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L’émulation wagnérienne (1861-1918)

La première période de la réception de l’œuvre et des théories de Wagner en France s’étend de la création de Tannhäuser à la fin de la Première Guerre mondiale et peut être qualifiée de phase d’« émulation ». Durant ces quelque cinquante années, le wagnérisme fut un phénomène typiquement français. Cette particularité tient évidemment aux polémiques qu’avait suscitées la représentation parisienne de Tannhäuser, au contexte politique très tendu existant entre la France et l’Allemagne après la guerre de 1870, mais aussi, comme le note très justement Thomas Mann, au fait que la réelle compréhension de l’œuvre de Wagner ne requiert pas qu’un goût prononcé pour la musique, mais avant tout une sensibilité littéraire. Thomas Mann écrivait en effet dans ses Considérations d’un apolitique : « Je le répète, si l’on excepte Nietzsche, il n’y a jamais

1. Timothée Picard, Wagner, une question européenne. Contribution à une étude du wagnérisme (1860-2004), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.

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eu de critique wagnérienne en Allemagne, car le peuple “non littéraire” est par cela même non psychologue et anti-psychologue. Baudelaire et Barrès ont mieux parlé de Wagner que n’importe quel biographe et apologiste allemand3. » En effet, en France, les premiers wagnériens étaient

avant tout des hommes de lettres, écrivains, critiques ou journalistes. Champfleury, de son vrai nom Jean Husson, qui fut le premier à publier un long texte apologique en faveur de Wagner, était critique, romancier et dramaturge, mais son intérêt le portait aussi vers la musique et les musiciens, notamment vers Hoffmann, dont il traduisit les Contes posthumes en 1856. Charles Baudelaire partageait peut-être moins ce goût pour la musique qu’une curiosité à l’égard du phénomène Wagner, dont les journaux parlaient depuis le début des années 1850. Il fut l’une des premières personnalités françaises du monde littéraire à écrire à Wagner en réaction aux concerts de la salle Ventadour de l’hiver 1860. Sa lettre du 17 février anticipait déjà ce qu’il publia à l’occasion du Tannhäuser un an plus tard. Parmi les autres wagnériens de la première heure en France, on compte presque exclusivement des gens de lettres : Catulle Mendès, qui, bien que juif, correspondit avec Wagner jusqu’à son divorce en 1874 ; Auguste Villiers de l’Isle-Adam, qui était écrivain, mais aussi pianiste ; Judith Gautier, qui fit partie, avec Mendès et Villiers, du groupe des trois Français qui suivaient le plus assidûment les créations de Wagner (à Munich, à Bayreuth) et lui rendirent visite à Lucerne. Cette liste pourrait naturellement être étoffée, notamment par des noms comme celui d’Edouard Schuré, le seul Alsacien qui trouvât grâce aux yeux de Wagner, bien qu’il prît ostensiblement le parti de la France en 1871.

A côté de cela, les musiciens furent, au début du moins, plus discrets. Il y eut certes la comtesse Marie Kalergis, une pianiste polonaise, proche de Liszt et de Hans von Bülow, qui approcha de cette manière l’entourage de Wagner et joua dans les années 1860 un grand rôle dans la défense des œuvres du compositeur exilé. On ne peut bien entendu omettre de cette liste le nom de Berlioz, qui lança en février 1860 une polémique sur la musique de l’avenir. Mais son rôle dans l’histoire du wagnérisme resta toutefois assez limité, premièrement parce qu’il mourut rapidement (en 1869) et en second lieu parce qu’il adopta une position ambiguë à l’égard de Wagner et de sa musique. Cette ambiguïté était d’ailleurs entretenue par sa proximité avec Liszt, qui, lui, soutint sans réserve et jusqu’à sa mort la musique de Wagner.

Tous ces écrivains qui avaient pris la défense de Wagner usèrent de leur art pour propager le message wagnérien ; ces textes pouvaient revêtir la forme de biographies (Le Troisième Rang

du collier de Judith Gautier), d’essais didactiques (Le Drame musical d’Edouard Schuré), de

fictions mettant en scène par analogie des personnages réels (Le Roi vierge de Mendès, où le personnage de Hans Hammer représente Wagner) ou bien des récits mystico-philosophiques qui reprenaient les thèmes de la Tétralogie ou de Parsifal (Axel de Villiers de l’Isle-Adam). Tous ces wagnériens de la première heure ouvrirent le débat sur Wagner, son œuvre et la création artistique en France et le posèrent d’entrée de jeu dans une dynamique interdisciplinaire.

Ils furent les précurseurs de la deuxième génération, qui, à partir de la mort de Wagner, tenta de mettre ses théories en pratique (particulièrement à travers la notion d’« œuvre d’art totale ») dans le domaine littéraire et, bien plus marginalement, dans celui des beaux-arts. De nouveaux noms rejoignirent alors le cercle des wagnériens : Théodore [Téodor] de Wyzewa et Edouard Dujardin, aidés du traducteur Victor Wilder et relayés par leur correspondant allemand Houston Stewart Chamberlain, en constituaient le noyau  ; Joris-Karl Huysmans, Stéphane Mallarmé, Joséphin Péladan, Paul Verlaine, Jacques-Emile Blanche et, pour les arts plastiques, Henri Fantin-Latour y prêtèrent leur concours, mais moins durablement. La Revue

wagnérienne (1885-1888) était l’organe de leur action, qui visait la diffusion de l’œuvre et des

théories de Wagner en France et leur application à l’écriture littéraire. C’est ainsi que Wagner devint, à son insu, le point de départ du symbolisme. L’idée, défendue par le symbolisme,

consistant à décrypter un monde de signes et de symboles par une alliance des arts prouve à quel point les dimensions synesthésiques et mythologiques de l’œuvre de Wagner jouèrent un rôle déterminant dans la première phase de sa réception française.

Durant ces mêmes années, le débat anima aussi les musiciens, particulièrement les compositeurs. Il fut à l’origine d’un fort clivage, au sein de la Société nationale de musique, entre les tenants de l’ancienne garde, comme Saint-Saëns, attachés à la défense d’une musique nationale, et ceux de la nouvelle génération dont faisaient partie d’Indy et Chabrier, plus perméables à la musique allemande. Mais, en musique, le wagnérisme se posait en d’autres termes qu’en littérature. Il était avant tout perçu comme le signe de la modernité du langage. Berlioz lui-même en avait posé les fondements en 1860, en contestant d’ailleurs à la musique de Wagner d’être vraiment celle de l’avenir. Si Wagner était aussi considéré, de même qu’en littérature, comme un artiste progressiste qu’il fallait suivre, le débat parmi les musiciens portait avant tout sur la manière dont ce progrès devait arriver. Trois éléments étaient perçus à l’époque par les musiciens comme particulièrement caractéristiques de la musique de Wagner : par ordre décroissant d’importance, ce sont l’usage du leitmotiv (mis en évidence par Hans von Wolzogen, lui aussi collaborateur zélé de la Revue wagnérienne), les sujets mythologiques ou légendaires de ses opéras et le chromatisme de son harmonie. Les compositeurs français qui se réclamaient wagnériens écrivirent par conséquent surtout des opéras sur des sujets médiévaux ou fantastiques qui utilisaient les leitmotive de façon souvent un peu schématique, à la manière des « panneaux indicateurs » que critiqua plus tard Debussy. C’est dans cette mouvance wagnérienne que l’on créa en France, entre 1880 et 1900, Gwendoline d’Emmanuel Chabrier, Le Roi Arthus d’Ernest Chausson, Fervaal de Vincent d’Indy, Le Rêve d’Alfred Bruneau et, même si cet opéra prend aussi ses distances par rapport à Wagner, Pelléas et Mélisande de Debussy.

Ceux qui s’opposaient à Wagner cherchèrent une autre manière d’être modernes. Puisant dans le glorieux passé musical de la France et s’appuyant sur les recherches de l’école Niedermeyer et de Joseph d’Ortigue (parues entre autres dans le Traité théorique et pratique d’accompagnement

du plain-chant publié par ce dernier en 1857), ils opposèrent aux sujets mythologiques l’exotisme

et au chromatisme la modalité. Camille Saint-Saëns, un wagnérien de la première heure, se dédit rapidement et devint le chantre de ce nouveau courant. Les genres qui portèrent cette esthétique plus authentiquement française sont la mélodie française et la musique de chambre. L’un des modèles pour l’opéra restait Carmen de Bizet, ce compositeur que Nietzsche opposa et préféra ensuite à Wagner après la déception de Bayreuth.

Il y aurait encore bien des choses à relever sur cette foisonnante première période du wagnérisme en France. On ne peut toutefois conclure brièvement sans insister sur la dimension politique que prit la figure de Wagner au fil de ces années. Attisé par la crise du boulangisme des années 1885-1886 et par la montée d’un nationalisme de plus en plus hargneux, le sentiment anti-allemand gagna rapidement en ampleur en France. Wagner, celui qui avait célébré la gloire de la culture allemande par sa Tétralogie cinq ans après la création du Deuxième Reich, celui dont le théâtre de Bayreuth était devenu le temple de la musique allemande et, rapidement sous l’action de Cosima Wagner et du très conservateur et fervent nationaliste Chamberlain, du nouvel empire impérialiste, allait bientôt être associé à l’Allemand, avec un A majuscule, et devenir la cible d’attaques tant politiques qu’artistiques. Ce point sera développé dans la seconde section de l’exposition. Quoi qu’il en soit, cela n’empêcha pas les opéras de Wagner de s’imposer sur la scène parisienne dans les années 1890, après la représentation houleuse de Lohengrin en 1891. Wagner allait, malgré ces débats, s’établir en France, où il fut à la fois l’incarnation de l’ennemi national et celle de l’artiste du progrès.

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La marginalisation (1918-1950)

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France tourna le dos à Wagner. Politiquement, il était associé à l’ancienne Allemagne impériale, celle qui venait d’être vaincue ; physiquement, le théâtre de Bayreuth était fermé et ruiné ; artistiquement enfin, le xixe siècle

et le romantisme appartenaient définitivement au passé et les musiciens commençaient à se tourner vers cette nouvelle musique venue d’Amérique et que l’on appelait le jazz ou vers un autre passé, plus lointain, celui de Mozart, Haydn ou Pergolèse : le néoclassicisme allait désormais régner en maître. Jean Cocteau, le père spirituel du Groupe des Six, qui rassembla en France tous les compositeurs refusant le romantisme, l’Allemagne et Wagner, déprécia l’œuvre et la figure de Wagner dans Le Coq et l’Arlequin (1918). Il y enjoignit aux artistes français, et notamment à Georges Auric, à qui cet ouvrage était dédié, de crier avec Saint-Saëns « A bas Wagner ! » et de défendre le Coq contre l’Arlequin, la France contre l’Allemagne, le classicisme contre le romantisme. Wagner n’était donc plus au centre des préoccupations artistiques des musiciens français, ni non plus de celles des écrivains. Le lien avec la création était définitivement rompu. Sur un plan politique, dès la réouverture de Bayreuth en 1924, les premiers textes antisémites des Bayreuther Blätter, où était citée, en exergue du numéro 47, une phrase d’Adolf Hitler en personne, ne firent qu’amplifier le rejet esthétique. Siegfried Wagner, l’héritier, eut beau prier son public de ne plus manifester à Bayreuth de prises de positions politiques, l’assimilation entre le mouvement nationaliste et antisémite en Allemagne et Bayreuth était faite. Cosima soutenait son gendre Houston S. Chamberlain, qui avait été l’un des apôtres de l’antisémitisme, encore à l’époque du Deuxième Reich  ; Winifred, l’amie intime de l’«  oncle Wolf  », comme on continuait d’appeler Hitler dans la famille Wagner après son accession au pouvoir en 1933, ne fit rien pour que cette association ne fût publique et notoire. Wagner et Bayreuth étaient définitivement perdus à la cause nazie. La France, qui ne vivait plus dans l’attente d’une revanche mais dans la crainte d’un nouveau conflit armé, ne percevait plus la musique de Wagner comme l’incarnation de l’ennemi, mais comme un levier d’une virulente politique nationaliste et impérialiste du Troisième Reich. Wagner, qui fut, comme l’on pouvait s’y attendre, censuré juste après la fin de la Première Guerre mondiale, fut toutefois progressivement rejoué sur les scènes françaises, moins cependant qu’avant 1914. Les critiques se concentraient désormais plus sur l’interprétation musicale et la mise en scène d’opéras qui étaient passés au répertoire que sur la position esthétique de l’œuvre de Wagner.