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Un enjeu officieux ? Intégrité du gouvernement et vigilance morale comme moteurs de

En s’invitant dans la campagne électorale comme un sujet brûlant, la moralité politique, depuis les tribunes des journaux et les ligues citoyennes, prend une place de grande importance, et du fait même mobilise plus en profondeur la classe politique. Dans cette évolution, l’élection de juin 1956 est à marquer d’une pierre blanche. Sous l’impulsion du texte pamphlétaire du tandem Dion-O’Neill, la fraude et la corruption électorales connues pendant cette campagne sont dénoncées et stigmatisées. Ce scrutin entaché d’immoralité incarne par la suite un summum d’immoralité qui ne doit plus être répété ; son souvenir hante la conscience collective comme une sorte de « remords303 ». L’élection de 1960 marque la durabilité de l’impulsion donnée par la polémique sur les mœurs électorales et les pratiques politiques304.

Plusieurs acteurs se mobilisent en faveur d’élections honnêtes dès l’annonce des scrutins. Il s’agit d’une première différence avec l’élection de 1956 où la condamnation des mœurs corrompues s’est faite dans les semaines suivant le scrutin. En effet, même le

Devoir qui en 1956 est affairé à pourfendre les effets pervers de la loi 34, ne mène aucune

campagne d’ampleur pour combattre la fraude électorale305. Elle est connue, contestée faiblement, mais il semble qu’elle soit subie de manière résignée. Le journal a pourtant suivi la campagne de près, dont il a finement analysé les enjeux et conséquences, mais c’est avec la diffusion de « Lendemain d’élections » qu’une véritable offensive en matière d’immoralité électorale est véritablement lancée.

302 Jean HAMELIN, Marcel HAMELIN, Jacques LETARTE, « Les élections provinciales dans le Québec »,

Cahiers de Géographie de Québec, vol.4, no. 7, 1960, p. 13.

303 Paul SAURIOL, « La campagne électorale doit être une école de civisme », Le Devoir, 13 mai 1960, p. 1.

304 Vincent LEMIEUX dir. op.cit., p. 14.

305 Malgré le fracassant numéro spécial « L’Union nationale telle qu’elle est » du 29 mai 1956, qui est une

charge à fond de train contre le gouvernement, le ton du Devoir reste dans l’ensemble plus analytique et

distant. Pierre LAPORTE, « Blocs-Notes (sic) - Le Bill 34 à l’œuvre », Le Devoir, 2 mai 1956, p. 4 ; « Pour ne

pas perdre sont (sic) droit de vote - Chaque électeur doit bien vérifier si son nom est sur la liste électorale », Le Devoir, 24 mai 1956 p. 1; « Les scandales sont de plus en plus nombreux dans l’Union nationale », Le Devoir, 29 mai 1956, p. 5.

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Le scrutin de 1960 ne donne pas lieu à ce même spectacle puisque plusieurs y veillent de près. La campagne et le vote sont suivis avec un intérêt grandissant, faisant de la joute électorale une entreprise sous haute vigilance morale. Dès les premiers jours, l’organe du diocèse de Québec, L’Action catholique, exhorte à la création de ligues de vigilance citoyennes. Pour la rédaction, il importe de ne pas laisser aux hommes publics seuls le soin de veiller à l’honnêteté de la campagne306. Le journal condamne les mœurs électorales corrompues et leur enracinement, sans s’engager sur les chemins polémiques empruntés par les abbés Dion et O’Neill quatre ans auparavant, qu’il juge en 1960 toujours trop virulents et partisans. La disposition de L’Action catholique est un exemple de ce « déblocage verbal307 » survenant après la mort de Duplessis. Le quotidien est plus hardi et critique qu’en 1956 dans ses commentaires sur les événements électoraux et sur le gouvernement sortant. Ainsi, il dénonce les ratés en matière de moralité dans les propagandes électorales des deux partis. De même, il n’accorde guère de crédit aux accusations de communisme formulées à l’égard de certains candidats308.

Au cours de la campagne, le rédacteur en chef Louis-Philippe Roy fait paraître une série d’éditoriaux intitulée Pour des élections honnêtes. Dans ces colonnes, il établit, à partir du point de vue de la doctrine de l’Église, le sérieux et le décorum devant entourer le vote. Tout en expliquant comment arrêter son choix sur un candidat, il proscrit aussi les mauvais comportements. Une démarche semblable anime les éditeurs de la revue jésuite

Relations309. Ils tirent profit du contexte électoral pour rappeler les lourdes responsabilités envers le bien commun et la morale qui incombent au chrétien. Au Devoir, André Laurendeau va plus loin, en voulant raviver le réflexe moral qui a animé Gérard Dion et Louis O’Neill. Le rédacteur en chef précise qu’une telle entreprise ne peut être portée par un journal seul ; pour être efficace, la vigie électorale doit être une œuvre commune, afin d’éviter le retour à la banalisation des mœurs électorales corrompues. André Laurendeau prend toutefois le soin de préciser que l’ennemi à abattre n’est pas un parti politique, mais

306 Louis-Philippe ROY, « Pour des élections honnêtes », L’Action catholique, 2 mai 1960, p. 4.

307 Vincent LEMIEUX, dir, op.cit., p. 14.

308 « Il y a une morale de la publicité », L’Action catholique, 3 juin 1960, p. 4.

309 « Le devoir électoral », Relations, vol. 20, no. 234 (juin 1960), p. 154-155 ; Richard Arès, « L’épreuve de

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plutôt un « état d’esprit » qui perdure depuis « des décennies et dont les gouvernements […] ont abusé310 ». Si la surveillance est suffisamment soutenue, ceux tentés par des tactiques illégales trouveront moins aisé de se commettre. Le Devoir alimente la stigmatisation de l’élection de 1956 en en dressant le « triste bilan » dans une série d’articles. Pierre Laporte y rappelle les conclusions de sa série Les élections ne se font pas

avec des prières, parue alors que la polémique Dion-O’Neill faisait rage. La description

vive et incisive qu’ont donnée les abbés Dion et O’Neill revient naturellement en mémoire de même que la honte qu’ils expriment. Leur texte est réutilisé à profit au Devoir et par le Parti libéral, afin de fouetter l’opinion publique et éviter qu’elle ne tombe dans une certaine torpeur311.

À l’appel de la presse, d’autres groupes se joignent à la vigie des mœurs électorales. La contribution des Ligues du Sacré-Cœur, dont la mission d’apostolat social les pousse à intervenir lors de relâchements dans la morale, est symptomatique de l’application de préoccupations morales au domaine politique. Les Ligues sont particulièrement actives lors de la lutte au Red Light à Montréal au début des années 1950312. En 1960, leur initiative électorale jouit d’une grande visibilité, puisqu’elle repose notamment sur la participation des hommes politiques313. La charte qu’elle soumet au public engage ses signataires à « observer et à faire observer les principes de la moralité publique au cours de la présente élection générale314 ». Elle vise à rappeler la primauté des liens fraternels qui unissent les chrétiens dans la recherche du bien commun, équivalant, en contexte électoral, à l’absence d’injures, de violences, de fraudes et d’abus d’alcool.

Les partis politiques contribuent également à donner à la moralité une importance centrale. En temps d’élections, il est courant de voir les partis politiques s’accuser mutuellement de tricherie et de malhonnêteté, et 1960 n’y fait pas exception. Ces attaques

310 André LAURENDEAU, « Les élections : une vaste blague ? », Le Devoir, 3 mai 1960, p. 4.

311 Le journal publie une petite série d’articles intitulée « Le triste bilan de 1956 » au courant du mois de mai.

André LAURENDEAU, « 1956, lendemain d’élection : Les Québécois ont honte », Le Devoir, 4 mai 1960, p. 1 ;

André LAURENDEAU, « 1956, lendemain d’élection : un document massue : l’étude Dion-O’Neill », Le

Devoir, 5 mai 1960, p. 1 ; Eugène L’HEUREUX, « », La Réforme, 7 mai 1960, p. 2.

312 Jean-Paul BRODEUR, La délinquance de l’ordre, LaSalle, Hurtubise HMH, 1984, p. 144.

313 Odilon ARTEAU, « Un document de haute portée », L’Action catholique, 14 juin 1960, p. 4.

99 prennent une autre dimension lorsque lancées dans un contexte où l’honnêteté et la moralité sont un enjeu d’importance. Ces préoccupations motivent aussi d’autres types de discours et d’interventions au sein de la classe politique. Chez les libéraux, Jean Lesage se montre ferme et intransigeant quant au respect de la loi électorale. Il met en garde le personnel électoral et les partisans que le Parti libéral compte punir les coupables d’entorses à la loi315. Pour sa part, Antonio Barrette affirme vouloir combattre le Parti libéral en toute intégrité, sans cabales ni propagande mensongère. Le premier ministre sortant souhaite se distancier des pratiques de ses prédécesseurs en promettant un « gouvernement honnête » à la province. Tant bien que mal, il tente de redorer l’image de son parti, alors attaqué directement et indirectement pour son manque d’intégrité.

L’Union nationale est en effet malmenée pendant cette campagne par des interventions extérieures à la classe politique. Les abbés Dion et O’Neill reviennent à l’avant-scène avec le Chrétien et les élections, tandis que Le Devoir choisit ce moment pour dévoiler un système de favoritisme dans la construction des ponts316. Même si le journal dit combattre un état d’esprit plutôt qu’un parti, les combines et les irrégularités dénoncées ont un visage unioniste. Le coup de grâce vient en toute fin de campagne, alors que le quotidien révèle que Joseph-Damase Bégin aurait été pris en flagrant délit, dénoncé alors qu’il tente de soudoyer un ancien organisateur libéral. Un mois après le début de la campagne, il semble que Le Devoir et L’Action catholique remportent leur pari, car ils affirment que le public est en éveil. La joute électorale se ferait avec dignité, loin des fausses accusations et des enflures de discours connues en 1956317.

Malgré cette volonté commune de donner à la vie politique un autre tournant, des pratiques électorales répréhensibles ont cours. La fraude électorale a toujours réussi à s’adapter aux contours changeants de la loi électorale et à l’élargissement de la classe

315 Sans titre, La Réforme, 21 mai 1960, p. 12; « Lesage et l’affaire des énumérateurs : signe évident que

l’U.N. est battue », L’Action catholique, 20 mai 1960, p. 3.

316 Pierre LAPORTE, « Où va l’argent des ponts dans la province de Québec ? Nos ponts coûtent deux fois

plus cher que ceux des autres provinces ou des É.-U. », Le Devoir, 16 juin 1960, p. 1.

317 Gérard FILION, « Blocs-Notes – une publicité bien faite », Le Devoir, 27 mai 1960, p. 4. On se souviendra

aussi des accusations de communisme et de « centralisateur », ou encore des charges personnelles dégradantes de certains candidats, qui avaient choqué les abbés Dion et O’Neill.

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citoyenne318. Le 22 juin 1960 n’est pas une exception à la règle, comme le rapportent journaux et témoins de l’époque319. Un nombre record de candidats homonymes aux candidats libéraux apparaissent dans certains comtés pour créer la confusion320. À la veille du scrutin, de faux bulletins de vote sont envoyés à la rédaction du Devoir afin de signaler les risques de contrefaçon. Ces signes montrent que les machines électorales œuvrent, de part et d’autre. Toutefois, elles ont dû composer avec une surveillance accrue.

Le Devoir rapporte un scrutin somme toute calme dans la province, mais fort agité dans

la métropole. La police montréalaise surveille son territoire afin de contrôler les abus. Elle agit contre son homologue de la police provinciale321, souvent mêlée à ce genre d’entreprise frauduleuse. Selon Pierre Laporte, c’est dans Montréal-Laurier, comté que brigue René Lévesque, que la violence est à son comble. Des policiers municipaux limitent par leur intervention les dégâts causés par le raid systématique des bureaux de vote visant à bourrer les urnes de bulletins déjà remplis322. Malgré la fraude, le journaliste est déclaré vainqueur par une poignée de voix. Interrogé sur ses priorités après l’annonce de sa victoire, Lévesque déclare : « la première chose qu’il faut changer tout de suite, c’est ce qu’on a vu aujourd’hui, cet espèce de pourrissement des pratiques électorales […]323 ».