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3. Idéal-type du citoyen, de l’élu et du clergé

4.1 Changement de disposition face au pouvoir politique : réformes politiques,

La victoire libérale de 1960 s’est cristallisée dans la mémoire collective comme celle de nombreux départs. Les multiples projets qui ont germé avec la Révolution tranquille touchent plusieurs domaines recoupant à la fois la politique, la société et l’économie. Le présent mémoire s’intéresse principalement aux interventions du gouvernement en matière d’intégrité et de moralité. La « guerre au patronage » que le gouvernement Lesage compte mener, de même que la réforme des structures administratives ont favorisé des conditions propices aux grands chantiers politiques. Avant toute politique de grandeur, n’est-il pas essentiel de faire de l’État un levier efficace et opérationnel ? Voilà pourquoi il importe de compter parmi les moteurs de la Révolution tranquille le changement d’attitude des gouvernants face au pouvoir. Ces changements soulignent la prise d’importance de l’État, acteur passif lors des événements au cœur des chapitres précédents de ce mémoire. Légiférant pour modifier ou resserrer les contours des pratiques administratives, le gouvernement Lesage donne un nouveau tour au débat sur la moralité politique. Les exigences de ce nouvel intervenant diffèrent de celles du Devoir ou des abbés Dion et O’Neill, car il aborde ces problèmes du point de vue de l’éthique de responsabilité. Face à l’éthique de conviction, celle-ci occupe la sphère opposée, mais pas antagoniste, dans la théorie wébérienne342.

Les spécialistes s’intéressant au patronage, comme les politologues Vincent Lemieux, Normand Hudon et le journaliste politique Jeffrey Simpson, soulignent à quel point les années Lesage sont cruciales dans l’attitude moins tolérante de l’État québécois à l’égard du patronage343. Dans son étude pancanadienne du patronage Spoils of Power, Jeffrey Simpson se concentre principalement sur les lois et les faits et gestes de premiers ministres provinciaux et fédéraux aux XIXe et XXe siècles. Alors qu’il s’intéresse au cas québécois, il explique l’usure, puis l’effondrement, du système de patronage efficace de l’Union

342 Max WEBER, Le savant et le politique, Paris, 1918, p. 219.

343 V. Lemieux et R. Hudon expliquent entre autres à quel point Daniel Johnson a veillé de près à

l’élimination du patronage dans les rangs de son parti et de son gouvernement, tant sa pratique a nui à l’image de son parti en temps d’élections. Premier ministre du Québec de 1966 à 1968, Johnson fait partie des élus éclaboussés par le scandale du gaz naturel.

107 nationale. La prospérité économique d’après-guerre, la baisse de l’emprise morale de l’Église catholique et le resserrement des lois auraient eu raison de ce système, qu’il compare à une grande toile d’araignée344. J. Simpson évoque l’émergence d’un nouveau rapport des Québécois à leur gouvernement provincial qui amenuise le recours au patronage. Pour sa part, Ralph Heintzman impute la chute de cette pratique au rôle grandissant de l’État, qui finirait par la marginaliser par ses interventions plus grandes auprès des communautés. Cet élargissement même entraînerait une autre cause de marginalisation du patronage, soit la montée d’une classe de technocrates québécois. Artisans de l’expansion étatique, ils implantent des méthodes d’administration rationalisées, universelles et efficaces345. Ces mêmes méthodes relègueraient le patronage, fondamentalement arbitraire, à l’archaïsme.

Il importe d’ajouter que le gouvernement Lesage lui-même adopte une attitude différente face au pouvoir, dont les traces paraissent dans les journaux à l’étude. Dans l’ensemble, lors des premiers temps de la Révolution tranquille, l’attitude de Jean Lesage et de son équipe se rapproche de l’idéal wébérien du responsable politique, en alliant « passion et coup d’œil346 ». Cette éthique concilie la conviction des idéaux à l’évaluation des conséquences de ses gestes. Le nouveau gouvernement laisse voir une sensibilité accrue au respect de la loi et des normes dans l’administration. Son action vise à la responsabilisation des gouvernants face à l’avenir, qui passe par la justification des moyens employés. Une double obligation d’imputabilité et de devoir de vérité devrait animer les élus et les guider dans l’exercice de leurs charges. Jean Lesage annonce qu’il sera intransigeant quant à la réalisation de ce double objectif d’application rigoureuse des lois et de responsabilisation, qu’il juge nécessaire pour le redressement politique de la province. Il vise ainsi à rétablir la légitimité de l’État. L’ultime finalité de ces interventions est, semble- t-il, de solidifier – voire de renouer – le lien de confiance entre les citoyens et leurs institutions politiques.

344 Jeffrey SIMPSON, The Spoils of Power, the Politics of Patronage, Toronto, Collins, 1988, p. 210.

345 Ralph HEINTZMAN, « The Political Culture of Quebec, 1840-1960 », Revue canadienne de science

politique, vol. 16, no. 1 (1983), p. 39.

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Le désir de voir rehausser les normes de la vie publique place la nouvelle équipe libérale dans la lignée des abbés Dion et O’Neill ainsi que du Devoir. L’étendue et la nature des moyens à leur disposition les différencient toutefois. En tant que nouvelle autorité constituée, le gouvernement Lesage a recours à la force de la loi pour faire primer sa volonté. Il agit sur les points névralgiques en matière de santé démocratique, comme les pratiques administratives et le domaine électoral. La réappropriation de leur État provincial par les Québécois est la condition fondamentale de cette « libération » dont parle Jean Lesage dans ses discours électoraux. Le gouvernement compte parvenir à ses fins en conjuguant la réforme des pratiques politiques à celle des structures administratives. Le programme politique de cette réforme, intitulé Lesage s’engage, consacre plusieurs points à l’assainissement de l’administration publique et des mœurs politiques. Au chapitre de l’administration, la promesse d’enquête sur la vente du réseau de gaz naturel d’Hydro- Québec est réitérée. Une telle commission porterait également sur l’administration de l’Union nationale, revendication portée de longue date par le chef libéral. Une révision en profondeur de la loi électorale figure aussi au programme347. Elle inclut entre autres un redécoupage de la carte électorale favorisant une meilleure représentation démographique. La corruption électorale est dans la mire du gouvernement Lesage, qui veut rendre les officiers électoraux responsables de leurs gestes devant les tribunaux. Ensuite, les finances publiques seraient assainies par un contrôle sévère des dépenses par un organe gouvernemental. La transparence dans l’octroi des contrats serait assurée par le recours systématique à des soumissions publiques. Enfin, les subventions accordées aux institutions et établissements seraient établies de manière statutaire, mettant fin au système d’octrois arbitraires tant critiqué348.

Avec toutes ces mesures, le programme libéral vise à restaurer et à accroître le prestige de l’Assemblée législative « en tant qu’instrument de la démocratie 349». Pour que ces réformes portent véritablement leurs fruits, le journaliste Pierre Laporte insiste sur l’importance de combattre le lieu commun fataliste que la politique est une chose sale350.

347 Présentation complète du programme libéral, La Réforme, 14 mai 1960, p. 5.

348 Ibid.

349 Dale C. THOMSON, Jean Lesage et la Révolution tranquille, Saint-Laurent, Trécarré, 1984, p. 211.

350 Pierre LAPORTE, « Et pourtant il était honnête … IV – La politique est-elle un égout dans lequel les

109 Cette perception négative entraîne le désintérêt des citoyens de la politique, puis leur résignation à accepter comme un fait des pratiques pourtant répréhensibles. Pour les déraciner, il faut faire appel à une forme de courage politique. Alors que le nouveau gouvernement s’installe au Parlement, quelles sont les attentes que nourrissent les citoyens envers lui ? Selon L’Action catholique, la grande entreprise des nouveaux élus est d’épurer les mœurs politiques et de restaurer la dignité de l’État351. Le même constat est tiré du côté du Devoir : « D’abord, [que le gouvernement Lesage] fasse un grand ménage. […] il suffit qu’ils [les nouveaux élus] soient honnêtes et énergiques, qu’ils purgent la politique québécoise des pratiques qui la rendent corruptrice et trop souvent inefficace. On s’attend à ce qu’ils attaquent le mal à toutes ses racines352 ». Le mal dont il est ici question est le patronage et le népotisme, dont les effets sur la vie dans la Cité sont néfastes. Selon André Laurendeau, ces pratiques alimentent un état d’esprit délétère, à la fois à l’origine de la longévité et de la chute des gouvernements Taschereau et Duplessis353. Le ton est le même à Cité libre, où est fustigée la vénalité des hommes politiques et de certains acteurs. Les récompenses de main à main et la connivence sont incompatibles avec une société pluraliste qui devrait être régie par un État bureaucratique354.

Les libéraux sont placés sous haute surveillance dans l’exercice de leurs fonctions. La vigilance dont Le Devoir a fait preuve pendant la campagne électorale ne s’estompe pas une fois l’Union nationale chassée du pouvoir. L’équipe éditoriale du journal fait preuve d’un enthousiasme prudent face au nouveau gouvernement, et avertit même le premier ministre qu’il ne pourra pas disposer de la politique provinciale à sa guise comme son prédécesseur Maurice Duplessis. Pour sa part, Cité libre fait montre d’une sévérité accrue face au gouvernement, plus acerbe que pendant les années Duplessis355. Les anciens détracteurs du gouvernement de l’Union nationale craignent de voir leurs espoirs de réformes durables déçus par des déclarations demeurant à l’état de promesses. Ils connaissent bien le phénomène du patronage, son ampleur et son enracinement dans les mœurs politiques, de

351 Sans titre, L’Action catholique, 25 juin 1960, p. 1.

352 André LAURENDEAU, « Changement de régime », Le Devoir, 6 juillet 1960, p. 4.

353 André LAURENDEAU, « Blocs-Notes. Mettre les ‟patroneux” à leur place », Le Devoir, 2 juillet 1960, p. 4.

354 Marcel RIOUX, « Requiem pour une clique », Cité Libre, vol. 8, no. 31(octobre 1960), p. 6.

355 André J. BÉLANGER, Ruptures et constantes : quatre idéologies du Québec en éclatement, La Relève, la

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même qu’ils sont au fait que la croisade contre la corruption menace directement les intérêts stratégiques et financiers des partis. Le directeur du Devoir Gérard Filion redoute que les bonnes volontés de réformes soient entravées, au premier chef par le Parti libéral lui-même356.

La question inverse se pose ici avec intérêt : qu’attend le gouvernement Lesage de la part des citoyens ? Si les réformes politiques et administratives font partie de la solution à la revalorisation de la politique provinciale, les structures sociales et les comportements civiques ont aussi un rôle important à jouer357. Pour mener à bien cette entreprise d’ampleur, Lesage sollicite l’appui des citoyens afin de soutenir l’équipe au pouvoir. Ceux- ci doivent eux-mêmes modifier leur attitude face au pouvoir, étape cruciale qui débute avec la revalorisation du rôle de député dans sa communauté. Depuis le XIXe siècle, plus précisément avec l’avènement du gouvernement responsable en 1848, les députés sont également les représentants de leur parti dans leurs comtés respectifs. Par l’entremise de distribution de faveurs et de patronage, ils veillent à ce que les membres des élites locales leur soient favorables et loyaux358.

Cette fonction informelle incite les députés à se mêler de l’administration provinciale en assurant des octrois, des subventions et des nominations359. Ce faisant, ils brouillent les limites devant séparer les pouvoirs législatif et exécutif. Cette confusion des pouvoirs était particulièrement courante sous le gouvernement Taschereau. La fonction d’intercesseur des députés les oblige à remplir plusieurs fonctions pour un mince salaire. En étant considérés comme « des patroneux360 », il serait de l’ordre des choses de voir les députés s’enrichir

356 Gérard FILION, « Pour demain », Le Devoir, 23 juin 1960, p. 4.

357 James Iain GOW, Histoire de l’administration publique québécoise, 1867-1970, Montréal, Presses de

l’Université de Montréal, 1986, p. 8.

358 Jeffrey Simpson et Ralph Heintzman tracent un lien solide entre la lutte pour l’obtention du gouvernement

responsable et la mainmise sur la distribution des largesses du pouvoir. Celle-ci est particulièrement forte au Bas-Canada, où la fonction publique est le refuge des Canadiens français, en grande majorité exclus du monde des affaires et des classes dirigeantes. La responsabilité a pour effet d’accélérer la consolidation des partis politiques et de rendre la vie politique plus intimement liée aux luttes partisanes. Jeffrey SIMPSON, op.cit., p. 63 ; Ralph HEINTZMAN, op.cit., p. 16.

359 James Iain GOW, op.cit., p. 75.

111 eux aussi à même le système361. De dispensateur de prébendes en tout genre, le gouvernement Lesage veut redonner ses lettres de noblesse au rôle de député. Il compte valoriser la fonction de représentant du comté et de législateur. Pierre Laporte décrit les risques guettant cette volonté de réforme :

Les députés qui se sont fait élire cette année sont, pour la plupart, des gens honnêtes. Ils veulent sincèrement réformer nos mœurs politiques, chasser les prébendes et le patronage de notre vie publique. Pour réussir, ils devront lutter, entre autres gens, contre leurs propres électeurs. […] Plusieurs déjà craignent de n’être pas réélus s’ils ne se plient pas aux caprices des électeurs ! Voilà pourquoi l’opinion publique doit rapidement, et carrément, venir à leur aide. Autrement, nous dirons dans quelques mois, dans quelques années : ‟ et pourtant il était honnête …” Il aura été victime du système et aura contribué à la pérennité de ce système maudit.362

4.2 Centralisation, rationalisation des pratiques administratives et pérennité du