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3. Idéal-type du citoyen, de l’élu et du clergé

5.2 Première tranche du rapport : les dessous du scandale du gaz naturel

En dépit des volontés de réforme des mœurs et des institutions politiques, un gouvernement a des attaches partisanes qui le rendent perméable à ces intérêts. Cette commission serait-elle un instrument de vengeance politique contre l’Union nationale ? Les

374 Jean-Paul BRODEUR, La délinquance de l’ordre, LaSalle, Hurtubise HMH, 1984, p. 5.

375 « Enquête sur l’Union nationale », Le Devoir, 6 octobre 1960, p. 1.

376 Mathieu LAPOINTE, « De Cannon à Bastarache : la commission d’enquête comme manœuvre

d’évitement », HistoireEngagée.ca, 10 février 2012 (en ligne), http://histoireengagee.ca/?p=1478 Site

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avis des témoins et spécialistes divergent. Le criminaliste Jean-Paul Brodeur décrit l’enquête Salvas comme ambiguë quant à ses intentions fondamentales. La délimitation temporelle de l’enquête, concernant exclusivement les gouvernements unionistes, renforce l’idée d’une instrumentalisation politique. De même, le choix des structures à l’étude laisse croire que certains lieutenants de l’Union nationale sont visés. Alors que plusieurs organes sont des nids de patronage connus, le choix s’arrête sur le ministère de Joseph-Damase Bégin. Prendre à part l’organisateur en chef de l’Union nationale atteint la crédibilité de l’entreprise377. L’historien Michel Lévesque estime pour sa part qu’un choix précis a dû être fait par le gouvernement Lesage. Les rapports de la commission montrent a posteriori qu’il a misé juste en resserrant l’enquête autour du Service des Achats et du ministère de Joseph-D. Bégin, au cœur du réseau de patronage duplessiste378.

Au cours de leur enquête, les commissaires naviguent en terrain miné. Le processus d’enquête, long et ardu, rencontre plusieurs oppositions379. Le respect dû à l’autorité et l’immunité parlementaire sont invoqués pour protéger les élus qui font l’objet d’une enquête. De plus, le juge Salvas doit scruter des pratiques qui ne sont pas illégales, ou du moins pas encore380. Même si leur magistère demeure celui de l’interprétation de la loi, les commissaires approchent le sujet sous l’angle de la moralité et de la légitimité. Le travail du juge Salvas et de ses collègues documente, avec la vente du réseau gazier et le système de commissions au Service des Achats, deux cas où des élus ont favorisé leur intérêt personnel au détriment du bien commun. Ces comportements sont de nature à mettre en danger le lien de confiance devant relier le public et ses gouvernants. En s’enrichissant grâce à leur position privilégiée, ces derniers desservent l’intérêt public.

377 Mario CARDINAL, Vincent LEMIEUX, et Florian SAUVAGEAU, Si l’Union nationale m’était contée…,

Montréal, Boréal Express, 1978, p. 200.

378 Michel LÉVESQUE, « Il y a 50 ans, la commission Salvas- une enquête sur le gouvernement de Duplessis »,

Le Devoir, 29 octobre 2011, (en ligne), http://www.ledevoir.com/politique/quebec/334754/il-y-a-50-ans-la- commission-salvas-une-enquete-sur-le-gouvernement-de-duplessis Site consulté le 6 octobre 2014.

379 Les griefs portés par l’Opposition se centrent autour de la protection des inculpés. L’Union nationale

questionne la légitimité et de l’objectivité de l’enquête, qui servirait à assouvir une vengeance politique contre l’Union nationale. L’immunité parlementaire est invoquée pour éviter aux inculpés le processus d’enquête et de comparution. De même, le droit de scruter et de critiquer les actions de la Législature est mis en doute. Rapport des commissaires sur la vente du réseau de gaz de l’Hydro-Québec à la Corporation de gaz naturel du Québec, Province de Québec, 27 juillet 1962, p. 3 ; 10-11.

117 Une grande partie du premier rapport est consacrée à la description d’infrastructures, de lois et des circonstances de la vente du réseau gazier à la Corporation de gaz naturel du Québec. Plusieurs des faits dévoilés par le Devoir se trouvent corroborés, de même qu’une foule d’autres facettes de l’affaire. Le réseau gazier fournissant le gaz artificiel à Hydro- Québec fait partie de ses composantes depuis la nationalisation des compagnies d’énergie montréalaises en 1944. Le réseau en est détaché en 1955 grâce à une loi, puis vendu par contrat en avril 1957. La fondation de la Corporation de gaz naturel du Québec, remonte quant à elle à 1955. La Corporation veut prendre part à la distribution du nouveau gaz naturel albertain dont l’arrivée dans la province est imminente. Elle n’est pas la seule à vouloir tirer profit de ce lucratif marché qui s’ouvre, car dès 1953 Hydro-Québec étudie la question.

L’opposition unioniste expose en audience les raisons pour lesquelles le gouvernement a procédé à la vente de son réseau. Elle affirme que le gaz manufacturé n’est pas alors un produit rentable pour l’Hydro-Québec. La Province devrait concentrer ses efforts à privilégier l’énergie d’origine hydro-électrique plutôt que celle du gaz artificiel. Dans leur rapport, les commissaires soutiennent qu’au contraire, en vertu de la loi-cadre de la Commission hydro-électrique du Québec, cette dernière ne peut s’aliéner son réseau gazier. C’est là la première faute reprochée à ses anciens administrateurs, qui sont allés à l’encontre de l’esprit de la loi. De plus, il est difficile de donner crédit à la thèse de l’opposition, puisque plusieurs rapports internes et externes ont préalablement souligné les avantages du gaz naturel. Tous recommandent d’ailleurs à Hydro-Québec de faire le nécessaire pour convertir ses installations gazières afin de recevoir le nouveau combustible381. Malgré ces rapports optimistes, son président décide unilatéralement de liquider le réseau gazier en décembre 1954. Peu après, le gouvernement Duplessis fait savoir qu’il décline la charge de la distribution de gaz naturel, en dépit des demandes des compagnies albertaines en ce sens.

Ensuite, la Commission Salvas s’intéresse au cœur du problème, révélé avec fracas par

Le Devoir. Peu après ce refus, des élus s’affairent à créer leur propre compagnie de

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distribution de gaz naturel. La Corporation de gaz naturel du Québec voit le jour dans le but de tirer profit du marché québécois. Les élus impliqués sont mis au parfum de cette occasion par Édouard Asselin, conseiller législatif et avocat des intérêts albertains auprès du gouvernement du Québec. Le rôle d’Asselin est central dans ces transactions, car il a piloté la confection des projets de loi en pleine connaissance des intérêts des acheteurs382. Au cours du processus menant à la vente réelle du réseau à la Corporation, de nombreux impairs administratifs et législatifs ont été commis. Il s’agit ici d’un cas de délit d’initiés, même si les commissaires n’emploient pas ce terme pour désigner cette collusion entre finance et politique. L’achat du réseau gazier public par la nouvelle Corporation se fait non seulement à un prix avantageux, mais aussi à de meilleurs taux d’intérêts et des délais de paiement prolongés. Ces conditions révélées par l’enquête confirment pleinement l’accusation du Devoir envers les élus inculpés, de s’être « vendus à eux-mêmes avec profit383 » un bien public.

À la fin de leur rapport, les commissaires condamnent la transaction et son mode opératoire. Ils ne peuvent passer sous silence les gestes d’Édouard Asselin, de peur de créer un précédent. Dans l’exercice de ses fonctions, ce dernier a nui au bien public en faisant prévaloir ses intérêts et ceux de ses clients. Le juge Salvas recommande de modifier la loi afin d’insister davantage sur l’importance d’indépendance du législateur. De plus, les commissaires reprochent à d’autres membres du personnel politique d’avoir profité de ce plan, sans y prendre directement part. Ministres, députés et conseillers législatifs et leurs proches ont en effet acquis des parts de la Corporation de gaz naturel du Québec en sachant que leur valeur allait croître. De telles manœuvres ne sont pas explicitement interdites par la loi, mais « réprouvé[es] par la morale et l’ordre publics384 ». Les administrateurs publics desservent l’intérêt d’Hydro-Québec en acquérant des intérêts chez sa concurrente sur le plan énergétique. Les commissaires ajoutent que la loi devrait être modifiée afin de s’assurer que les législateurs soient au-dessus de tout reproche ou de tout soupçon. Les

382 Ibid., p. 93.

383 « Le Devoir accuse : scandale à la Corporation de gaz naturel du Québec », Le Devoir, 14 juin 1958, p. 1.

384 Rapport des commissaires sur la vente du réseau de gaz de l’Hydro-Québec à la Corporation de gaz

119 commissaires concluent en soulignant le tort causé au public par ces tractations, commises avec incurie et insouciance.