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L’école du toucher

Dans le document Le toucher suspendu (Page 67-72)

LE TOUCHER DELIVRE

II. L’école du toucher

Arpèges et solfège : le toucher technique

Les grilles d’évaluation reflètent exactement l’esprit dans lequel le toucher est enseigné par certains « formateurs » en Institut de formation initiale, et « appris » par les étudiants soucieux de devenir et d’apparaître virtuoses efficaces du massage et de la mobilisation manuelle. Car tel est le projet-visée de ces étudiants, leur ambition affichée dès l’entrée en première année. Lorsqu’on leur demande ce qu’ils attendent du module 4, ils répondent sans hésiter : « apprendre à masser, apprendre à savoir comment masser, apprendre à devenir bon en massage, apprendre les techniques de massage ».

Pour eux, tout comme pour le grand public, le kinésithérapeute est avant tout un technicien du massage, un spécialiste de la mobilisation, un professionnel qui ne masse pas « comme un zozo », mais qui est le garant d’une technique sérieuse et d’une compétence que les textes lui accordent puisque le massage thérapeutique lui est exclusivement réservé.

Mais qu’entendent les enseignants et les étudiants par « savoir » masser ? De quelle technique du toucher kinésithérapeutique se réclament-ils ?

L’évolution des techniques en kinésithérapie est considérable et incontestable. Dans le champ du toucher à proprement parler, le massage «classique » (six grandes familles de manœuvres pour quelques objectifs allant du massage antalgique au massage circulatoire en passant par le massage de relâchement) s’enrichit de techniques supplémentaires telles que les techniques myotensives, le drainage lymphatique manuel, etc. Toutes ces techniques sont regroupées sous le vocable de « technologie de base » lorsque sont évoqués l’ensemble des procédés techniques, des

méthodes, des savoirs et des outils propres (la main) à un toucher kinésithérapique. Le terme « techniques de base » est réservé au savoir-faire dont la mise en œuvre permet d’obtenir volontairement un résultat donné, une application conforme à un ensemble de normes et de règles d’action codifiées par les pairs.

Force est de constater qu’ « aujourd’hui, la palette d’outils techniques a explosé ainsi que son champ d’application »199. De plus, le statut du kinésithérapeute a

également évolué : « en 1946, le masseur-kinésithérapeute était considéré comme un technicien à qui l’on demandait d’appliquer des techniques prescrites et élaborées par d’autres, les médecins. Aujourd’hui, le masseur-kinésithérapeute conçoit ses actes, choisit ses techniques et les évalue »200. Les prescriptions de rééducation rédigées par

les médecins sont d’ailleurs un bon exemple de cette liberté d’action gagnée à force de revendications des kinésithérapeutes, puisque, contrairement à ce que de nombreux praticiens pensent, le type d’actes et le nombre de séances à effectuer sont laissés à l’initiative des rééducateurs et ne doivent pas figurer sur les ordonnances de séances de kinésithérapie.

La culture du toucher kinésithérapique

Cette évolution justifie l’importance accordée dans les Instituts de formation à l’apprentissage des techniques de base en pratique et en théorie, l’idée d’école étant liée à celle de savoir, savoir-faire et savoir-toucher.

Nous pouvons à juste titre parler d’apprentissage d’un savoir-toucher traditionnel permettant d’obtenir un résultat donné et anticipé, et donc d’un apprentissage de technique du toucher si, comme M. Mauss, nous « appelons technique un acte traditionnel efficace. Il n’y a pas de technique et pas de transmission s’il n’y a pas de

199 Kinésithérapie Scientifique n 454, avril 2005, p. 19. 200Kinésithérapie Scientifique, op. cit., p. 19.

tradition »201. D. Folscheid fait remarquer que « toute tekhnè s’inscrit dans un travail

civilisateur (littéralement créateur de cité), qui instaure un ordre en équilibre mouvant, dont les normes ne sont pas issues de la nature naturelle extérieure mais de sa combinaison avec les activités humaines et les significations qu’elles engendrent »202, et

nous reverrons comment cette tekhnè là témoigne parfaitement des pratiques « où l’expérience semble se confondre avec l’art »203 dans la culture estudiantine des futurs

kinésithérapeutes.

Nous avons vu dans le chapitre I que le massage est une pratique remontant aux temps les plus reculés, .mais c’est au XVIIe siècle, pour la première fois, que plaisir et santé sont mêlés. Le plaisir, le plus souvent conçu négativement depuis Platon qui dénonçait son caractère illusoire et tyrannique, n’est néanmoins pas recherché comme couronnement de l’action à cette époque. Aujourd’hui, non seulement le plaisir est, en rééducation, un incontournable moteur pédagogique, tout comme il l’est en formation dans l’apprentissage du toucher, mais il est, nous le reverrons dans un chapitre ultérieur, ce qui nous indique ce que nous devons faire et « détermine ce que nous allons faire »204, parce que « c’est à partir du plaisir que nous commençons à choisir et

refuser »205.

Le XVIIIe siècle donne lui aussi corps à un concept nouveau très important pour l’évolution de l’histoire de la kinésithérapie, et, à mon avis, pour l’histoire de l’apprentissage du toucher en Institut : les bienfaits de l’endurcissement du corps par l’exposition volontaire au mal. L’éducation très physique prônée par Rousseau (« il y a une habitude du corps convenable aux exercices…ceux qui vont et viennent, au vent, au soleil, à la pluye, qui agissent beaucoup et passent la plupart de leur temps sub dio doivent être toujours vêtus légèrement, afin de s’habituer à toutes les vicissitudes de

201 M. Mauss, Les techniques du corps, Quadrige, 1993, p. 371. 202

D. Folscheid, La question de la médicalité, op. cit., p. 112.

203 Aristote, La Métaphysique, op. cit., livre A, chap. 1, 981a.

204 J. Bentham, Introduction aux principes de la morale et de la législation, op. cit., p. 5. 205 Epicure, « Lettre à Ménécée », Collectif, n2, Paris, Ed. Hatier, 1986, p. 11.

l’air et à tous les degrés de température sans en être incommodés »206), est synonyme

pour de nombreux patients, rééducateurs et étudiants kinésithérapeutes de maîtrise du corps et efficacité des techniques employées. Si on transpose cette idée de fortifier le corps pour mieux l’aguerrir et affermir le tempérament au domaine de l’apprentissage du toucher, on comprend pourquoi les étudiants n’hésitent pas à essayer des frictions douloureuses et agressives sous couvert de les tester, et malheur à celui qui se plaindrait puisque sous prétexte d’apprendre, tout semble permis, y compris l’entraînement et la répétition de ces techniques légitimées par l’objectif d’apprentissage… Si en plus l’enseignant estime « qu’il n’y a pas de mal » à s’entraîner, au contraire, et que c’est en refaisant le geste qu’on l’améliore, et que « ce n’est qu’un mauvais moment à passer mais il faut savoir ce que l’on veut », il est évident que bien peu de personnes trouveront à redire à ce genre de pratiques d’apprentissage du toucher antalgique ! Nous ne sommes pas très éloignés de la multiplication des épreuves physiques imposées à soi-même directement ou indirectement par l’intermédiaire d’un kinésithérapeute tiers pour nous permettre d’obtenir un corps robuste et luxuriant capable d’affronter les épreuves de la vie, ni de l’organisation délibérée d’épreuves pour se surpasser, vivre des sensations extrêmes d’homme fort au corps endurant, bravant le désagrément de techniques agressives pour devenir un professionnel du massage et un étudiant modèle…

C’est ainsi que se transmet une culture du toucher coïncidant avec une acculturation insidieuse mais très prégnante. C’est ainsi que se diffuse dans les écoles un savoir faire que nous pourrions presque appeler tekhnè, dans sa composante de pratiques utilitaires (les « habiletés » requises dans le module 4), et dans sa dimension de beaux-arts (gestes harmonieux, synchronisés…). Ce toucher-tekhné enseigné et appris porte en lui son questionnement d’utilité et d’efficacité puisqu’il est relié à une théorie du toucher et à une évaluation pratique de ses effets. Les enseignants en massage consacrent plusieurs heures en amphithéâtre à dicter les effets mécaniques, physiologiques et psychologiques des manœuvres qu’ils ont fait découvrir aux

étudiants en travaux pratiques, se référant aux recherches sur le massages tendant à justifier et prouver « scientifiquement » les conséquences de celui-ci, quitte à regretter que justement les effets souhaités ou observés ne soient pas démontrés ! M. Dufour écrit par exemple que « il semble raisonnable d’attribuer les effets décontracturants du massage aux multiples circuits nerveux inhibiteurs et activateurs d’origine cutanée, musculo-tendineuse et aponévrotique », « selon Sullivan, l’effet est obtenu de manière sélective sur le muscle que l’on pétrit puisqu’il n’est pas retrouvé lorsque l’on masse le triceps sural controlatéral », « dans le même esprit, il a été montré récemment par Morelli, Sullivan et Goldberg que des manœuvres de pétrissage, d’effleurage et de pressions glissées, appliquées au muscle triceps sural, entraînaient une diminution du réflexe de Hoffman, grâce à la stimulation des boucles de régulation de l’excitabilité motoneurales alpha ». Il écrit aussi dans le même chapitre de son ouvrage considéré comme très sérieux « on peut conclure avec Viel sur l’hypothétique effet stimulant du massage sur la contraction musculaire : rien n’est prouvé »207.

Savoir théorique et savoir pratique, ce toucher technique semble donc bien être une tecknè d’après la définition qu’en donne J. Lombard : « la tecknè est d’emblée si on peut dire, un savoir pratique, et en cela un authentique savoir »208. Les étudiants

apprentis semblent également être sur la bonne voie puisque ils tentent de maîtriser la

tecknè d’Aristote, « disposition à produire accompagnée de règle »209, qui permet au

médecin de guérir, et au kinésithérapeute de rééduquer.

207 M. Dufour, Massage et massothérapie, op. cit., p. 69 à 71. 208 J. Lombard , Aristote et la médecine, op. cit., p. 23. 209 Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., 1140a

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