• Aucun résultat trouvé

Une praxis éducative du toucher

Dans le document Le toucher suspendu (Page 111-124)

LE TOUCHER DELIVRE

VI. Une praxis éducative du toucher

Approches neurophysiologiques de l’apprentissage moteur

Le couplage perception-action trouve son expression fonctionnelle dans un « contrôle moteur qui repose sur des processus mixtes, centraux et périphériques »324.

L’objectif, qu’il soit rééducatif ou éducatif, est l’agir. De nombreux modèles du traitement de l’information sont validés tant en éducation physique et sportive, domaine à la pointe de l’apprentissage du mouvement, qu’en kinésithérapie. Ces modèles ne sont pas encore enseignés suffisamment en instituts de formation en masso-kinésithérapie, et pourtant sont exploités par les enseignants à sensibilité neurologique. En effet, si « la performance motrice peut être considérée comme le produit de l’adaptation du système cognitif et du système sensori-moteur du sujet aux contraintes des situations auxquelles il est confronté »325, les enseignants ont la tache

facile d’intégrer dans leurs travaux pratiques des stimuli tactiles (pressions, étirements, etc.), des stimuli environnementaux (heures de cours à différents moments de la journée), des éléments cognitifs (TP d’application du cours sur l’équilibre avec sollicitation des appuis plantaires stimulés par le massage), et des valeurs motivationnelles (TP de révisions avant les partiels), le toucher des étudiants se trouvant orienté et modifié par toutes ces composantes. « Jouer » sur tous les facteurs est une des fonctions de l’enseignant organisateur de ses cours et des conditions matérielles et émotionnelles de ceux-ci, rôle s’apparentant à la conception et l’application d’une véritable stratégie pédagogique de l’apprentissage du toucher.

324

M. Laurent, J.J. Temprado, Séminaire « Apprentissage et contrôle du mouvement dans les A.P.S., Quelles théories pour quelles pratiques ? », Polycopié 2000, Université d’Aix-Marseille, 2001, p. 12.

Prenons un exemple encore plus précis d’application des théories du contrôle moteur. Tout comme nous l’avions évoqué avec les lois de la psychologie de la forme, un mouvement d’apparence simple, « comme le pointage d’une cible dans l’espace 326»

(la phase d’approche du corps de l’autre lors d’un massage) est régi par certaines lois de l’organisme qui doit successivement :

« - localiser la cible dans l’espace et actualiser la géométrie du membre concerné (définition des coordonnées de la cible dans l’espace, intégration des informations sensorielles)»327, c'est-à-dire estimer la distance de son corps de

massant par rapport à la table de massage par exemple et rapprocher son tronc, plier les jambes, etc.

« - définir un plan d’action (choix et formation d’une trajectoire) »328

comme par exemple décider de masser les spinaux de la tête vers le sacrum ou l’inverse, la trajectoire n’étant pas identique en fin de parcours.

« - planifier l’action musculaire nécessaire à la réalisation de cette trajectoire »329,

donc se préparer à utiliser d’abord les muscles de toute la main, puis ceux de l’avant-bras et du bras en progression, avec ouverture des doigts et de la paume de la main dès le départ avant de toucher le corps de celui qui se fera masser. « - adapter si besoin la commande en cours d’exécution (mise en jeu des mécanismes de rétroaction sensorielle) 330» en refermant les quatre doigts de la

main si les spinaux de celui qui est massé sont de petite corpulence ou très toniques.

326 P. Le Cavorzin, « Aspects généraux de la physiologie de l’acte moteur », Kinésithérapie scientifique,

numéro 474, février 2007, p.7.

327

P. La Cavorzin, « Aspects généraux de la physiologie de l’acte moteur », op. cit., p. 7.

328 Id, p.7. 329 Ibid, p. 7. 330 Ibid, p. 7.

« - mémoriser la performance afin de l’améliorer le cas échéant pour une tâche similaire ultérieure (apprentissage moteur) »331, ce qui est précisément l’enjeu

pour un étudiant en toucher.

Cet exemple illustre la complexité d’un acte moteur et l’intérêt certain pour les enseignants de connaître les mécanismes déclencheurs et régulateurs pour favoriser un meilleur apprentissage chez les étudiants par l’entraînement et l’expérience d’un toucher sans cesse renouvelé.

Il permet également de mettre en lumière d’autres éléments nécessaires à ou apportés par l’expérience elle-même, tels que la capacité à se représenter son corps en situation, à adapter le toucher en fonction des contraintes rencontrées, à mettre en mémoire des données vécues pour mieux les utiliser par la suite, à les analyser avant, pendant et après l’action. Ce processus actif cognitif et émotionnel, intentionnel et décisionnel, fait appel à des facultés de concentration et d’attention qui sont disséquées et décrites par les scientifiques. Mais il importe de définir clairement les limites de ces imageries cérébrales, même si elles donnent, comme le dit Damasio « l’impression d’écouter aux portes de ma propre vie intérieure, comme reliée à la source même de l’existence »332.

Si de plus en plus de mécanismes cérébraux sont accessibles à la technologie moderne, le sens qui leur donne leur véritable finalité « échappe, par son essence même, à toute imagerie quantifiée »333. Voir à travers la voûte crânienne d’un homme

pensant est un rêve et une chimère. Il est vrai que si ce que l’on appelle pensée se limite à la mise en œuvre de fonctions dites cognitives, il devient possible d’envisager une exploration du cerveau et de recueillir des données sur l’aspect quantitatif, mesurable, de certaines activités mentales. Mais si l’on accorde à la pensée une dimension qualitative, personnelle, invisible, il est illusoire de s’aventurer à essayer de voir le cerveau, et l’homme, penser.

331 Ibid, p.7.

332 A. Damasio, interview sur France Inter, Janvier 1995, à propos du Voyage magnifique de Schubert. 333 E. Zarifian, « L’outil, les fonctions et le sens », La Recherche, numéro 289, juillet-août 1996, p. 5.

C’est pourquoi il nous faut revenir à la philosophie pour continuer notre voyage dans la galaxie de l’expérience et de la connaissance.

L’expérience en première personne

Expérience et éducation passive

L’expérience au service de l’apprentissage a été décrite précédemment, mais si l’apprentissage fait partie de l’éducation, alors l’expérience est au service de l’éducation des étudiants.

« Les valeurs de l’éducation sont liées à l’apprendre, écrit O. Reboul, elles sont ce qui mérite d’être appris par chacun et en même temps l’acte de l’apprendre ; apprendre étant devenir homme »334. Mais qu’est ce qu’apprendre à devenir homme

pour les étudiants, qu’est ce qu’apprendre à devenir kinésithérapeute, et en quoi l’expérience du toucher en travaux pratiques peut-il les aider ?

Locke insiste sur le fait que « même des impressions légères, presque insensibles, quand elles ont été reçues dès la plus tendre enfance, ont des conséquences importantes et durables »335, ce qui renforce notre croyance que les premiers travaux

pratiques seront déterminants pour ceux qui en font l’expérience, idée que défendent les responsables pédagogiques lorsqu’ils imposent aux enseignants de faire l’appel à chaque cours, un étudiant n’étant pas présentable au diplôme d’état si celui-ci compte un certain nombre d’absences. Il me semble d’ailleurs que ce moyen de chantage est bien peu éducatif puisque fondé sur la peur d’une sanction et non pas sur le regret d’avoir manqué quelque chose d’important, ce que Locke exprimait ainsi : « pour

334 O. Reboul, Les valeurs de l’éducation, Paris, PUF, 1999, p. 9. 335 J. Locke, Quelques pensées sur l’éducation, Paris, Vrin, p. 27.

obtenir des enfants qu’ils apprennent avec zèle la grammaire, la danse , ou quelque chose du même genre, de peu d’importance pour le bonheur et l’utilité de leur vie, les parents emploient mal à propos les récompenses et les châtiments ; ils renversent les principes de l’éducation »336, ce qui, pour quelque chose d’importance et d’utile, est

encore plus néfaste.

Permettre aux étudiants d’être actifs est un des objectifs principaux de l’enseignement pratique. Certains pourraient croire, à tort, que l’expérience est un phénomène passif, tout comme se faire masser peut sembler l’être. « L’expérience est souvent décrite comme procédant d’une pure réceptivité »337 écrit A. Barberousse. Le

contact extérieur de la main de celui qui masse sur celui qui est massé est indépendant de la volonté de ce dernier, même si celui-ci a accepté les règles du jeu de l’apprentissage pratique « sur » lui. Si les frictions effectuées sont douloureuses ou mal exécutées, ce qui est souvent le cas, l’expérience peut être rangée du côté de l’épreuve subie. Certes, il est toujours possible de refuser de continuer l’expérience, contrairement à ce qui se produit souvent en secteur hospitalier où les malades n’ont pas leur mot à dire, ou n’osent pas exprimer leur désaccord. Et pourtant, cette passivité de l’expérience est féconde. Elle instruit l’étudiant qui la reçoit, elle l’éduque, d’une part en le confrontant à des situations variées, comme le préconisent à la Renaissance ceux pour lesquels « pour former au mieux un jeune esprit, nulle école n’était considérée meilleure que celle de l’expérience, entendue au sens d’une rencontre avec des situations ou des objets toujours nouveaux »338. C. Bernard soutient la même idée

lorsqu’il écrit « dans la langue française, le mot expérience au singulier signifie d’une manière générale et abstraite l’instruction acquise par l’usage de la vie »339.

336

Id., p. 68.

337 A. Barberousse, l’expérience, op. cit., p. 12. 338 Id., p. 14.

Cette expérience « passive », marque de toute expérience, est d’autant plus riche qu’elle participe à l’élaboration de notre mémoire et donc d’une autre sorte d’expérience. Aristote fait remarquer que « c’est de la mémoire que provient l’expérience pour les hommes : en effet, une multiplicité de souvenirs de la même chose en arrive à constituer finalement une seule expérience ; et l’expérience paraît bien être à peu près de même nature que la science et l’art, avec cette différence toutefois que la science et l’art adviennent aux hommes par l’intermédiaire de l’expérience, car l’expérience a crée l’art, comme le dit Polos avec raison, et le manque d’expérience, la

chance »340. Les étudiants « faussement passifs » acquièrent donc par l’expérience une

connaissance vécue du toucher par la médiation de ce toucher, qui leur permet de réfléchir sur la dimension scientifique et artistique des sensations qu’ils éprouvent, peut être pour mieux en tirer parti ultérieurement quand ce sera leur tour de toucher l’autre. Mais là encore l’écueil est grand de vouloir ensuite transposer sur autrui ce que l’on a ressenti soi, et d’oublier que l’autre n’est pas moi…

Expérience et activité créatrice du jugement

« Sous l’aspect des rapports entre expérience et jugement, les diverses positions philosophiques envisageables sont, comme on le devine, dictées par l’élément sur lequel on choisit de mettre l’accent, la passivité féconde de l’expérience ou l’activité créatrice du jugement »341.

Le jugement peut-être secondaire à l’expérience, comme dans le paragraphe précédent, ou condition essentielle de toute connaissance. O. Reboul fait de l’esprit critique et du jugement « une des valeurs à laquelle l’éducation a pour but de préparer »342. De nombreux théoriciens des « sciences de l’éducation » insistent sur la

dimension humaine et adulte que donne un enseignement orienté vers l’acquisition et

340 Aristote, Métaphysique, op. cit., A, 1, 980a. 341 A. Barberousse, L’expérience, op. cit., p. 15. 342 O. Reboul, Les valeurs de l’éducation, op. cit., p. 4.

l’usage de la raison par l’intermédiaire de l’expérience, « accompagnement d’un développement intellectuel qui trouve son dynamisme en lui-même »343. Les

neuroscientifiques décrivent le processus actif de la perception comme « processus actif par lequel le sujet recherche l’information dont il distingue les traits essentiels qu’il compare entre eux, ceci afin de générer des hypothèses interprétatives qu’il confronte aux données originales »344. Cette faculté d’interprétation et d’émission d’hypothèses

est bien une des facettes de notre entendement utilisée très précisément lors d’expériences se rapprochant d’expérimentations.

Pour C. Bernard, « l’homme ne se borne pas à voir ; il pense et veut connaître la signification des phénomènes dont l’observation lui a révélé l’existence »345.

L’observation et la palpation en ce qui concerne les étudiants en toucher…Pour lui, « on doit pouvoir toucher le corps sur lequel on veut agir »346 pour être

expérimentateur. On doit également pouvoir raisonner en prenant appui sur l’expérience, en interprétant les faits constatés, en les rapprochant les uns des autres pour porter sur eux un jugement. Cette investigation présuppose « avoir une idée et invoquer ou provoquer ensuite des faits pour contrôler cette idée préconçue » ajoute-t- il. C’est ce que font les étudiants, ignorants au départ de ce qu’est un toucher, testant par expérience le fait de toucher et d’être touchés, puis, se forgeant une vague idée de ce qu’est une friction, essayant ensuite de vérifier si la dite friction entraîne les effets attendus ou non. Ces étudiants pratiquant des « sortes d’expériences de tâtonnement pouvant être appelées des expériences pour voir »347, sont particulièrement actifs et

créatifs, « interrogeant la nature et lui posant des questions dans tous les sens, suivant les diverses hypothèses qui lui sont suggérées »348.

Duhem confirme le rôle du jugement dans ce qu’il appelle une expérience de Physique, comparable à une expérience de toucher physique pour nous, en distinguant une expérience « vulgaire » d’une expérience « de Physique » : « une expérience de

343 C. Hadji, Penser et agir l’éducation, Paris, ESF, 1992, p. 135.

344 N. Brisacq-Schepens, M. Crommelinck, Neurosciences, Abrégés de Neuro-psycho-physiologie, op.

cit., p. 31.

345

C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, op. cit., p. 33.

346 Id., p. 37. 347 Ibid., p. 50. 348 Ibid., p. 55.

Physique est l’observation précise d’un groupe de phénomènes accompagnée de l’interprétation de ces phénomènes ; cette interprétation substitue aux idées concrètes réellement recueillies par l’observation des représentations abstraites et symboliques qui leur correspondent en vertu des théories admises par l’observateur. Le résultat de l’expérience vulgaire est la constatation d’une relation entre divers faits concrets ; tel fait ayant été artificiellement produit, tel autre fait en est résulté… Le résultat des opérations auxquelles se livre un physicien expérimentateur n’est point du tout la constatation d’un groupe de faits concrets ; c’est l’énoncé d’un jugement reliant entre elles certaines notions abstraites, symboliques, dont les théories seules établissent la correspondance avec les faits réellement observés »349.

Ainsi nous revenons à notre objectif intellectuel du départ, faire émerger chez les étudiants cette capacité à faire les liens entre théorie et pratique et entre pratique et pratique. Partir de l’inconnu pour effleurer le presque connu pour replonger dans un inconnu différent devient dès lors un stimulus puissant d’apprentissage, d’autant plus que de nombreux enseignants privilégient une approche expérimentale par essais- erreurs.

En effet, le renforcement positif non négligeable des résultats de la pratique d’essais réussis sur le comportement des étudiants est exploité systématiquement par certains puisque ce procédé pédagogique a montré les avantages d’un apprentissage par essais-erreurs sur les fonctions mentales de représentation et de raisonnement, notamment lorsque le sujet sait qu’on lui fait exécuter une tâche qu’il va à nouveau rencontrer et dont les résultats seront à reproduire ultérieurement. De plus, l’erreur peut être utilisée par le sujet qui apprend comme moyen de progresser surtout lorsque le rapport dialectique entre réussites et erreurs est maintenu, quand « la valorisation des réussites assure la satisfaction et favorise alors la prise en compte des erreurs et le fonctionnement de boucles de régulation »350.

349

Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, Paris, Vrin, 1989, p. 225.

350 J.J. Bonniol, M. Genthon, « Contingences de renforcement et correction des erreurs », Corpus de

textes : situations d’apprentissage et acquisitions », Université de Provence Aix-Marseille I, 1996, t. 1, p.

Mais poser une question, grand principe de l’institution d’une expérience, d’après C. Bernard pour qui « le grand principe expérimental est le doute qui laisse à l’esprit sa liberté et son initiative »351, rejoint en cela par P. Meirieu pour qui « il

importe au plus haut point de placer l’élève, le plus souvent possible, en position de faire, de se tromper, d’hésiter, de choisir une méthode, d’évaluer ses effets, de rechercher d’autres voies quand on découvre une impasse »352, poser une question,

donc, n’est peut être pas très éthique en apprentissage du toucher, comme le chapitre 3 de cette thèse tentera de le dévoiler.

Tous ces jugements d’expérience, « pensée formée à partir d’une expérience, et possédant le même contenu que cette expérience »353 nous conduisent à une prise de

décision, comme le confirment les chercheurs qui démontrent scientifiquement que « la perception apparaît comme un acte de décision, au niveau cérébral quant à la signification probable des informations sensorielles pour le sujet : cette décision, largement conditionnée par l’expérience innée ou acquise, revêt une grande importance biologique »354. Tout le chapitre 5 de ce travail sera consacré à la prise de

décision responsable, au cœur de l’apprentissage du toucher pour les étudiants, et plus généralement de l’enseignement-éducation censé leur apprendre à devenir des hommes-kinésithérapeutes, c'est-à-dire à développer leur capacité à raisonner, décider et agir en s’orientant eux-mêmes face aux difficultés de la vie.

Expérience et émergence d’un Je-au-monde pensant

L’expérience et les expériences nous apprennent dans quel monde nous vivons, de quel toucher par exemple les étudiants ont besoin pour soulager ou stimuler une personne, et elles les renseignent sur la façon dont ces informations peuvent être

351 C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, op. cit., p. 71. 352

P. Meirieu, « Vers l’éducation nouvelle », numéro 450, sept-oct 1991, p. 14.

353 A. Barberousse, l’expérience, op. cit., p. 20.

354 N. Brisacq-Schepens, M. Commelinck, Neurosciences, Abrégés de Neuro-psycho-physiologie, op. cit.,

intégrées dans ce qu’ils ont appris ou ce qu’ils pensent par ailleurs. Mais l’expérience n’est « pas seulement une bonne institutrice, elle n’a pas pour seul effet de nous faire connaître le monde : elle agit sur nous, elle nous transforme, autant par ce qu’elle nous apprend que par la façon dont elle nous l’apprend »355. Nous retrouvons ainsi les

aspects subjectifs et phénoménologiques qui lui sont constitutifs. Nous avions déjà étudié comment notre corps, et plus précisément notre main, joue un rôle décisif dans la façon dont le contenu du toucher est transmis à notre esprit. Expérimenter un toucher produit un effet, et cet effet fait partie de mon expérience tout autant que le contenu technique du toucher en question. Il n’est pas rare que l’expérience du toucher vécu soit au-delà de toute expression, les étudiants étant incapables de qualifier exactement une pression glissée le long de leur cuisse par exemple. Husserl a analysé cette foule de pensées et d’impressions comme un « débordement » du contenu d’une expérience par de multiples autres expériences. « Le monde est pour nous tel qu’en lui la connaissance a toujours déjà accompli son œuvre, sous les formes les plus variées ; et ainsi il est hors de doute qu’il n’y a pas d’expérience, au sens simple et premier d’expérience de chose qui, s’emparant de cette chose pour la première fois, la portant à la connaissance, ne « sache » pas déjà d’elle davantage que ce qui vient ainsi à la connaissance »356. Il développe cette structure de l’expérience comme « toute

expérience, quel que soit ce dont elle fait l’expérience au sens propre, ce à quoi elle est confrontée, a eo ipso, nécessairement, un savoir et un savoir latent se rapportant à cette chose, précisément, à ses caractères propres, auxquels elle n’a pas encore été confrontée »357. Qu’ils osent l’avouer ou non, les étudiants ont un pré-savoir déterminé,

et les pressions glissées le long des adducteurs réveillent des sensations éprouvées dans un autre contexte, ou évoquent des images ou des fantasmes vécus ou imaginaires. Cet « horizon interne, induction qui, par essence appartient à toute expérience, en est inséparable car étant dans l’expérience elle-même »358. La

particularité de cet horizon est qu’il peut être influencé, modifié, complété, par la volonté d’un Je-voulant autant de la part d’un étudiant que d’un enseignant, et tel est

355

A. Barberousse, L’expérience, op. cit., p. 35.

356 Husserl, Expérience et Jugement, Paris, PUF, 1970, p. 36. 357 Id., p. 36.

l’enjeu de l’apprentissage d’un toucher qui, de toucher intime, peut alors devenir toucher « aussi » d’apprentissage puis de rééducation.

En effet, « l’expérience renvoie à la possibilité – et il s’agit là d’un pouvoir du Je - ,

Dans le document Le toucher suspendu (Page 111-124)