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3. Fraude et violences lors de la campagne électorale et du vote

4.2 Motivations des auteurs, originalité et continuité du texte

Quelles sont les motivations profondes des auteurs de cet essai pamphlétaire ? Tout d’abord, il importe de mentionner que leur réaction est intimement liée à leur statut de spécialistes, tant au titre de spécialistes des sciences sociales que celui de spécialistes de la morale chrétienne. « Lendemain d’élections » est en effet un point fort de la trajectoire personnelle et académique de Gérard Dion et de Louis O’Neill, en pleine cohérence avec leurs parcours respectifs. Gérard Dion en particulier est très actif au cours des années 1950. Farouche opposant de Duplessis, il dénonce sur différentes tribunes les lois et les mesures iniques du gouvernement52. Il se taille une place en tant que spécialiste des organisations patronales et syndicales en commentant des événements d’actualité. Par ses interventions, il incarne un idéal d’intellectuel engagé, qui défend ses valeurs et fait part de ses jugements éclairés par son expertise53. Pour sa part, beaucoup plus jeune, Louis O’Neill collabore avec Gérard Dion à partir de 1954, par ses articles et commentaires dans Ad Usum Sacerdotum. En signant « Lendemain d’élections », ils luttent contre la dynamique intégratrice de la société qui impose massivement son ordre au cours de l’après-guerre54. Bien que cet ordre social, que le politologue Léon Dion nomme « ancien régime », en soit à ses derniers feux, il se maintient solidement. En le contestant, ses opposants sèment les valeurs et les idées d’un ordre nouveau qui peine à naître.

52 Le premier désaccord entre M. Duplessis et G. Dion surgit alors que la loi 5 est présentée par le

gouvernement en 1950. Il s’agit d’un projet de code du travail qui restreint le droit des syndicats de prélever une cotisation sur la paie des travailleurs (formule Rand). Quelques années plus tard, l’abbé Dion traite en profondeur des lois 19 et 20 qui attaquent de front le droit de syndicalisation et d’association des ouvriers. En 1952, lors de la grève de Louiseville, il critique publiquement les mesures musclées auxquelles a eu recours le premier ministre, qui avait envoyé la police provinciale protéger les briseurs de grève travaillant à l’usine textile. Suzanne CLAVETTE, op.cit., p. 218 et suivantes.

53 Barbara MISZTAL, Intellectuals and the Public Good, Creativity and Civil Courage, Cambridge, Cambridge

University Press, 2007, p. 3.

54 Léon DION, Québec 1945-2000 tome II : Les intellectuels et le temps de Duplessis, Québec, Presses de

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L’historien Yvan Lamonde souligne à quel point la notion de « risque » est intimement liée à l’engagement intellectuel55. Elle donne aussi sa profondeur à l’éthique de conviction wébérienne, qui anime la prise de position de Gérard Dion et Louis O’Neill. Ils font preuve d’un certain type de courage, un courage civique, motivé par leurs convictions intimes56. Ils se commettent afin de défendre leurs idéaux et rétablir un certain équilibre entre les pôles de vertu et de corruption dans la vie publique. Leur dénonciation des mœurs électorales corrompues vise à secouer l’apathie du lecteur devant des pratiques immorales, mais banalisées. Elle témoigne de leur inquiétude quant à l’avenir politique de la société québécoise : « Qui mesurera les suites d’un état social ou une telle immoralité est communément admise ?57 ». Convaincus du bien-fondé de la cause qu’ils défendent, les auteurs empruntent un ton polémique pour convaincre leurs lecteurs de l’urgence de la situation. Leur critique cinglante de la moralité des électeurs et des partis politiques choque. Elle détonne avec les déclarations d’usage plus pesées des membres du clergé pour aborder la moralité en période électorale. Le ton de leur texte rejoint les critiques sévères formulées par des politiciens et des journalistes à l’égard de la corruption politique. Louis O’Neill confiera plus tard ses motivations derrière l’écriture de leur pamphlet : « Je pense qu’il y avait une préoccupation de stimuler les gens, de leur donner confiance, pour qu’ils puissent au moins protester, contester, aller à contre-courant un petit peu. Et on l’a abordé, le problème, sous l’angle de la moralité comme telle, mais l’idée de stimuler jouait un rôle important dans notre décision de rédiger un texte58 ».

L’idée de liberté et de jouissance des droits civiques se dessine également, allant de pair avec l’œuvre publique et politique des intellectuels. Comme les autres prises de parole de G. Dion, « Lendemain d’élections » est soumise au jugement de leurs pairs clercs et intellectuels. Les intellectuels publics québécois de l’après-guerre, les « nouveaux

55 Yvan LAMONDE, « La spécificité des intellectuels des années cinquante au Québec », Bulletin d’histoire

politique, vol. 3, n. 1 (1994), p. 23.

56 Barbara MISZTAL, op. cit., p. 6.

57 Gérard DION et Louis O’NEILL, op.cit., p. 117.

58 Mentionnons l’existence de deux entrevues des auteurs autour des événements de 1956. L’une est menée

par Mario Cardinal avec l’abbé Gérard Dion et Louis O’Neill. Plus récente, l’autre fait appel à L. O’Neill comme témoin privilégié du parcours de Gérard Dion. Enfin, O’Neill rapporte également les faits dans ses

mémoires. Voir : Mario CARDINAL, Vincent LEMIEUX et Florian SAUVAGEAU, Si l’Union nationale m’était

contée…, Montréal, Boréal Express, 1978, p. 227 et suivantes, Suzanne CLAVETTE, op.cit., p. 242 et

suivantes, ainsi que Louis O’NEILL, Les trains qui passent, propos et souvenirs d’un citoyen libre, Montréal,

37 intellectuels », évoluent dans un contexte particulier59. Leur passage dans l’agora est facilité par des clercs, certains ayant pavé le chemin, et d’autres par le support de leur caution morale. Malgré tout, les tenants de l’ordre social utilisent toute leur autorité pour le maintenir : la liberté d’expression est acquise, mais s’exerce sous certaines contraintes. Tout d’abord, les débats publics en matière de politique sont fortement conditionnés par l’opposition entre factions partisanes rouges et bleues. François-Albert Angers, alors professeur à l’École des Hautes Études Commerciales, souligne l’influence de la politique de parti sur la discussion du politique et la marginalisation de discours sortant de ce cadre binaire60. Le texte des abbés Dion et O’Neill est une note dissonante face à la « norme » des discours articulés autour de l’affrontement entre partis opposés. Par ailleurs, la réaction du gouvernement Duplessis est insidieuse face aux critiques, qui sont de plus en plus nombreuses après 194861. Le gouvernement fait connaître sa contrariété en retirant des subventions aux institutions et aux universités dont les membres émettent des opinions contraires aux siennes. Certains intellectuels perdent leurs postes ou se butent à des portes fermées.

Tout en étant percutant et novateur, « Lendemains d’élection » réactualise une préoccupation morale récurrente, ni nouvelle, ni exclusive au Québec. L’Église, en tant que dépositaire du message du Christ, a pour devoir de l’exposer et l’actualiser en l’appliquant aux différentes facettes de la vie en société62. Au cours des XIXe et XXe siècles, le clergé québécois se préoccupe de la moralité de la vie politique. Dès 1858, des évêques interviennent en matière d’immoralité électorale. Leurs condamnations de la violence et de la fraude font écho aux méthodes stigmatisées, un siècle plus tard, par les abbés Dion et O’Neill63. Au cours de la campagne de l’été 1956, les jésuites de Relations reprennent la plume pour énoncer les comportements à adopter. Chacun « doit faire sa part pour l’assainissement de nos mœurs électorales64 », écrit-on en soulignant les prescriptions

59 Ibid., p. 33.

60 François-Albert ANGERS, « Les universitaires et la politique », Bulletin d’histoire politique, vol. 3,

no. 1(automne 1994), p. 26.

61 Léon DION, op.cit., p. 220.

62 Suzanne CLAVETTE, dir., Participation des travailleurs à la réforme de l’entreprise, Québec, Presses de

l’Université Laval, 2006, p. 15.

63 Gérard DION et Louis O’NEILL, op.cit., p. 100 et suivantes.

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morales qui contraignent les rapports entre hommes et gouvernants. Ce sujet est également investi par les laïcs, dont certains pourfendent avec éclat les vicissitudes de la vie politique. Le journaliste et polémiste Olivar Asselin ne peut passer sous silence les excès de l’esprit de parti qui incite à la corruption du personnel politique et émousse son sens moral65. Avec la fondation du journal Le Devoir, le député indépendant Henri Bourassa compte aussi combattre la vénalité et l’esprit de parti dans la vie politique de la province. Marquées par la crise économique et la lente sclérose du parti libéral au pouvoir, les années 1930 voient émerger différents discours réformistes. Le programme de restauration sociale de l’École sociale populaire des jésuites incarne la volonté d’assainissement des mœurs politiques, dans l’administration comme en matière de scrutin. L’Action libérale nationale suit ce courant et lui fait prendre corps dans son programme politique. Des propositions y sont formulées afin de contrôler davantage l’exercice des charges publiques, de resserrer la loi électorale, et de limiter la fraude et les dépenses électorales des partis66.