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Le premier séjour de Wagner en France (1839-1842) : une double déception

Est-il besoin de préciser que, lorsque le jeune Wagner rêva de se rendre en France dans les années 1830, il n’envisageait pas d’autre destination que Paris ? La capitale française fascinait le musicien à deux titres. Tout d’abord, c’était une capitale artistique incontestable, portée par des institutions aussi prestigieuses que le Théâtre de l’Opéra et la salle Favart où se produisaient tant des compositeurs français (Cherubini, Boieldieu, Auber ou Halévy) que les plus célèbres et les plus méritants des Italiens (Rossini, Bellini puis Donizetti). Elle était aussi le creuset des idées politiques progressistes auxquelles adhérait Wagner : le socialisme y germait (celui de Proudhon, qu’il ne découvrit toutefois qu’à la fin des années 1840) et, avec lui, tous les mouvements opposés à la Restauration et à l’hégémonie bourgeoise. Les Trois Glorieuses, même si elles ne permirent pas au mouvement de révolte d’aboutir, avaient séduit le jeune Wagner, qui écrivit à ce propos dans son Essai autobiographique (1842) : « D’un coup, je devins révolutionnaire, et je fus persuadé que tout homme quelque peu actif ne pouvait que s’occuper de politique2. » Dès le début des

années 1830, Wagner savait que Paris allait devenir une étape importante, un objectif même, dans sa carrière.

Lorsqu’il posa le pied à Paris, le 17 septembre 1839, sa désillusion fut pourtant grande. Venant de Londres, Wagner commença par trouver les rues de Paris étriquées (« Les fameux

1. Outre l’exposition au musée Galliera organisée à l’initiative de Devraigne en 1966, on peut mentionner l’exposition « Wagner et la France », qui s’est tenue à l’automne 1983, pour le centenaire de la mort de Wagner, à l’initiative de la Bibliothèque nationale et de l’Opéra de Paris ; voir Martine Kahane et Nicole Wild, Wagner et la France, cat. exp. (Paris, Théâtre national de l’Opéra, 26 octobre 1983 – 26 janvier 1984), Paris, Herscher, 1983.

2. Richard Wagner, « Autobiographische Skizze », dans Gesammelte Schriften und Dichtungen, Hildesheim, Olms, 1976, vol. I, p. 11.

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Wagner und Frankreich

boulevards n’étaient pas aussi colossaux que je le croyais3 », peut-on lire dans Ma vie). Sur un

plan professionnel, les déconvenues furent elles aussi nombreuses, car Wagner ne parvint pas à s’introduire le milieu parisien aussi facilement qu’il l’avait espéré. On ne lui offrit que de menus travaux (des transcriptions, des arrangements, des corrections d’épreuves pour l’éditeur Schlesinger et quelques critiques pour la Gazette musicale). Meyerbeer, qu’il avait rencontré à Boulogne juste avant d’arriver à Paris et qui l’avait recommandé auprès de personnalités aussi influentes que le chef d’orchestre Habeneck ou que Duponchel, le directeur de l’Opéra, se montra bientôt beaucoup moins zélé. Tous les projets que Wagner destinait à l’Opéra se soldèrent d’ailleurs par des échecs : tant l’idée de reprendre le Freischütz de Weber, créé finalement le 7 juin 1841 dans le cadre d’un concert de bienfaisance pour la veuve de Weber, que son ébauche d’opéra Les Mines de Falun d’après un conte d’Hoffmann. Seule son Ouverture de Christophe

Colomb fut jouée à la salle Valentino en février 1841, où elle reçut un assez bon accueil.

Parallèlement, Wagner apprit beaucoup. Grâce aux nombreuses transcriptions dont on lui passa commande, il découvrit les opéras de Donizetti (qu’il appréciait peu), d’Halévy et d’Auber (qui avaient plus ses faveurs). A force de fréquenter les concerts, il se familiarisa avec l’œuvre de Berlioz comme avec celles des principaux compositeurs d’opéra français. Ses nombreuses recensions pour la Gazette musicale témoignent de toutes ces découvertes musicales et des jugements que Wagner porta sur elles. On sent bien que, parmi les compositeurs français, sa préférence allait à Auber. Le grand succès de ce dernier, La Muette de Portici (1828), que Wagner put réentendre à l’Opéra en décembre 1840, l’impressionna à tel point qu’il le qualifia, dans son essai sur Auber paru à l’occasion de la mort de ce dernier, en 1871, d’« exception » dans la production française, tant le sens dramatique conjoint du livret et de la musique lui paraissait puissant. Dans sa recension de La Reine de Chypre d'Halévy pour la Gazette musicale de mai 1842, il oppose ce même opéra d’Auber, qui l’intéresse visiblement plus que celui d’Halévy, aux œuvres frivoles de Rossini, et, pire, de Donizetti, qui faisaient encore la joie des Français. Wagner se plaignait en général que l’opéra n’eût pour seul but que de divertir et qu’il se complût à proposer au public des dénouements heureux (la fameuse lieto fine italienne). La Muette faisait exception, car le sort tragique du héros Masaniello, condamné à mourir sous le déluge de feu et de cendres du Vésuve, ne rendait que plus poignant son combat contre l’occupant espagnol à Naples. Wagner voyait là un modèle à suivre. D’ailleurs, la partition de Rienzi, qu’il acheva à Paris et envoya depuis la capitale française au théâtre de Dresde, fait elle aussi mourir l’ambitieux et machiavélique tribun sous le feu de l’incendie du Capitole romain. Et pourtant, à côté de cela, Wagner enviait la culture française pour son sens du comique qui faisait profondément défaut à la culture allemande (ne devait-il pas se réjouir, à son arrivée à Paris en 1839, de loger dans un garni qui se trouvait être la maison natale de Molière4 ?). Ainsi Une chaîne, pièce comique

d’Eugène Scribe qu’il découvrit en décembre 1841, reçut-elle ses faveurs.

Le 7 avril 1842, Wagner quitta Paris. Il emportait avec lui les partitions du Vaisseau

fantôme et de Rienzi, qui furent toutes deux créées à Dresde dans les mois qui suivirent. La

seconde connut d’ailleurs un succès retentissant, l’un des rares dans la carrière du compositeur. Cet opéra, que Wagner renia dans la dernière partie de sa vie et qui de ce fait n’a pas droit de cité au Festspielhaus de Bayreuth, est pourtant hautement révélateur du lien tissé entre Wagner et la France. Bien qu’écrit en allemand, Rienzi est le seul opéra de Wagner à adopter le découpage classique de la tragédie française en cinq actes ; il porte également le sous-titre de « Grand opéra tragique » (Grosse tragische Oper), qui fait référence au genre du « grand opéra » présent sur la scène de l’Opéra de Paris depuis la monarchie de Juillet ; il comprend aussi, dans le deuxième acte

3. Richard Wagner, Ma vie, traduction de Noémi Valentin et Albert Schenk, révisée, complétée et annotée par Dorian Astor, Paris, Perrin, 2012, p. 202.

(conformément aux prescriptions du modèle français), une pantomime à la taille démesurée ; enfin, il fait un très large emploi des chœurs, une autre caractéristique de l’opéra français depuis Gluck qui s’était encore renforcée sous Spontini et Auber, deux compositeurs appréciés de Wagner. Rienzi est en outre le seul opéra de Wagner qui, du vivant du compositeur, ait obtenu un succès lors de sa création en France en 1869. Peut-être aurait-ce été là une voie à suivre si Wagner avait voulu percer sur les scènes parisiennes ? L’Allemand, pourtant, n’en fit rien. Bien que composé à Paris et Meudon, Le Vaisseau fantôme, avec son sujet nordique, son recours à la ballade et son style vocal et instrumental fortement imprégné de Weber et Marschner, prenait déjà ses distances par rapport au modèle français. Le virage amorcé par Wagner était sans retour, car Les Maîtres chanteurs, s’ils sont certes une comédie, n’en demeurent pas moins, par leur musique, leur sujet et surtout la réception qu’ils connurent en Allemagne, particulièrement sous le Troisième Reich, une œuvre authentiquement allemande. Le grand opéra pour Wagner ne fut donc qu’un rêve, une éphémère chimère : celle de percer à Paris. Wagner apprit au cours de son premier séjour dans la capitale française que les boulevards parisiens n’étaient pas les seuls à être étriqués ; les réseaux, eux aussi, fonctionnaient en vase clos, et le goût français n’était pas prêt à accueillir les élucubrations d’un jeune compositeur allemand qui revenait des brumes baltes de Riga.