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1. La transaction de la vente du réseau de gaz naturel et les événements entourant sa

1.1 La genèse d’un scandale : révélations et accusations portées par Le Devoir

Au cours des années où Duplessis mène sur la scène politique provinciale, l’opposition se fait rare ou est neutralisée181. L’équipe du journal Le Devoir fait partie de ceux qui observent et critiquent directement l’actualité politique. Elle campe derrière le redoutable tandem composé du rédacteur en chef André Laurendeau, ancien député et chef du Bloc Populaire et du directeur Gérard Filion, anciennement président de l’Union des cultivateurs catholiques. C’est au flair de ce dernier qu’est due la révélation des irrégularités derrière l’acquisition du réseau gazier par la Corporation de gaz naturel du Québec. Jusqu’à la vente en avril 1957, le réseau est propriété d’Hydro-Québec, et dessert les quelques centaines de milliers d’usagers de la métropole. Le directeur du Devoir raconte dans ses mémoires qu’un « remords » le pousse à retourner vérifier les intérêts impliqués dans cette transaction survenue un an plus tôt. G. Filion se doute de la manière dont s’est effectuée la vente : « il y a eu tellement d’amis de l’Union nationale mêlés dans cette affaire qu’il n’était pas impossible que quelques-uns se soient graissé la patte182 ». Il envoie aussitôt Pierre Laporte se munir de quelques actions, lui ouvrant le registre des actionnaires de la compagnie. Le journaliste en tire une liste composée non seulement de hauts fonctionnaires, mais également de ministres et de conseillers législatifs.

Laporte s’empresse de fouiller l’affaire. Le vendredi 13 juin 1958, le journal titre à la une, « Le Devoir accuse - scandale à la Corporation de gaz naturel de Québec ». C’est là le premier d’une série de cinq articles publiés dans les jours suivants. Le journal révèle la réalisation d’un « coup de bourse » de 20 millions de dollars, somme empochée par les

181 Léon DION, op.cit., p. 220.

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actionnaires de la Corporation de gaz naturel du Québec183. L’aspect le plus litigieux de cette vente est le conflit d’intérêts flagrant mêlant la classe politique et le monde financier. Ceux qui se sont enrichis par la spéculation des actions de la Compagnie sont les mêmes qui ont présidé à la vente du réseau public à cette dernière. Au moment où le gouvernement québécois décide de s’en départir, avant même que la transaction ne soit effectuée, les personnages inculpés se sont empressés de participer à la création de la compagnie privée ou d’en acquérir des actions.

Là est le problème, puisque ces derniers ont utilisé, à des fins intéressées, les informations obtenues grâce à leur fonction au gouvernement. Cette transaction a été rendue possible notamment par l’intervention de deux types de personnages publics. D’abord, des ministres et conseillers législatifs ont contribué à la mise sur pied de la compagnie en achetant des parts d’actif permettant son incorporation dès 1955184. Le processus d’incorporation est facilité par l’intervention de ministres. Ensuite, la connivence de hauts fonctionnaires d’Hydro-Québec et d’un conseiller législatif a permis à cette dernière d’obtenir informellement la promesse de l’achat du réseau public. La Corporation de gaz naturel du Québec a également profité d’un crédit gouvernemental à taux préférentiel. Plus encore, certains fonctionnaires auraient été remerciés de leurs services par des actions ou des postes en son sein.

Duplessis se saisit de l’affaire la journée même, au cours de sa conférence de presse hebdomadaire du vendredi. Il somme le quotidien de révéler les noms des personnages politiques mêlés à cette transaction185. Le Devoir s’exécute, et dès le lendemain se rend aux ordres du premier ministre. La liste des élus accusés, comptant tout d’abord six ministres, s’allonge pour atteindre treize ministres et conseillers législatifs le 26 juin. Au fil des jours, les révélations s’accumulent. Le Devoir fait connaître par quelle opération boursière

183 « Scandale à la Corporation de gaz naturel du Québec », Le Devoir, 13 juin 1958, p. 1.

184 Pierre LAPORTE, « Comment ont-ils procédé ? », Le Devoir, 16 juin 1958, p. 1.

185 Le Devoir identifie le lieutenant-gouverneur Onésime Gagnon, ancien ministre unioniste, les futurs

premiers ministres du Québec Antonio Barrette et Daniel Johnson, les ministres Johnny Bourque, Paul Dozois, Antonio Talbot, Arthur Leclerc, Jacques Miquelon, Gérald Martineau, trésorier de l’Union nationale, le chef de cabinet Émile Tourigny, le sous-ministre Adjutor Dussault, les conseillers législatifs Édouard Asselin, Jean Barrette, Jean-Louis Baribeau, Albert Bouchard, Ibid. Pour sa part, Georges-Émile Lapalme

confie que Maurice Duplessis ne sait rien de la transaction jusqu’aux articles du Devoir. Mario CARDINAL,

61 complexe les quelques privilégiés ont pu empocher des sommes considérables lorsque leurs actions ont doublé, voire triplé, de valeur186.

Avec sa franchise habituelle, Gérard Filion consacre plusieurs éditoriaux à la condamnation des hommes politiques impliqués. Les accusations portées par le journal tiennent en peu de mots, mais ont une grande portée. Les ministres et fonctionnaires auraient failli à leur tâche d’administrer les biens publics en faisant prévaloir les intérêts de la province. Au contraire, en faisant fi du devoir l’intégrité incombant à leur fonction, ils se seraient vendu avec grand profit un bien de la Couronne187. Le directeur du Devoir estime que les lois sont aménagées de sorte que de telles situations de conflits d’intérêts soient évitées. Le Code civil est clair : les officiers publics sont coupables d’une faute s’ils se portent acquéreurs de « biens nationaux dont la vente se fait par leur ministère188 ». Si de tels règlements servent à guider les conseillers municipaux et les officiers de commissions scolaires dans leurs fonctions, G. Filion ne voit pas en quoi un ministre pourrait échapper à ces exigences. Ces derniers devraient au contraire être des exemples de probité, conformément avec l’importance de la charge qu’ils assument. Le directeur du Devoir signe en réclamant la démission de tout spéculateur ou actionnaire à la solde du gouvernement. Il souhaite de plus qu’une enquête expose le fond de cette affaire dont l’enchevêtrement des intérêts commence à peine à paraître189.

1.2 Évolution des révélations autour du réseau de gaz naturel. Réactions du gouvernement,