la musculation générée par l’apprentissage régulier et intensif du massage et des mobilisations. Leurs mains ont des traits communs, par exemple cette hypertrophie des muscles de l’éminence thénar, si précieux dans les prises ou les pétrissages, mais elles sont pourtant toutes différentes. Il n’existe pas de main typique du masseur, tout comme il n’existe pas de main de pianiste ou de violoniste. Des mains petites pourront masser les petits pieds des nouveaux-nés, de grandes mains pourront mobiliser un rachis en toute sécurité. Des mains fines et longues, tout comme celles du violoniste A. Dumay, pourraient être des mains de kinésithérapeutes spécialisés dans le massage esthétique après chirurgie plastique et réparatrice, des mains trapues et musclées comme celles de la pianiste M. Arguérich, si peu féminines, pourraient être les mains d’une étudiante se destinant à masser des sportifs de haut niveau etc.

Les gammes incessantes et répétées des doigts sur le corps de l’autre, dans l’apprentissage d’un toucher martelé ou au contraire extrêmement léger et véloce, façonnent le visage de ces mains de futurs professionnels, les rendant musclées, résistantes, agiles , souples, et finalement fonctionnelles. De même les poignets se délient, les coudes apprennent à se déployer loin du tronc, les épaules à s’abaisser, le rachis à se courber, ou au contraire à se redresser, les jambes à plier, se tendre, se déplacer, l’apprentissage transformant ces étudiants maladroits, aux mains inertes et sans vie tactile, les rendant comme ils le souhaitaient si ardemment, virtuoses et

techniciens, professionnels identifiables et reconnaissables du toucher kinésithérapeutique.

Peut-on estimer que leurs mains sont des « mains-outils » ?

Mains-outils ?

Cet entraînement peut se concevoir comme utilisation de tout le corps automate produisant un toucher stéréotypé et anonyme, impeccable dans son exécution mais reproductible car robotisé, mécanisé et semblable à celui que pourraient effectuer des machines qui d’ailleurs dépassent souvent l’homme dans la régularité, la vitesse et l’endurance des gestes déclenchés.

Ce savoir technique quasiment machinal fait appel à des mains considérées comme des outils très performants. La main-outil décrite par Aristote pourrait être cette main qui « semble bien être non pas un outil, mais plusieurs, car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres »210, « un instrument d’instruments »211, qui

« devient griffe, serre, corne, lance ou épée »212, ou plus exactement dans le cas du

toucher en Institut, une main caresse, pression, vibration, étau ou câline, guide ou rambarde de protection, écoute « capable de tout saisir et de tout tenir »213, non pas

comme une arme, mais comme un outil mobilisant et stabilisant, créant ou recréant le mouvement.

Ces mains-outils, au service de la technè, sont comme les mains des artistes peintres pour lesquels, « après tout, une œuvre d’art ne se réalise pas avec les idées, mais avec les mains »214 et pour qui « le tout de ce qui se passe est là, avant d’arriver au

210 Aristote, Les parties des animaux, Paris, Belles Lettres, 1993, IV, 687a. 211

Aristote, De Anima, op. cit., III, 8.

212 Aristote, Les parties des animaux, op. cit., 687b. 213 Id., 687b.

bout de la plume ou du pinceau, le tout est de l’avoir au bout des doigts, sans rien en perdre, en entier ».215

Pouvoir et savoir utiliser ses mains outils peut être un privilège si l’on en croit Aristote qui affirme : « ainsi ceux qui disent que l’homme n’est pas naturellement bien constitué, qu’il est le plus désavantagé des animaux, parce qu’il est sans chaussures, qu’il est nu et n’a pas d’armes pour combattre, sont dans l’erreur. Car les autres animaux n’ont chacun qu’un seul moyen de défense, et il ne leur est pas possible d’en changer. Ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir comme pour faire le reste, il leur est interdit de déposer l’armure qu’ils ont autour du corps et de changer l’arme qu’ils ont reçue en partage. L’homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours permis d’en changer, et même d’avoir l’arme qu’il veut quand il le veut »216. C’est pourquoi les étudiants

reconnaissent bien volontiers « avoir une chance inouïe d’être à l’école pour pouvoir apprendre à se fabriquer une bonne main ».

Leurs mains sont-elles pour autant des mains-outils ?

Mains-organes

D’après les définitions classiques, un outil est un objet fabriqué dont l’homme se sert avec ses mains pour effectuer un travail et produire un autre objet utile pour lui.

Un organe, par contre, est une partie nettement délimitée d’un corps vivant qui remplit une fonction déterminée et sert d’instrument, de moyen d’action, d’entremise ou de moyen de manifestation.

215 A. Vallentin, Picasso, Paris, Albin Michel, 1957, p. 22. 216 Aristote, Les parties des animaux, op. cit., 687b.

Il paraît donc plus judicieux de ne pas considérer la main des étudiants en kinésithérapie comme outil prolongement du corps, mais comme organe à part entière de motricité et de manipulation, de préhension, de communication et de toucher.

De plus, la main est vivante, contrairement à un outil dépourvu de sensibilité. En effet, si l’anatomie osseuse de la main, son architecture, sa forme, normalisées, sortes de matières constitutives données à la naissance, puis modelées par l’apprentissage technique du toucher, peuvent évoquer celles d’un outil perfectionné, sa physiologie unique la fait définitivement basculer dans le « camp » des organes humains.

Ecoutons le professeur Vilain nous parler de la peau pour mieux comprendre notre propos : « la peau est notre carrosserie, souple, sensible et chauffée…La constitution du derme évoque celle d’un pudding. La substance fondamentale est la pâte. Les cellules conjonctives, les fibres élastiques et collagènes sont les cerises et les raisins secs…Les nerfs donnent naissance à des capteurs aux fonctions bien définies : douleur, tact, pression, chaleur et froid…L’épiderme représente la couche de beurre d’un sandwich SNCF Si la tranche de pain ferroviaire comporte assez de trous et si le couteau est suffisamment garni, le beurre s’enfonce en profondeur. Il en va de même dans la peau. L’épiderme s’enfonce dans le derme, y développant de multiples prolongements ou annexes cutanées »217.

En termes plus kinésithérapiques, cette capacité de la peau à se déformer, la présence de récepteurs sensibles à la pression, au tact fin et au tact grossier, confèrent à la main, par l’intermédiaire de sa peau, son caractère d’organe qui reçoit des informations, réagit aux stimulis et participe, comme nous le reverrons, au toucher rééducateur.

C’est ainsi que les étudiants peuvent se servir de la mobilité de leur main-outil et de la sensibilité de leur main-organe pour apprendre à masser, à mobiliser, tout particulièrement dans l’optique d’acquérir la technique d’un toucher spécifiquement kinésithérapeutique.

Dans le document Le toucher suspendu (Page 72-76)